Le Carnaval du mystère/25

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Les Éditions G. Crès et Cie (p. 173-179).

À L’EAU DE ROSE


— Maintenant, jeune homme, fit M. de Vineuse avec un sourire ambigu, je vais vous dire comment une femme s’est vengée d’un poltron.

Et il continua :

— Dans ma bande joyeuse, il n’y avait pas de plus jolie fille, ni plus amusante, que lady Maud Torringham ; et il n’y avait pas de meil­leur garçon, ni plus gai viveur, qu’Olivier Michel.

» Or, ils s’aimaient.

» Ils s’aimaient en riant. Leur liaison avait l’air d’une partie de plaisir. L’Anglaise entraî­nait son amant dans un tourbillon de fêtes, et tous deux couraient de conserve cette course à la joie qui était alors mon existence et celle de mes amis.

» Il paraît qu’Olivier Michel était peintre. Il paraît qu’un brillant avenir s’ouvrait à lui lorsqu’il avait rencontré l’absorbante lady Torringham. Mais depuis ce jour, me dit-on, rien ne comptait à ses yeux, fors l’allégresse et l’amour. Il ne peignait plus. Je l’appris par un des nombreux dilettantes qui déploraient le « malheur », comme il disait lui-même.

» Un malheur, vraiment, dont je ne me sou­ciais guère !

» C’est que, voyez-vous, je ne demandais à mes familiers que d’être divertissants, ou bizarres, sans m’inquiéter de leur vie privée. Je ne demandais à leurs compagnes que d’être belles, sinon drôles. Et ces deux-là, Olivier, Maud, quels boute-en-train ! Lui, que d’esprit ! Elle, que de charme !… Ah ! plus que ravissante, l’humoriste et facétieuse lady Maud Torrin­gham ! Maud Torringham dont la bouche minuscule proférait de si plaisantes bouffon­neries, tandis que l’âme britannique siégeait impassible au fond de ses yeux pâles ! Maud Torringham ! Clownesse, en vérité. Clownesse qui parlait français comme Footit ! Mais c’est si joli, n’est-ce pas, l’accent d’une jolie Anglaise ?

» Jeune homme, voici l’aventure.

» Une nuit, lady Torringham, venant souper chez moi, fit son entrée sans Olivier Michel. Aux questions qu’on lui posa elle répondit en éclatant de rire et du ton le plus badin !

» Croyez-vous, chers ; je souis plaquée. réellement.

» Elle ajouta, sans y attacher la moindre importance, qu’elle ne savait pas où se cachait Olivier ; qu’il l’avait fuie ; que c’était un poltron et rien d’autre.

» Moi, je pensai tout de suite que l’Art avait triomphé. Parbleu ! c’était certain : la peinture avait vaincu lady Torringham, et sans doute Olivier s’était-il retiré dans quelque chartreuse, avec ses toiles et ses couleurs. Cela devait arriver. On ne pouvait pas lui en vouloir. Je me promis seulement de le découvrir, de le ramener, enfin « d’arranger tout ça ». Car il nous manquait trop, cet amuseur ! Pour s’en assurer, il n’y avait qu’à nous regarder cette nuit-là. Nous étions presque mélancoliques, malgré les saillies de lady Torringham, qui tirait pourtant son feu d’artifice des grandes occasions.

» Dès le lendemain, je chargeai quelqu’un que je sais de retrouver le déserteur. Il fallut un mois pour le dénicher, dans une petite maison d’Auteuil. Et qu’est-ce que je vous disais ? Mon gaillard y peignait, peignait, peignait, du matin au soir !

» J’allai le trouver. Ma visite l’affola. Il croyait que lady Torringham était venue derrière moi.

» — Elle me tuerait ! disait-il.

» Et sa frayeur était si forte, — si ridicule, lorsqu’on pensait à l’indifférente, joyeuse et pacifique Maud Torringham, — que cela faisait pitié. Un poltron, et rien d’autre ; elle avait bien jugé.

