Le Carillonneur/II/VIII

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Charpentier (p. 202-209).
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Deuxième partie — VII.

VIII


Joris avait fait ce rêve d’emmener Godelieve dans la tour. C’est le penchant de tous les amants de se montrer les lieux où ils vivent. Il faut qu’ils n’ignorent rien l’un de l’autre. Et la présence chère va sacrer le décor. Certes, Godelieve accepta avec joie le projet, non pas tant pour le plaisir de visiter le mystérieux beffroi, ni même pour entendre de plus près le jeu du carillon, voir Joris s’installer au clavier, faire éclore ces nostalgiques fleurs de son dont elle n’avait connu jusqu’ici que l’effeuillement sur elle et sur la ville. C’était surtout parce qu’elle entrerait ainsi un peu plus encore dans la vie de Joris, verrait cette chambre de verre dont il parlait souvent, qu’il appelait la chambre la plus intime de sa vie, et où il avait dû tant penser, regretter, espérer, souffrir sans doute. Il y aurait là, dans l’air enclos, quelque chose de lui qu’elle ne savait pas encore.

Pourtant, elle était tourmentée d’une inquiétude :

— Si on me voyait ?

Joris lui persuada qu’il était facile d’entrer sans être aperçue ; d’ailleurs il n’y aurait rien d’étrange à ce qu’il lui eût pris la fantaisie de visiter le beffroi et de l’accompagner…

Ils montèrent ensemble. Ce fut tout de suite un grand émoi pour Godelieve, dans ces opaques ténèbres, cette fraîcheur de crypte. Il lui sembla qu’ils partaient mourir à deux. À cause de l’escalier très tournant, elle se buta d’abord contre les parois, faillit trébucher. Joris lui mit en main la corde de l’escalier, un câble rude et solide, servant de rampe, qui la guida. Elle tirait comme sur une ancre, avec l’espoir d’atterrir bientôt là-haut, dans de la lumière.

L’ascension fut longue. Ils traversèrent les larges paliers où s’ouvrent des salles vides, les greniers du silence. Puis il fallait repartir pour une nouvelle étape obscure. Godelieve n’osait pas regarder, ayant peur de tomber, d’être frôlée par des chauves-souris dont elle entendait les vols mous se déplier et se replier. Elle se sentait dans un cauchemar, où les couleurs s’aigrissent, où les formes et les sons correspondent et s’altèrent. Joris lui parlait, essayait de la rassurer, plaisantait pour l’enhardir. Godelieve répondait et marchait comme une somnambule. Elle s’effraya surtout de ne plus voir Joris, identifié avec l’ombre, et de n’avoir plus conscience d’elle-même, de s’être comme perdue.

Il n’y avait plus que leurs deux voix qui survivaient, se cherchaient à tâtons.

Godelieve vit passer, comme aux lueurs d’un orage dans la nuit, des portes mystérieuses, des charpentes aussi tragiques que des gibets, des cloches surplombant, la cloche du Triomphe surtout, solitaire dans son grand dortoir, robe de bronze presque à ras du plancher, froc noir d’un moine damné.

Ils montaient toujours, captifs des marches et de la tour. C’était comme un préau en hauteur, une prison debout. Godelieve n’avait jamais eu si peur, vraiment une terreur panique, un effroi physique et qu’elle ne pouvait dominer. Quand viendrait la délivrance ? Bientôt une clarté naquit tout en haut ; la voix de Joris, devançant Godelieve, parla dans plus de lumière. Alors elle sentit toute une aube éclater sur sa tête. En même temps, un grand vent souffla, balaya sur son visage l’obscurité.

Ils venaient d’aboutir à la plate-forme, dans la chambre de verre, dont les baies vitrées ouvrent sur le paysage circulaire de la ville, l’immense campagne verte des Flandres, la mer du Nord qui, tout au bout, miroite. Dans un coin, s’offrait le clavier du carillon, ivoire jauni, clavecin qui attend…

Godelieve aussitôt s’étonna, s’émerveilla.

— C’est ici que tu joues ?

— Oui ! Tout à l’heure, tu entendras.

— Je suis contente maintenant d’être venue, continua-t-elle. C’est affreux, cet escalier sans fin. Mais ici c’est beau, et c’est bon !

Elle voulut regarder aux horizons. Joris l’attira contre lui, l’embrassa.

— J’aime de te voir ici. D’ailleurs, ajouta-t-il, tu y étais déjà un peu venue. Tu te rappelles ta phrase au commencement de notre amour : « Si Dieu avait voulu ! », la petite phrase qui décida de tout ? Le lendemain, c’était jour de carillon. En montant, il me sembla que ta petite phrase montait aussi, me précédait sur les marches, courait, revenait. Depuis lors, je n’ai plus été seul. La petite phrase, qui était ta voix, a vécu ici près de moi.

— Cher adoré ! fit Godelieve. Et elle lui entoura le cou de ses bras.

Elle ajouta :

— C’est ici aussi que tu as souffert ?

— Tant souffert ; si tu savais ! répondit Joris. Ma vie a été comme l’ascension noire que nous venons de faire ; mais qui toujours s’acheva dans de la lumière. C’est la tour qui m’a sauvé.

