Le Carnaval du mystère/24

La bibliothèque libre.
Les Éditions G. Crès et Cie (p. 165-171).

L’ÉTRANGE SOUVENIR
DE M. LISEROT


Quand M. Liserot aperçut, accroché au mur de mon cabinet, le tableau que je venais d’a­cheter, son attitude me frappa ; j’y démêlai autant de surprise que de perplexité.

M. Liserot, mon homme d’affaires, était un petit bureaucrate aux cheveux blancs, qui venait tous les matins mettre de l’ordre dans mes paperasses.

Le tableau, lui, se présentait sous l’aspect d’un paysage montagneux : un hameau, avec, au dernier plan, la belle découpure d’un éperon puissant.

— Ça vous plaît, monsieur Liserot ?

M. Liserot, tout menu qu’il fût, avait cou­tume de se mouvoir au ralenti, avec une sorte de majesté. Il parlait en se rengorgeant, et pesait ses mots, longuement médités.

— Môssieu, me dit-il après plusieurs secondes de réflexion, môssieu, je ne suis point qualifié pour critiquer cette peinture. Elle me paraît fort remarquable. Mais je dois vous avouer que… elle m’impressionne, môssieu, d’une façon tout à fait singulière.

— En quoi donc, monsieur Liserot ?

Le petit bonhomme propret regardait la toile. Les mains croisées derrière le dos, un peu voûté dans ce pardessus noir qu’il ne quittait jamais, il levait vers le paysage sa tête d’oiseau et ses yeux bleu clair que l’âge embuait.

— Où est situé cet endroit ? me demanda­-t-il avec une espèce de curiosité anxieuse.

— Je n’en sais, ma foi, rien, monsieur Liserot. J’ai acheté ça chez un marchand de la rue de Tournon. Ça m’a tiré l’œil, à cause de l’« atmos­phère »… C’est signé d’un nom illisible, probablement inconnu. Je suppose que ça représente un coin de Savoie…

— Ah ! fit gravement M. Liserot, enfoui dans une sombre méditation.

Je le considérai avec étonnement.

— Cela vous rappelle quelque chose ? lui dis-je. Auriez-vous passé par là ?

— Voilà précisément, môssieu, ce que je ne m’explique pas.

Il me montra ses prunelles d’azur trouble, agrandies par l’incompréhension.

— Je n’ai jamais quitté Paris, môssieu. Paris ou la banlieue. Et pourtant, voici un paysage qui me cause une émotion violente…

— C’est bien le paysage qui vous émeut ? lui demandai-je. Ce n’est pas le tableau même ?

— C’est le paysage, môssieu ; j’en suis cer­tain. En quelque manière, je me le rappelle ; quoique… Mais comment dire ? Que serait cette chose, cette tristesse qu’il éveille en moi, sinon un souvenir ?…

— Mais, monsieur Liserot, il n’y a pas là de quoi vous tourmenter ! Le phénomène est connu, — bien qu’il demeure mys­térieux, j’en conviens. Souvent on a l’illu­sion d’avoir déjà vu ce qu’on voit cependant pour la première fois… Vous n’en avez pas l’étrenne !

— Cela est possible, môssieu, concéda M. Liserot qui s’était remis à contempler le tableau. Mais je n’avais pas encore éprouvé cette sensation. Et elle m’agite.

— Quoi, monsieur Liserot ! Persisterait­-elle ? Voilà qui serait nouveau. D’habitude, ces faux souvenirs passent comme des éclairs.

— Elle persiste, môssieu, déclara le petit vieillard avec angoisse.

Je me pris à rire de sa mine effarée.

— Eh bien ! lui dis-je, je vous promets de faire l’impossible pour identifier ce site. Quand nous connaîtrons le nom du village et quelle est cette montagne, peut-être retrouverez-vous dans votre mémoire l’origine du sentiment qui vous obsède.

— C’est un malaise, môssieu, une véritable oppression, quelque chose de…

Il me fit face, humble et profond, et termina :

— Je crois pouvoir me servir d’un mot, môssieu, qui n’est pas de notre langage, à nous autres gagne-petit… Quelque chose de « pathétique », môssieu.

