Le Carillonneur/II/XII

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 229-236).
◄  XI.
Deuxième partie — XII.

XII


Joris avait cru pouvoir encore reconquérir Godelieve contre sa crainte et contre Dieu. Un jour, il sentit la fin de son espoir imminente : au moment de se séparer pour le coucher, tandis que Barbe les devançait, elle lui glissa furtivement dans la main une enveloppe. Troublé, éperdu de joie, il courut dans sa chambre, croyant lire une nouvelle lettre, après un si long silence qui le navra, une lettre de tendresse et de recommencements. L’enveloppe était vide de tout écrit ; elle contenait une bague seulement, une de ces deux alliances d’or qu’ils échangèrent, un soir, dans l’église, extasiés d’amour mutuel ! « Oh ! ceci est cruel — et bien inutile », pensa Borluut, comme écrasé, mais plus découragé qu’affligé. Il enfouit la bague dans un tiroir, distrait, méditant cette suprême épreuve, le signe évident cette fois. C’était bien la fin, dernier anneau d’une chaîne brisée et qui ne les unissait plus ! Ici encore, Joris reconnut les avis du confesseur, le conseil de rompre tout à fait, d’éloigner la moindre occasion de péché, même et surtout le petit bijou insidieux qui symbolisa le pacte.

Cependant Barbe, induite aux soupçons, n’avait pas cessé d’être aux aguets. Depuis des semaines, depuis des mois, elle vivait comme braquée, tous les nerfs tendus vers la certitude. Elle avait remarqué que Godelieve écrivait moins. Chaque soir, elle allait épier la lumière sous sa porte. Lorsque Godelieve sortait, elle l’accompagnait ou la suivait. Quant à Joris, elle profitait de ses absences pour fouiller dans ses vêtements, ses meubles. Elle était presque convaincue ; mais il lui fallait la preuve, une preuve qui serait l’évidence enfin, le témoignage irrécusable qu’elle pourrait apporter devant les coupables.

Joris, toujours négligent, avec l’esprit flottant, les yeux épars de celui qui s’en revient de la tour, avait jeté au hasard la bague de Godelieve dans le tiroir où était déjà la sienne. Barbe, durant ses investigations, un jour, vers la tombée de la nuit, trouva les deux bijoux, dans un coin, parmi des paperasses anodines. D’abord elle n’y prit point garde. Ce n’est qu’en voyant une inscription, à l’intérieur des anneaux, qu’elle s’étonna, se mit à lire ; il y avait le nom de chacun d’eux : Joris, Godelieve — et une date.

La date surtout accusait, car elle coïncidait — Barbe l’eut vite reconnu — avec celle de son départ pour la cure, le moment propice où ils restèrent à deux. Il n’y avait plus aucun doute. Barbe tenait la preuve, le témoin muet et sacré. D’être renseignée jusqu’à la certitude, elle devint tout à coup furibonde, s’affola, les nerfs secoués en un branle-bas, en un grand frisson de flèches dans un carquois.

Peu après, Joris rentra ; c’était l’heure du souper ; il pénétra dans la salle à manger, où attendait déjà Godelieve. Barbe guettait, du haut de l’escalier, le souffle rauque, la tête bourdonnante, contente de savoir, comme allégée de tant de soupçons, signes, indices, dont elle avait porté le fuyant faisceau durant des mois. Maintenant, tout aboutissait à ces deux anneaux, se résumait en eux et elle les tenait si fort, d’une étreinte si fébrile, qu’elle manquait par moments de les écraser comme des fleurs.

Quand les complices furent ensemble, elle se précipita.

Son entrée fut la foudre.

— Misérables !

Le cri avait jailli à travers une voix toute changée, une voix haletante comme si elle avait longtemps couru.

Instantanément Godelieve présagea des désastres. Joris regarda, anxieux d’apprendre jusqu’à quel point elle soupçonnait.

Barbe accentua :

— Oh ! les deux misérables !

Elle se jeta du côté de Joris :

— Je sais tout !

Et elle lui montra les bagues, toutes petites, humbles, ayant l’air de demander pardon de leur dénonciation, qui grelottaient dans l’écrin tremblant de sa paume.

À ce moment elle ricana, éparpilla le rire glaçant d’une folle.

Puis elle se retourna vers Godelieve :

— Toi ! va-t’en ! va-t’en ! Je te chasse !

Elle allait la bousculer, la violenter. Joris s’interposa.

Alors la grande colère blanche éclata, fureur d’une mer démontée et qui ne se possède plus, agression de galets et d’épaves, et toute une écume, dont Joris et Godelieve se sentirent blessés, souillés jusqu’à leur âme.

En même temps qu’elle les accablait d’injures, tout à coup elle lança aussi après eux les deux anneaux d’or, comme des projectiles.

— Tenez ! les voilà, vos bagues !

Sa face apparut une débâcle. On aurait dit un visage qui dégèle.

Et elle répétait sans cesse comme un hoquet, un refrain de désespoir :

— C’est ignoble ! c’est ignoble !

Joris et Godelieve demeurèrent muets, n’osant pas une parole pour la calmer, atténuer les choses.

