Le Carnaval du mystère/31

La bibliothèque libre.
Les Éditions G. Crès et Cie (p. 217-220).

LA GRIMACE


Au fond du couloir, le tricorne en tête et la houppelande sur le bras, Antoine Bellerose frappait une porte à coups redoublés. L’au­berge retentissait de sa voix théâtrale.

— Holà ! T’éveilleras-tu, vieux barbon ? Lafleur, roi des Cassandres et des Harpagons ! Holà ! Ho ! Debout, le doyen ! Il fait grand jour, que diable ! La troupe est prête à partir. Les chevaux sont au chariot. On n’attend plus que toi. Lafleur, ouvre-moi, lève-toi, réponds, par la morbleu !

» Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille,
» Viens, reconnais

» Lafleur, es-tu sourd ? Es-tu mort ?… La peste soit du Géronte !… Mort ? Eh ! Eh !… Malade, peut-être.

» Holà ! Quelqu’un ! L’hôte, l’hôtesse, arri­vez ! Ce silence ne me dit rien qui vaille… Le camarade a poussé le verrou, et la porte résiste. Ah ! Ah ! par la fente… du bout de ce cou­teau… Glissez, targette ! Elle glisse… Voilà qui est fait.

» Tudieu l On n’y voit goutte… Lafleur !… Poussons les volets… Miséricorde !… Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… Le corps est déjà froid… Que Dieu ait ton âme, mon vieux compagnon… Entrez, vous autres. Lafleur est trépassé, mes amis. Entre, Isabelle. Entrez, Léandre, Scaramouche, Arlequin, Matamore… Voyez le pauvre Lafleur qui a quitté la scène du monde. Par la mordieu, quelle grimace !… Oh ! oh ! cette fiole, à terre !… Du poison !… Eh quoi, mon camarade, on s’est tué ? On était donc si las de cheminer de ville en ville ? Si las de monter aux tréteaux et de faire rire les gens ?… Hors de l’Église ; un peu plus ou un peu moins, qu’importe, n’est-ce pas ?… Mais quelle grimace, palsambleu !… Hein, qu’est-ce encore ? Isabelle se pâme ? Emportez-la, et qu’elle respire le flacon de vinaigre des quatre­-voleurs qui est dans ma sacoche… Faites déte­ler ; nous partirons demain. En attendant, tirons le drap sur ce visage, horrible, en vérité… Hum ! Non. Un instant. Où est notre Octave ?…

» Octave, mon fils, ne vous cachez pas derrière Scaramouche, et venez çà. Venez ! Ôtez vos mains de dessus vos yeux. Regardez. Il faut ici-bas que tout nous soit enseignement. Regardez, vous dis-je. Voici un mort, un vrai, un magnifique mort, — un mort qui ne laisse aucun doute. Il suffit de l’apercevoir, et l’on dit à coup sûr : « C’est un mort ». Car cette grimace-là ne trompe point.

» Or, des grimaces, comédien que vous êtes, vous en ferez mille sur la scène, pour feindre d’avoir expiré ; et neuf cents fois vous excite­rez l’hilarité du parterre, et cent fois vous ne prendrez qu’un masque lugubrement banal.

» Mais cela ! Admirez, Octave, admirez cette expression mortelle de terreur et de souffrance ! Voyez ce front douloureux, ces sourcils sublimes, la tristesse infinie de ce regard qui n’est plus un regard, et l’amertume de cette bouche tor­due et muette à jamais. Est-il spectacle plus tragique, Octave ? Et quel modèle s’offre à nous aujourd’hui !… Eh bien, ne pleurez pas, ne vous retirez pas, diavolo ! Qu’attendez­-vous pour prendre une dernière leçon de votre vieux maître Lafleur ? Allons donc ! Quand il aura sur lui six pieds de terre à l’écart, sa suprême grimace ne sera plus pour vous qu’un souvenir confus, impropre à vous servir. Ce n’est pas de mémoire qu’on travaille l’expression, Octave ; c’est d’après nature.

» Oh ! oh ! Quoi ? Vous avez peur, vous n’osez pas ? Qu’est-ce à dire ? Montrez-vous, palsambleu, digne de votre métier et de votre naissance ! Assez, monsieur, assez de simagrées ! Je suis votre père, dit-on. Or çà, j’ordonne. Mettez-vous dans ce fauteuil, face au défunt, et travaillons. Moi, je serai le miroir parlant. Bien.

» Les sourcils, d’abord. Le gauche moins crispé… Pincez les narines. Davantage. Pas mal… Mauvais, la bouche, mauvais ! Vous avez l’air d’avoir la nausée ! Bon, c’est mieux. Détendez les muscles des joues ; il nous faut du flasque par là… Très bien. Mais le regard conserve trop de feu. Éteignez, éteignez, Octave ! Ah ! ce n’est pas cela… Mon Dieu, est-il donc si difficile de faire cette grimace ? Nous n’y sommes plus du tout… Reprenons ; par l’Enfer, maudit propre à rien, reprenons !…

» Ah ! Parfait ! Nous y voilà ! Bravo ! Bra­vissimo !… Dites, vous autres, est-ce admi­rable ! Il donne même l’illusion d’avoir pâli ! C’est affreux, c’est superbe ! Octave, embras­sez-moi, mon fils !… Embrassez-moi, vous dis-je ! Allons, assez ! Quittez la pose ! Remuez ! Parlez ! Regardez-moi !…

» Octave ! Qu’avez-vous ?… Mon petit !… Qu’est-ce qu’il a ?… Au secours ! Vite, un méde­cin !… Octave ! Octave !…

» Ah ! c’est cette grimace ! C’est la grimace de la mort qui l’a tué !