Le Carnaval du mystère/32

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Les Éditions G. Crès et Cie (p. 221-226).

LA VÉRITÉ SUR FAUST


Le docteur Faust, quinquagénaire grison­nant, regardait son visiteur d’un air pensif.

Méphistophélès était assis fort à l’aise en un grand fauteuil à oreilles, dont le cuir, avec une odeur nauséabonde, brûlait lentement au con­tact de sa personne.

Le Diable tapotait les accoudoirs, d’une main griffue qui laissait des traces de fer chaud. Il affectait d’attendre non sans impatience la décision de l’alchimiste, et de promener sur l’entourage des regards indifférents.

L’ombre s’amassait dans le laboratoire. La pluie cinglait le vitrail de l’ogive. On entendait, parmi les cornues, pétiller les braises du four­neau, qui projetaient une lueur rouge. Des gouttes d’eau tombaient parfois de la voûte humide, et lorsque l’une d’elles touchait le Démon, une vapeur et un grésillement l’an­nonçaient.

— Docteur, dit Méphistophélès, décidez-vous. Encore un coup, que vous faut-il ? Ce n’est pas que je sois pressé : l’éternité m’appartient. Mais je redoute les rhumatismes tout comme un autre. Et puis, je vous en avertis : pour peu que vous méditiez encore un quart d’heure ; le fauteuil sera percé, et vous devrez le faire réparer ou l’utiliser à la garde-robe…

Faust, indécis, le bras allongé sur une table épaisse, faisait tourner machinalement la coupe pleine du breuvage empoisonné.

— Vous avez un fameux défaut ; reprit Méphistophélès. Et c’est, ne vous déplaise, de trop réfléchir. Vous couperiez, ma foi ! un cheveu de femme en quatre, — ce qui est déjà remarquable, à l’époque où nous sommes.

Perplexe, Faust remuait dans sa tête les pen­sées de sa philosophie. Qu’allait-il demander, en vertu du pacte ? Quel souhait accompli lui rendrait le goût de vivre ?

— Je m’en vais ! dit le Diable en se levant. Au revoir, docteur. Je reviendrai. D’ici là, vous aurez pris parti.

— Non ! Reste ! s’écria le penseur. Un instant ! Encore un instant !

— Soit ! accepta le Diable, qui se rassit.

Faust lui présenta son drageoir.

— Un bonbon ? fit-il.

— Volontiers.

Mais, négligeant ces friandises, le Diable choisit délicatement une braise bien ardente, et la croqua.

Faust, haussant les épaules, murmura :

— Saltimbanque !

Et plus rien ne se fit entendre, hormis l’averse et le fourneau.

Pour se distraire, Méphistophélès dessinait du bout de sa griffe, sur un accoudoir, des ara­besques fumantes.

— Pyrogravure fut son mot.

— Plaît-il ? questionna Faust.

— Rien, docteur. Anticipation.

— Trêve de fantaisie. J’ai trouvé !

— Archimède l’eût dit en grec.

— Je sais ce que je veux !

— Voyons.

— C’est la jeunesse.

— Peste, monsieur ! Rien que cela !

— Plus que cela, dit Faust avec un regard pénétrant.

— Plus que cela ? flt le Malin, ahuri. Moi !

— Qu’entends-tu par ce « Moi », maître des obscurités ?

— J’ai dit « Moi ! » comme vous diriez « Diable ! ». Et reconnaissez que l’on jurerait à moins. Quoi ! La jeunesse et plus que la jeu­nesse !

— Écoute, repartit Faust. Si j’étais un vieil­lard, un vieillard abandonné par le désir, tu sais bien, comme moi, que reconquérir la jeunesse n’aurait à mes yeux nul attrait. Mais j’ai cinquante-huit ans, si je ne me trompe. Et mon âme est souvent troublée de désirs que l’état de mon corps m’interdit de combler…

— Eh bien, mais, interrompit le Diable avec un sourire qu’on aurait pu dire licencieux, la jeunesse seule…

Faust frappa du pied.

— Incorrigible bouc ! se récria-t-il. Com­prends-moi donc ! Ce que la jeunesse a de meil­leur en soi, ce n’est ni sa force ni sa séduction, mais l’avenir qui s’étend devant elle !

— En vérité, remarqua Méphistophélès, c’est à vous d’être obscur. Je connais une sorcière qui peut vous rendre vos vingt ans. Y consen­tez-vous ? Cela fait, que manquera-t-il à votre bonheur ?

— La conscience d’être jeune. Le sentiment de l’avenir. Va, je me souviens. J’étais beau. Mes membres étaient puissants, mon cerveau contenait un monde. Vie et bonheur ne fai­saient qu’un. Mais, écoute bien : je ne m’en rendais pas compte. Les jeunes hommes ne savent pas… La joie de leur printemps, ils ne la connaissent, ô mon hôte ! qu’à l’heure où tombe la première neige de leur hiver. Et c’est aujourd’hui seulement que resplendit, dans ma vieille mémoire, toute la grâce de mon passé. Car c’est sans le savoir qu’on est jeune ; et ce qu’on ne sait pas existe-t-il ?

— Bref, conclut Méphistophélès, vous vou­lez à la fois être jeune et ne pas l’être. Vous êtes un sage et un insensé. Sage, lorsque vous rêvez le songe dont vous venez de parler. Insensé, lorsque vous en souhaitez la réalisa­tion. Ah ! monsieur ! Enfermer votre âme pleine d’expérience dans la chair éblouissante d’un corps juvénile ! Faire, tout ensemble, que jeu­nesse sache et que vieillesse puisse ! Quel admirable monstre seriez-vous dans la Création ! Et ne sentez-vous pas qu’un tel prodige est impossible, même à… l’Autre, là-haut, qui n’a pas voulu que la couleur noire pût devenir blanche et rester noire ?…

Et comme Faust demeurait sombre :

— Allez, docteur, ce n’est pas que je renâcle à la besogne. Un pacte est un pacte. Mais : à l’impossible nul n’est tenu. Et si j’ai un con­seil à vous donner… Écoutez-moi, à votre tour. De deux choses l’une : ou l’on est jeune, et c’est, selon votre expression, sans le savoir ; ou l’on ne l’est plus, et c’est alors qu’on savoure sa jeunesse. Que décidez-vous, à la fin ? Recou­vrer vos vingt ans sans y prendre plaisir, ou vous souvenir agréablement de les avoir vécus ?

Découragé par un silence farouche, il eut un geste retombant, et fit quelques pas à l’écart.

Pro’sit ! dit Faust.

L’Esprit du Mal se retourna, et vit le philo­sophe boire d’un trait la coupe de poison.

— À votre aise ! grogna le Diable. Grand bien vous fasse !

Et il se retira comme il était venu, à savoir : on ne sait comment.