Le Carnaval du mystère/10

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Les Éditions G. Crès et Cie (p. 73-78).

LA SONNETTE


Une sourde puissance, je ne sais quel instinct profond et irrésistible, me poussait à revenir au berceau de mon enfance. J’étais affreusement las, désabusé. La vie, — toute une vie, — m’avait trompé. Mon passé n’était tissu que de défaites, et la vieillesse, pourtant, m’avait déjà saisi de ses doigts secs.

De tous mes biens il ne me restait que la vieille maison campagnarde où mes jeunes années avaient gambadé dans l’ensoleillement des étés lointains. Je voulus la revoir après vingt ans. Ce fut tout à coup un désir impérieux, dont les raisons se mêlaient en moi confusément. Il me semblait que j’allais retrouver là-bas toutes sortes de douceurs mélancoliques, quelque chose des morts qui m’avaient tant chéri, un peu de tendresse familiale, ne fût-ce qu’en poussière, et, demeurée là, éparse, fantomale, ma jeunesse bien-aimée qui m’offrirait, pour y pleurer, son épaule d’ombre… Qu’était-ce, véritablement, que ce pèlerinage ? Qu’allais-je chercher dans la vieille maison fermée depuis vingt ans ? Un réconfort ? Une caresse ? Un appel à l’énergie ? Un voluptueux surcroît de douleur ? Une invitation à la retraite ?

Je pris le train. Je voyageai vers le passé. Une voiture villageoise m’attendait à la station où je descendis. Enfin le vieillard qui, depuis vingt ans, gardait le domaine, ouvrit pour moi le portail vermoulu et la maison décrépite.

Le matin rayonnait. Par les fenêtres si longtemps closes, le grand soleil dardait sa lumière véhémente ; et les bonnes vieilles choses, éblouies, m’en paraissaient gênées, au point que je leur prêtai des yeux clignotants.

La maison, que les paysans appelaient « le château », était vaste. Je passai d’abord de chambre en chambre avec une hâte singulière, impatient d’avoir parcouru le logis et de m’être assuré que rien ici n’avait changé, d’un bout à l’autre et du haut en bas. Avais-je donc grandi depuis vingt ans ? Ou bien la demeure avait-elle fini par se ratatiner, comme une centenaire qu’elle était ? Ce fut ma première impression, aussitôt noyée dans l’afflux tumultueux des souvenirs. Surgi du décor et de ses arômes, un monde d’apparitions émouvantes se levait sous mes pas. L’escorte de mon enfance m’entourait d’une foule irréelle et flottante. Une émotion exquise, et pourtant funèbre me tenait à la gorge. Et maintenant, il me tardait de reprendre ma visite en détail et d’interroger chaque objet sur ce qu’il savait de moi-même.

Le soir me trouva dans le salon. C’était l’heure où jadis les domestiques allumaient ces lampes dont les globes ne s’éclairaient aujourd’hui que d’un reflet du couchant. Je boutai la flamme à toutes les bougies des candélabres, je me laissai tomber dans un fauteuil qui gémit. C’est alors que mes yeux, fatigués par toutes les visions d’une triste existence, fixèrent l’une des cordelières rouges qui pendaient de chaque côté de la glace surmontant la cheminée. L’une d’elles ne servait à rien, on ne l’avait posée là que pour la symétrie ; l’autre était un cordon de sonnette.

Je me levai, ému de tout ce que mon geste allait réveiller ; je tirai la torsade soyeuse qu’un gland terminait par de longs effilés. Des grincements coururent le long des corniches, et très loin, tout là-bas, dans l’office, une clochette tinta mélancoliquement.

Ma solitude revêtit une sorte de deuil. Ah ! sonnette ! Sonnette agitée au fond du temps !… Je me rappelais…

Ces sonnettes surannées gardaient à mes yeux un prestige bizarre. Elles évoquaient une étrange frayeur enfantine. Autrefois, sur mes instances, c’était à moi que ma grand’mère laissait le soin de sonner ses gens. Monté sur un tabouret, j’étais fier de saisir, de mes deux petites mains, le gland qui crissait, et de provoquer dans le lointain des aîtres cette musique tintinnabulante qui faisait accourir, dans telle ou telle chambre, Barbe ou Clémentine, Dominique ou Constant.

À cette époque dorée, ma grand’mère entretenait un train de six domestiques. Chacun d’eux venait aux ordres selon le nombre des coups de sonnette. Il m’arrivait donc d’avoir à sonner six coups de suite (c’était, il m’en souvient, pour la cuisinière). Mais, un jour, il m’échappa :

— Et si je sonnais sept coups ?

— Si tu sonnais sept coups, me dit ma grand’mère qui ne badinait pas avec l’éducation, c’est le Diable qui viendrait, pour t’emporter !

Le Diable ? J’en restai tout interdit. Et jamais, malgré de fréquentes envies, malgré de terribles tentations, jamais je n’avais eu l’audace de sonner les sept coups redoutable, persuadé qu’au septième, Satan serait sorti de la cheminée pour m’entraîner aux Enfers.

Or, ce soir-là, ce soir de détresse et de désespérance, l’idée baroque me vint de jouer avec mon ancienne terreur, d’enfreindre la puérile défense de feu ma grand’mère. Un sourire, dont je sentis la tristesse, effleura mes lèvres, et je tirai sept fois la sonnette d’antan.

Je savais bien, je savais trop que personne ne viendrait surtout vêtu d’écarlate, « l’épée au côté et la plume au chapeau ». Personne ne vint, en effet, — du moins de telle sorte que je pusse m’en apercevoir.

— Oh ! ma douce, ma mystérieuse et naïve enfance ! pensai-je seulement. Qu’ai-je fait de toi ?

Plongé dans une amère rêverie, je regardais douloureusement le câble de soie dont ma main serrait encore l’extrémité. Ce câble constituait, somme toute, une excellente corde, solide et suffisamment longue… On l’eût passé fort aisément dans cet anneau qui marquait le milieu du plafond, au centre d’une rosace…

— Mourir ! Oui, oui, me dis-je, voilà pourquoi je suis venu !

D’une secousse, je rompis l’attache supérieure de la cordelière. La clochette éloignée eut un sursaut retentissant, et la corde rouge tomba dans mes mains.

Je fis un nœud coulant.

Mais une voix intérieure — une voix de vieille dame péremptoire — me dit tout à coup avec une netteté extraordinaire et une ironie sans pareille :

— Eh bien tu vois : le Diable est venu, mon garçon !

Vraiment, je me sentis glacé de la tête aux pieds. Le crime que j’allais commettre sur moi-même m’épouvanta… Je rejetai le cordon de sonnette avec son nœud coulant, et je crois bien avoir murmuré quelque chose comme : « Vade retro, Satana ! » tellement j’étais las et faible, en ce soir lugubre où j’ai chancelé.