Plus excitée encore par leur silence, furieuse que les bagues n’eussent atteint personne, Barbe s’encoléra jusqu’à la démence, saisit, sur le bahut, un vase de vieux delft qu’elle jeta violemment à la tête de Joris. Celui-ci para le coup, mais le vase bleu alla se briser contre la glace qui, d’un trait, se fendit.

Cependant la faïence, en retombant sur la cheminée de marbre, se morcela tout à fait, fit un bruit strident et prolongé, qui affola Barbe davantage. À ce moment, elle s’était vue dans le miroir, la figure comme coupée en deux par la balafre qui s’allongeait d’un bout à l’autre.

Il lui sembla alors que sa tête aussi se fendait et, tout égarée, elle empoigna d’autres objets et les lança encore après les coupables qui se tenaient là, devant elle, effarés et blêmes, cherchant à l’arrêter, à s’abriter, et ne pouvant pas fuir, car elle défendait la porte, hagarde, la bave aux lèvres, enragée, rendue folle par sa douleur, son orgueil, par la blessure de la glace qu’elle croyait sentir sur son visage — élargie, et plus affreuse de ne pas saigner ! — par le vacarme de tout ce qu’elle jetait à la fois contre les murs et les vitres, cassant des cristaux, des vases, des flambeaux, les faisant voler par la chambre et retomber en miettes, prise d’on ne sait quelle rage de destruction et quelle frénésie de tout anéantir autour d’elle, puisque dans son cœur il n’y avait plus aussi que des ruines !

Et quand ce grand carnage fut achevé, honteuse et lasse, elle poussa un long cri et partit, en sanglotant, dans les corridors.

Joris et Godelieve restaient seuls.

Ils ne dirent aucune parole. Joris eut l’impression que la vie s’était écroulée sur lui. Il se sentit dans du vide, comme en un séjour profond où sa chute avait tout brisé. Il lui sembla qu’il était tombé du haut de la tour, du haut de leur amour monté aussi haut que la tour. Une sensation d’irréparable lui vint très tristement. Il s’apparut à lui-même au-delà de la vie ; et le drame qu’il venait de vivre eut l’air très lointain, très ancien, comme advenu dans une existence d’autrefois à un homme mort qui lui ressemblait. Cette vieille histoire d’amour avait mal fini, certes. Ce fut la faute de la femme qui avait eu peur, renonça trop vite ; lui non plus n’insista pas assez. Ils avaient attiré le châtiment pour s’être reniés eux-mêmes.

Maintenant, c’était déjà comme un songe, comme si rien n’avait été.

Tout à coup, parmi ses pensées à la débandade, Joris fut ramené à la réalité par Godelieve qui, debout, lui tendait la main, avait l’air de vouloir le quitter.

Joris lui demanda :

— Qu’allez-vous faire ?

— Vous voyez bien, répondit Godelieve, d’une voix d’agonie, que je ne peux plus rester ici.

— Oui, fit Joris, nous partirons.

Et dans le muet désastre, se sentant seul, il voulut se raccrocher à elle, l’attirer contre lui, la ressaisir, à cette minute où toute la vie lui échappait, où il fallait songer à se recommencer un avenir. Godelieve se déroba, plus effrayée de ce qui allait advenir que de ce qui advint. Et, reculée à l’autre bout de la pièce, elle dit d’une voix vague, comme en rêve, comme déjà du bord de l’absence :

— Vous, Joris, il faut que vous restiez. C’est ici votre vie, votre œuvre et votre gloire !

Puis elle prononça d’un accent raffermi :

— Moi, je vais me retirer demain au béguinage de Dixmude…

Joris sentit bien que c’était l’irrévocable, et l’exécution brusquée d’un plan qu’elle méditait peut-être depuis un certain temps. C’est moins la découverte de Barbe et sa terrible scène qui les séparaient que leurs volontés déjà disjointes. Ainsi les événements ne sont la cause de rien. Ils ne font que se conformer à nous-mêmes, extérioriser ce qui existait auparavant en nous. Ici, Dieu avait tout commencé. C’est lui qui triomphait.

Godelieve eut le courage de la séparation :

— Adieu, Joris, fit-elle, une dernière fois ; je prierai Dieu “pour nous”.

Sa voix avait faibli sur les derniers mots, qui eurent l’air de se décolorer, de défaillir, de se mouiller, comme si des larmes intérieures les avaient atteints.

Elle s’achemina vers la porte et ses pieds remuèrent des débris, toute une ruine qui craqua sous ses pas. À cette minute, elle revit, comme dans un éclair, leur rencontre dans l’église de Saint-Sauveur, le soir nuptial, les anneaux échangés par-dessus la dalle tumulaire. Vraiment leur amour devait mal finir, qui était né sur la mort. Aujourd’hui le mauvais présage se vérifiait.

Alors elle se décida et sortit, sans se retourner, irrémédiablement.

Joris, anéanti, se trouva seul, si seul qu’il lui sembla s’éveiller parmi des tombeaux. Et il songea aux deux femmes, comme à deux mortes, dont il était le veuf.