Le Carillonneur/II/VII

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Charpentier (p. 194-201).
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Deuxième partie — VII.

VII


Dans quel recul immédiat l’amour nous jette ! On est à deux comme dans une île, une île enchantée, où plus rien de l’ancien continent ne préoccupe. On se suffit à soi-même. On rentre dans la vie primitive. Il n’y a plus d’ambition, d’art, d’intérêts, mais une oisiveté triomphante où l’âme, vacante de tout, s’écoute enfin elle-même.

Godelieve se sentit délicieusement heureuse. Nul remords n’était encore né. Elle eut l’impression d’être dans l’amour comme en état de grâce ; et la surabondance de sa joie intérieure lui rappela le temps de sa première communion où, tous les matins suivants, elle continuait aussi à sentir un Dieu vivant en elle. À présent, c’était comme sa première communion d’amour.

Joris, lui, s’emplit des fraîcheurs et des douceurs de la convalescence. Son ancienne existence, les jours noirs, les colères de Barbe, la rancune du bonheur manqué, tout avait disparu, si vague déjà. C’était comme arrivé à un autre, ou dans une autre vie. Il s’étonna de s’être tant passionné, naguère, pour des buts qui lui apparaissaient vains. Qu’est-ce que cet amour pour la Ville, sinon une passion factice et glacée dont il leurra sa solitude ? Ce fut un amour d’hypogée. Et quel danger d’aimer la mort, quand la vie est là, toute simple et si belle ! L’amour est le seul bien. Joris l’avait longtemps méconnu. Il s’était créé une autre raison de vivre et plana, durant des années, dans le rêve, c’est-à-dire dans le mensonge. Il comprit maintenant que ce rêve de la beauté de Bruges était illusoire et décevant. Même réalisé, il ne lui donnerait aucun bonheur réel, et lui laisserait le sentiment des années perdues, de sa vie sacrifiée. Il faut jouir de l’heure, se créer des joies immédiates, mêler son être de chair au soleil, au vent, aux fleurs, et ne pas toujours introniser un Dieu en soi.

Joris vécut désœuvré et heureux. Son amour lui suffisait. Godelieve occupa seule ses journées. Il abandonna ses travaux en train. Des façades languirent, à demi restaurées, attendant son bon vouloir pour dépouiller leurs échafaudages, quitter ces linges et ces langes et surgir guéries du mal d’être vieilles. Ses projets furent négligés, même cette restauration de l’antique bâtiment de l’Académie dont il avait commencé les plans, méditant d’en faire une reconstitution aux grandes lignes sévères qui eût été pour lui un nouveau titre de gloire.

La gloire ? Ah ! la chimérique duperie ! Et comment peut-on, pour ses promesses posthumes, s’empêcher de vivre ?

Joris s’abandonna au hasard des journées. Celles-ci passaient, rapides et enchantées. Est-ce que les nouveaux amants ne sont pas très occupés ? Ils ont une vie intérieure active. Et ils se créent entre eux des rapports compliqués, subtils, minutieux. Ils veulent ne rien ignorer l’un de l’autre, se renseigner réciproquement à toute minute, dire la fleur de chaque pensée qui s’ouvre en eux, l’ombre du moindre nuage qui y passe. Chacun vit à la fois dans deux âmes.

Et ils ont tant à se conter ! Toute leur histoire, celle de leurs jours et de leurs nuits, en remontant jusqu’à la petite enfance, ce qu’ils ont vu, senti, désiré, rêvé, pleuré, aimé — et aussi leurs songes et leurs cauchemars, tout, sans restriction, en détail, et avec les nuances, car ils sont jaloux du plus lointain passé et du plus minime secret. Nudité sacrée de l’amour ! L’âme aussi ôte ses voiles un à un et se montre toute !

Joris ne rencontra chez Godelieve que de la douceur après de la douceur. Créature adorable qui toujours acquiesce, consent, accompagne, et avec quelles fines clartés d’intelligence !

Joris interrogeait Godelieve :

— Ainsi tu m’aimas la première ?

— Oui, tout de suite, dès que tu vins dans la demeure de mon père.

— Pourquoi ne l’as-tu pas dit ?

— Pourquoi ne l’as-tu pas vu ?

Ils sentaient tous deux que ce fut leur destinée de ne pas s’atteindre tout de suite. Joris, lui, songeait aussi au beffroi, à la cloche de Luxure, qui le tenta du désir de Barbe, à toute cette mystérieuse conjuration de la tour, d’où il redescendait, chaque fois, désorienté, trébuchant et mal clairvoyant parmi les hommes.

Il dit, comme se parlant à lui-même, mélancolique :

— Je suis si souvent aveugle dans la vie !

Puis, il demanda à Godelieve :

— Pourquoi m’as-tu aimé ?

— Parce que tu avais l’air triste.

Elle se mit alors à lui raconter une histoire de son enfance, un petit amour puéril de la pension, qui lui avait pris aussi par apitoiement. Elle était chez les Ursulines. Il y avait un prêtre qui faisait le cours de religion. Il n’était plus jeune et pas beau, avec son nez large, ses joues plantées d’un poil dur et noir. Mais une tristesse noyait ses yeux ; il avait l’air de porter en lui son cœur comme un grand tombeau. Les pensionnaires le trouvaient laid et se moquaient de lui. Elle, à le voir ainsi antipathique à toutes, prit parti pour lui dans son âme, pria à son intention et, pour le dédommager, se montra exemplaire à ses leçons.