Il raconta alors comment il se réconfortait et s’exaltait en se répétant à lui-même : « Au-dessus de la vie ! », comme s’il s’évadait, quittait ses peines, les dominait vraiment, de si haut qu’elles cessaient d’être visibles et par conséquent d’exister.

— Vois comme tout est petit, là-bas !

Et il montra à Godelieve la vie éparse, la ville reculée, les belles campagnes en tapisseries. Il lui désigna le Minnewater, le site cher à leurs promenades du soir, qui apparaissait si exigu, si rectiligne. Ce lac était comme un miroir de pauvre, un humble reposoir, avec tous ses nénuphars en ex-voto… Quoi ! c’était là ? L’amour tient si peu de place ?

Il lui indiqua aussi, presque en face d’eux, leur vieille maison du Dyver, noircie et blasonnée derrière le rideau des arbres du quai. Elle était toute réduite, allongeant devant elle une ombre raccourcie, maigre et tourmentée comme un bijou de fer. Pourtant les détails subsistaient. Ils comptèrent les fenêtres, soudain troublés, se regardant, les yeux incendiés, les lèvres prêtes. Ils venaient de s’arrêter ensemble à la croisée de la chambre inoubliable. Par cette communion permanente des amants, ils avaient tous deux, à la même minute, pensé la même chose. Aussitôt, tous les souvenirs montèrent à la fois d’en bas jusqu’à eux. Les vitres de la chambre nuptiale étincelèrent, transparentes et complices. Ce fut l’évocation brûlante de leur première nuit, de leurs premiers baisers.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Et il sembla à Godelieve que la ville reculait, diminuait encore, cessait d’être, tandis que, à deux, enlacés, ils montaient plus haut, n’étaient plus dans la tour, se fondaient sous des caresses de vent et de nuées, touchaient le ciel…

Cependant l’heure du carillon était venue. Joris s’installa devant le clavier. Godelieve écouta, d’abord déçue. Rien qu’un concert aigu et strident, qui n’apparaissait si doux, dans les rues de la ville, qu’à cause de la distance. C’est le recul qui fait la nostalgie. Les cloches, au-dessus, s’égosillèrent, maîtrise de village, chantres solfiant au hasard.

Pourtant Joris faisait de son mieux, s’exaltait en l’honneur de Godelieve. Les basses intervinrent, dans les vieux lieds flamands qu’il jouait ; mieux que les soprani des clochettes, qui ne s’angélisent que dans l’éloignement, les grandes cloches chantèrent en nobles mélopées, en bruissements d’orgue et de forêt, qui entraînèrent Godelieve. Elle se donna à ce vaste chant que Joris créait pour elle, et qui était comme le ruissellement de lui-même.

Toute la tour chanta l’amour !

Quelques rares passants sur les places, quelques habitants oisifs dans leurs demeures, firent seuls attention à cette musique rajeunie, à ces fleurs de sons qui tombaient comme plus fraîches sur les toits et dans les rues. Quel printemps imprévu fleurissait là-haut ? Qu’est-ce qu’elles avaient, les vieilles cloches, pour chanter plus vite et comme si une rougeur de fièvre fardait leur bronze noir ?

Quand Joris eut fini, il entraîna Godelieve vers le petit escalier qui conduit à la plate-forme supérieure, quelques marches encore à gravir… Ils montèrent plus haut… Godelieve vit alors les dortoirs des cloches, toutes les cloches alignées, avec leurs inscriptions, leurs dates, leurs armoiries coulées dans le métal. Et les patines diverses du temps : les tons d’eau-forte, les oxydations étranges, la rouille comme un clair-obscur de Rembrandt. Les urnes vibraient encore, toutes frémissantes d’avoir chanté. Une grande cloche surtout attira Godelieve ; elle était plus haute qu’elle-même et suspendue à de massifs madriers. Toute une ornementation en relief la brodait. Godelieve voulut s’approcher. Joris, vivement, la dissuada, l’entraîna.

— Non ! ne va pas là…

Sa voix avait tremblé d’un subit émoi. C’était la cloche affreuse, la cloche de Luxure, avec tant de corps pâmés et de seins grappillés, le vase plein de péchés, le ciboire offert de l’enfer. Il ne fallait pas que Godelieve en communiât. Ses yeux étaient trop purs pour contempler cette immobile débauche. Et puis la cloche de Luxure fut la cloche de Barbe. Les voluptés de cette robe de bronze furent les voluptés de la robe de Barbe. C’est cette cloche qui le tenta, fut de connivence avec Barbe, causa tout le malheur. Il ne faut pas maintenant que Godelieve en approche.

Joris l’emmena, la conduisit vers une autre cloche, celle qui sonne l’heure, car le grincement des tiges actionnant les battants l’avait averti… Au bout d’un instant, le vaste marteau se releva, puis s’abattit sur le métal sonore. On aurait dit un coup de crosse frappant le silence. Toute l’heure sonna, épiscopale.

Joris et Godelieve écoutèrent, devenus graves. C’était l’heure qui s’accomplissait, irrémédiable, une heure qu’ils ne pourraient jamais oublier ni recommencer, la plus belle heure de leur vie, l’heure culminante de leur amour monte aussi haut que la tour.

Aussi en se retrouvant, pour le retour, parmi les marches rapides — où déjà la crainte de l’avenir revenait — ils eurent bien la conscience que c’est du sommet de leur amour qu’ils redescendaient.