» Cependant, je n’oubliais pas ma mission, qui consistait à ramener dans le siècle le soli­taire d’Auteuil. Je me mis à plaider ma cause. Olivier, faiblissant, jetait des regards de déses­poir sur le tableau commencé. Je fus éloquent, je fis l’éloge du Plaisir, j’exaltai les grâces de lady Torringham… Bref, il me dit à voix basse :

» — Eh bien… soit ! Mais à une condition ; c’est qu’elle me laissera travailler. C’est qu’elle me laissera, chaque jour, un peu de temps, de liberté, dont j’userai sous son contrôle, si elle le veut. Quelques heures, que je lui demande de ne pas consacrer uniquement à sa dévotion. Qu’elle promette. Elle est loyale. Je la croirai. Proposez-lui cela, Vineuse, et faites-lui com­prendre, enfin, que ce n’est pas un partage !

» Pauvre bonhomme !

» Il va sans dire que lady Torringham accueillit d’un fou rire cette proposition.

» — Ah ! le cher vieux chéri ! fit-elle. Croyez­ vous qu’il a le frousse ! C’est bien loui !… Mais naturellement que je veux le laisse tranquille quand il désire !… Toutefois, écoutez, il m’a moquée. En quoi certainement je me vengerai. Oh ! pas la mort, pour sûr ! (Et elle riait de plus belle.) Non. Mais une gentille petite vengeance sur sa peur, qui est une si tellement vilaine défaut pour l’homme masculin, je pense. Et après, bons amis.

» — Une leçon, quoi ! lui dis-je.

» — Oui, c’est cela. Une lisson. Genre comique, bien entendu. Mais trouvez vitement le moyen, cher. J’ai tant hâte de le revoir, et vous ne voulez pas me dire son lieu !

» Puisqu’elle l’exigeait (et au fond, moi, je comprenais ça), il fallait donc inventer un truc au moyen duquel Maud Torringham pût atteindre Olivier Michel dans son amour-propre, par sa couardise. Cela paraissait fort simple, et pourtant rien ne me venait à l’esprit. Les amis consultés donnèrent leur langue au chat. Ce fut Maud qui nous tira d’affaire.

» — Voilà le plan, nous dit-elle un beau soir. en faisant des mines à mourir de rire. Cela est toute facile. Vous, Vineuse, vous donnez un dîner à nous tous, et vous invite Olivier en l’avertissant que je n’y viendrai pas. Moi, j’arrive dernière, après loui. Et comme je souis pas trop loin de loui, alors je fais comme ça !

» Ce disant, Maud Torringham braqua sur moi un revolver, et fit feu ! — je veux dire qu’elle fit eau. Car c’était un faux browning. C’était une sorte de vaporisateur en forme de revolver, dont la crosse était une poire de caoutchouc ; une de ces attrapes plutôt vulgaires qu’on achète aux vendeurs de poil à gratter. Et comme, d’un geste instinctif, j’avais porté mon bras devant ma figure, ce bras fut inondé du parfum le plus suave.

» — Vous y êtes ? reprit lady Torringham. Vous qui n’avez pu retenir ce mouvement pour la défense, vous voyez d’ici Olivier verte et tremblante devant le monde ? Cela suffit pour ma vengeance. Et vous savez : par Vénous, je fais le serment de ne pas changer cette revolver contre une véritable pistolet !

» Elle riait aux larmes, et nous aussi. On lui fit une ovation. Tout fut préparé.

» Tout fut même préparé plus complètement que l’Anglaise ne le supposait à son sens. Ne voulant pas qu’Olivier se trouvât, chez moi, par ma faute, en si fâcheuse posture, je pris soin de l’avertir secrètement de la machination, afin qu’il opposât au revolver de la Sainte-Farce un visage de bravoure. De cette façon, Maud aussi serait mystifiée, mais sans le savoir. Et qui sait ? Ne serait-elle pas fière de la belle contenance d’Olivier ?…

» Je lui avais pourtant juré mes grands dieux que son amant ne saurait rien…

» Que mes grands dieux me pardonnent, ainsi que l’Autre ! puisque c’est grâce à mon parjure, à mes révélations (sans doute prévues de lady Torringham) qu’Olivier Michel s’avança crâ­nement à la rencontre du revolver, et qu’il reçut droit dans les yeux le jet liquide…

» Le malheureux ! Il se roulait sur le tapis, en hurlant : « Je suis aveugle ! » tandis que Maud Torringham disait sans rire pour la première fois de sa vie :

» — Comme cela, il ne peindra plus, je pense. C’est du vitriol.