Il était son confesseur ; elle alla se confesser souvent. Or, il l’absolvait avec de tendres paroles, de si doux noms : « Ma chère amie, ma chère petite sœur. » Les jours où elle ne le voyait pas lui parurent vides et longs. Quand il arrivait en classe ou à l’église, elle se sentait devenir rouge, puis toute pâle. Le soir, au dortoir, l’hiver, elle pensait encore à lui et, sur les vitres gelées, écrivait son nom, qui avait l’air d’y naître dans de la dentelle.

N’était-ce pas déjà l’amour ?

Dans le même temps, eut lieu la retraite annuelle, les sermons terrifiants sur le péché et l’Enfer. Elle ne douta pas que c’était pour elle que Dieu s’inquiétait, envoyait le prédicateur aux peintures de soufre et de feu. Car elle se trouvait en état de péché mortel, avait glissé au sacrilège d’aimer un prêtre.

Joris écoutait la curieuse histoire, naïve comme une légende. Il revoyait Godelieve enfant, avec ses cheveux de miel en natte sur le dos, l’air d’une petite victime, dupe de sa douceur et de son besoin de consoler, s’acheminant à quel dénouement ?

— J’étais terrifiée, continua-t-elle, et, dès le lendemain, j’allai m’agenouiller au confessionnal de celui que j’aimais encore — car je l’aimais, malgré les anathèmes de la retraite, et malgré Dieu ! même à cette minute suprême où il fallait m’en accuser.

« — Mon père, j’ai un grand péché sur la conscience que je n’ose pas vous dire.

« — Pourquoi ? fit-il. À moi, vous pouvez tout avouer.

« — Non ! c’est surtout à vous que je n’oserais pas.

« — Dites ! il le faut, reprit-il. Vous ne voulez pas contrister le cœur de Dieu, n’est-ce pas ? ni me contrister moi-même.

« Alors, je n’y tins plus. Il avait une telle mélancolie dans la voix, comme le résumé d’anciennes peines revenues ! Toute rougissante, je lui avouai très vite :

« — Mon père, c’est que j’aime trop.

« — Mais Dieu n’a pas défendu d’aimer. Qui aimez-vous trop ? Et comment savez-vous que vous aimez trop ?

« Je m’étais tue. Je n’osais plus.

« Alors il insista habilement, gronda, s’affligea surtout, et seule sa tristesse m’ébranlait, commençait à me décider. Tout à coup, comme arrachant un grand poids de mon cœur que je n’avais plus la force de porter, je lui chuchotai à voix très basse et rapide :

« — C’est vous que j’aime trop !

« Le prêtre ne sourit pas, demeura une minute silencieux ; et, comme je le regardais, pleine d’angoisse, je vis sur son rude visage un attendrissement, un chagrin infini. Ses yeux regardaient ailleurs, très loin, dans son passé sans doute, où il avait connu l’amour dont mon naïf enfantillage lui avait rappelé le fantôme. On veut oublier… Et une voix d’enfant, qui passe, remémore.

« Il me congédia vite, en me disant de venir moins souvent à confesse. »

Godelieve conclut : « Tu vois ! Il n’y a pas de quoi être jaloux. C’est mon seul amour avant toi. Toi aussi, je t’ai aimé parce que tu avais l’air triste. Mais tu es beau, toi, tu seras grand ! »

Joris souriait, s’attendrissait de la douce histoire et de cette vocation de consolatrice, toute précoce, chez Godelieve. Pour lui, elle fit plus que le consoler ; elle lui abolit toute peine, tout souvenir amer, tout désenchantement. Elle lui rendit l’amour de la vie. Il n’eut plus à regretter qu’à peine la méprise de leurs deux cœurs qui si longtemps se cherchèrent et souffrirent d’être seuls. Ils s’étaient trouvés, et l’avenir s’allongeait devant eux. Tout le passé avait disparu. Dans l’enivrement premier, ils allèrent jusqu’à oublier que l’absence de Barbe serait brève, et qu’elle devait revenir, s’interposer entre eux, mettre sur chacun une ombre froide comme celle de toute une tour. Leur bonheur allait à l’infini ! Ils vivaient comme dans l’Éternité, une Éternité où ils ne seraient qu’à deux !

Cela les mena même à des imprudences, en cette ville provinciale où tout est épié, à des promenades isolées ou tardives, que vite on commenta.

Eux ne soupçonnaient rien.

Le soir, ils aimaient se rendre au Minnewater, le doux étang qui somnole dans la banlieue verte, contigu à l’enclos du Béguinage. N’est-ce pas le Lac d’amour dont la croyance populaire veut que l’eau rende fou d’amour et fasse aimer jusqu’à la mort ? Pourtant nulle sorcière n’y vida des philtres. Aucune contagion de démence n’émana des calmes berges… Quand Joris et Godelieve arrivaient, à la nuit commençante, à peine un vent léger faisait balbutier les peupliers du bord, mais en plaintes sans paroles. Seuls des échos de prières, des ricochets de cloches sur les pignons et sur les toits, aboutissent là.

Alors pourquoi cette eau rend-elle fou d’amour ? Pourquoi fait-elle aimer d’une passion immuable ? Elle surtout en qui ne se mirent que des reflets versatiles, les nuages du Nord toujours en marche. Joris trébuchait de trop de joie. Godelieve souriait aux fines étoiles, à l’eau, aux nénuphars qui y abondent et qu’elle aurait bien voulu emporter.

Ils allaient, presque enlacés, extasiés de la paix du site et de la nuit, sans songer que quelque passant eût pu les voir, tout soupçonner, divulguer leur coupable amour. Ils ne songeaient plus à Barbe, comme s’ils étaient tout à fait maîtres d’eux-mêmes et du destin.

Est-ce que déjà le sortilège du Minnewater opérait, les affolant jusqu’à l’imprudence inutile et la démence d’aimer, qui se rit de l’Univers ?