Le Carnaval du mystère/02

La bibliothèque libre.
Les Éditions G. Crès et Cie (p. 13-19).


L’EXCELLENTE FARCE
DE BLOOMSTETTER


Le quatrième soir depuis que nous étions les hôtes de Wickenhead, et sitôt que Hoop eut disparu dans la bibliothèque, Bloomstetter cligna de l’œil vers la petite porte basse par où l’autre venait de s’éclipser.

— Dites ! Je vais lui faire une damnée farce, avec votre permission, Wickenhead !

Et ce fut joyeux, de voir Bloomstetter s’esclaffer, si rouge qu’il était, avec son court rond petit nez tellement comique et ses yeux, déjà imperceptibles, qu’il fermait encore sous l’influence de la gaieté — et de l’ivresse.

Wickenhead assura, d’un ton grave, qu’il permettait tout ce qu’il est possible de permettre, parce qu’il n’avait pas convié ses meilleurs amis à chasser la grouse, disait-il, pour les laisser, le soir venu, s’ennuyer à seulement boire et fumer.

— Cela n’est pas si folâtre, ici ! ajouta-t-il.

Sinistre, en effet, se trouvait être le hall du vieux et obscur château de Cambdenham, propriété de notre affectionné Wickenhead, — dont bénie soit la cave incomparable ! — En dépit des flambeaux qui brûlaient sur les antiques et sombres tables luisantes, des ténèbres opiniâtres occupaient les hauteurs de la voûte ogivale ; et les galeries, à balustrade de bois sculpté, se perdaient dans une nuit rébarbative. En vain flambaient d’énormes bûches dans la cheminée monumentale ; de cela ne pouvait résulter que la danse fantastique des ombres sur les murailles.

Et tous — six que nous étions — embouchés de pipes où de cigares, et le verre en main, nous regardions tour à tour, à travers les vapeurs d’une délicieuse ébriété, Bloomstetter et Wickenhead, l’un parti d’un fou rire et l’autre si heureusement courtois.

— Par Dieu ! reprit Wickenhead, il n’est pas donné à tout le monde d’idolâtrer les vieux bouquins et de prendre son plaisir à les compulser jusqu’à l’aube. Hoop est un privilégié garçon, sur mon honneur !

— Une damnée farce ! répéta Bloomsstetter.

Puis il arrosa son rire d’une copieuse lampée de whisky. Et il fut violet, ou peu s’en faut.

Hillingworth, tout à fait froidement, dit alors, en levant les yeux en l’air et en balançant les jambes, qu’il avait toujours regretté, lui, vraiment, d’être si peu un homme à paperasses, et qu’il aurait bien aimé, comme Hoop tout à l’heure, raconter les chères vieilles choses, parfois troublantes, qui ont été écrites.

— Mais, demanda assez brusquement le maigre et nerveux M. Trudgles, dites-moi, Wickenhead, est-ce que vous croyez que M. Hoop ajoute foi à toutes ces sornettes de fantômes ? Et vous-même, qu’est-ce que vous pensez de cela ? M. Hoop n’est pas le premier, j’imagine, qui fouille les archives de votre château ?…

Bloomstetter se renversa pour rire plus à son aise. Et Wickenhead fronça légèrement les sourcil à cause de cette hilarité qui lui semblait quelque peu irrévérencieuse à l’égard des légendes concernant sa famille.

— Le château de Cambdenham, dit-il en élevant la voix pour dominer les gloussements de Bloomstetter, a toujours eu la réputation — impressionnante, en vérité — d’être un lieu fameusement propice aux errances nocturnes des revenants. Hoop vous l’a dit, et cela ne m’a rien enseigné, à moi.

— Hoop…, — interrompit Bloomstetter, les larmes aux yeux, — Hoop croit certainement aux revenants. Il n’y avait qu’à le regarder, quand il parlait de ces messieurs et dames, pour être convaincu qu’il y croit dur comme fer ! Et c’est pourquoi je vous propose une rudement jolie mystification !

Il mit un doigt sur sa bouche, et nous inclinâmes vers lui des visages de joyeux et intéressés confidents.

— Voici donc, fit-il tout bas avec une grimace de la dernière drôlerie. Nous allons nous retirer, chacun dans sa chambre, comme réellement en vue de dormir. Hoop, à coup sûr, veillera dans la bibliothèque, à son ordinaire, jusqu’à une heure avancée. Et quand sonnera minuit, un spectre effroyable…

— Oh ! Oh ! Mais…, voulut objecter Wickenhead.