— Eh ! monsieur Liserot, si gagne-petit que vous soyez, que diable ! tous les mots du dic­tionnaire sont à votre disposition ! Mais, en vérité, ce « pathétique » achève de m’enthou­siasmer. Comptez sur moi, monsieur Liserot ; je vais me mettre en quête dès aujourd’hui.

Le marchand de tableaux ne put me fournir aucun renseignement sur l’artiste qui avait peint la toile énigmatique. Je poursuivis mes recherches avec méthode. Les moindres détails du tableau furent relevés par mes soins ; je les connus sans exception, depuis les moulures du cadre jusqu’aux caractéristiques des herbes et des buissons qu’un pinceau soigneux avait brossés devant les maisons basses du village. Celles-ci n’étaient pas anciennes ; donc, la réalité actuelle ne devait guère différer de cette image picturale. J’orientai le lieu, grâce à l’église qui, très vieille, ouvrait à coup sûr son porche face à l’ouest. Je feuilletai des albums de géographie illustrés. Je fis défiler dans mon cabinet tous ceux de mes amis qui se plaisaient à voyager. J’envoyai des photographies du tableau à tous les syndicats d’initiative des régions accidentées…

Chaque matin, M. Liserot m’interrogeait d’un regard chargé de crainte. Presque toujours je le trouvais immobile devant l’objet de son inquiétude. Il me confia que, maintenant, il en emportait le spectacle intérieur ; que la hantise de ce paysage le poursuivait, et que sa modeste existence en était tout assombrie.

Sur mon conseil, il remonta dans l’histoire de ses ascendants, afin de contrôler si l’un d’entre eux n’avait pu lui transmettre, par atavisme, quelque souvenir passionnel ou dra­matique qui intéressât un pays de cimes et de vallons… Besogne fastidieuse et superflue. L’âme de M. Liserot errait dans les brouillards de l’inconnu.

Enfin, j’appris ce que nous désirions décou­vrir. Un visiteur m’en instruisit. Les hasards d’une villégiature à Aix-les-Bains lui avaient fait connaître, au cours d’une excursion, le modèle de ce portrait verdoyant.

Je dis à M. Liserot :

— Ça y est ! Ça se trouve dans le dépar­tement de l’Ain, près de Culoz. La montagne, c’est le Colombier ; le village, Talissieu. Eh bien ! ça ne vous dit rien ?…

— Rien, môssieu !

Et M. Lise­rot, désappointé, navré, restait là, les bras au corps, les yeux baissés et vagues.

— Alors, décidai-je, il n’y a plus qu’un moyen d’en finir. Partons ! Je vous emmène là-bas en automobile.

Il s’y résolut, d’un effort valeureux. M. Lise­rot rompit avec toutes ses habitudes de vieux petit bureaucrate casanier. Le lendemain, vers trois heures après midi, ma 40-chevaux débouchait devant un immense panorama, borné au nord par la superbe descente du Colombier.

— Reconnaissez-vous, monsieur Liserot ?

— Oui, môssieu, dit-il dans le ronflement du moteur. Je reconnais le fond du tableau.

— Rien de plus ?

— Hélas, non, môssieu !

Nous approchions, certainement.

— Talissieu ? demandai-je, sans ralentir, à un paysan.

— Tout droit… Deuxième patelin…

Je filai, le regard rivé à la route, pressé de savoir enfin, s’il se pouvait, quel était l’étrange souvenir de M. Lise­rot.

— Mais c’est là l s’écria-t-il tout à coup. C’est là ! Vous dépassez… Vous allez trop vite !

— Diable ! grommelai-je en jetant un coup d’œil sur les environs. C’est vrai !

Nous faisions du cent à l’heure. Je freinai brutalement, comme un novice. La route, poudreuse, fit déraper la voiture. Je vis un tronc d’arbre fondre sur nous. Et je décrivis dans les airs une courbe interminable. — Catastrophe !

Des gens accoururent. On nous releva. J’étais fort mal en point. Mais M. Liserot avait cessé de vivre. M. Liserot était venu mourir en ce point du monde dont la reproduction l’avait si curieusement bouleversé. On aurait dit qu’il se fût souvenu de sa vision suprême. On aurait dit qu’il se fût rappelé le décor futur de sa fin tragique. Et le mystère de son obsession s’ex­pliquait par un autre mystère dont je demeurerais confondu et presque épouvanté, si je ne savais combien l’esprit humain témoigne de bizarrerie et le hasard de malignité.