— Soyez tranquille ! reprit Bloomstetter. Entr’ouvrez seulement vos portes, au premier sanglot du fantôme, et vous verrez si votre vieux Blooms est un bon acteur !

— Va donc pour la farce ! accepta Wickenhead.

Il est certain que nous avions fait subir une large atteinte aux liqueurs de notre ami. Cependant M. Trudgles, qui toutefois avait le feu aux pommettes, me dit, avec un coup d’œil dans la direction de Bloomstetter :

— Dangereusement ivre, ce gentleman. Voyez : sa figure ressemble à une grosse prune. Je pense que c’est à ses dépens que nous allons rire !

Mais moi-même je n’entendais les paroles de l’honorable M. Trudgles qu’à travers l’aimable bourdonnement de mes oreilles.

Il était onze heures, fort exactement. En attendant minuit, nous décidâmes de monter tous dans la chambre d’Hillingworth, qui donnait sur la galerie du hall ; et ainsi fut fait, sauf pour ce qui est de Bloomstetter, lequel entra chez lui incontinent, afin d’avoir tout le loisir de se préparer à faire le revenant.

Le temps passa tant bien que mal. Nous jouâmes quelques silencieuses parties de bridge. Chacun de nous regardait assez souvent la pendule, et je ne puis soutenir que nous étions absolument à notre aise, bien qu’il m’eût été difficile d’en donner une raison tant soit peu plausible.

Enfin, dans le pesant et infini silence qui régnait, minuit commença de sonner. Nous prêtâmes l’oreille, non sans un insurmontable petit serrement du gosier… Et soudain, naquit dans l’éloignement des salles désertes un affreux, un désespéré cri d’outre-tombe.

Il y eut des ricanements. Puis nous sortîmes sur la galerie, ayant au préalable éteint toute lumière révélatrice. Et nous vîmes justement Hoop, pâle comme un linge et tenant une lampe, apparaître sur le seuil de la bibliothèque, et s’arrêter, aux écoutes, devant le hall ténébreux.

De salle en salle se rapprochait la funèbre lamentation. Bloomstetter avait un terrible talent… Mais cela n’était rien encore ! Tout à coup, une lividité suinta de la muraille, — l’apparence même de Bloomstetter, diaphane, lunaire… Et cela se mit en devoir de glisser tristement à travers l’espace. Et jamais face plus désolément pitoyable n’ouvrit la bouche pour pousser plus douloureuses clameurs

Hoop, la lampe haute et vacillante, appela sans force :

— Bloomstetter !…

Mais, prodigieusement, le mirage sépulcral atteignit une encoignure, parut s’y enfoncer comme, pour ainsi dire, l’eau s’enfonce dans le sable, et peu à peu la voix de damnation descendit souterrainement.

Alors Wickenhead, parlant avec douceur du haut de la galerie, dit à Hoop sidéré que tout cela n’était simplement qu’une excellente farce.

— Bon Dieu ! fit l’autre. Rien n’est plus idiot !

Et comme il se versait un plein verre de sherry, nous nous empressâmes de descendre pour agir de même sorte. Ainsi bûmes-nous derechef, afin de recouvrer l’allégresse que ce diable de Bloomstetter avait anéantie.

Cependant, le maître farceur ne revenait pas. Au bout de plusieurs minutes, l’inquiétude la plus étrange gagna les uns et les autres ; si bien que Wickenhead, subitement affolé, se prit à crier :

— Bloomstetter ! Bloomstetter !

Bloomstetter ne répondit pas. On alluma toutes les lampes et toutes les bougies. Nous visitâmes aux lumières les combles et les souterrains de Cambdenham…

Ce fut seulement à l’aurore que nous découvrîmes, dans la propre chambre de Bloomstetter, où nous n’avions pas eu l’idée de pénétrer, son cadavre à peu près froid et tout habillé.

Pourquoi diable avait-il regagné sa chambre en cachette, après avoir fait le fantôme ?

Un docteur accourut ; il n’eût servi de rien, s’il n’eût affirmé, à notre indicible stupéfaction, que Bloomstetter était mort d’une attaque d’apoplexie vers onze heures du soir, et certainement pas après minuit.

Mais de quelle confiance devons-nous honorer ce médecin de village ? N’est-ce pas toute la question ?