Le Cas du docteur Plemen (Pont-Jest)/II/IX

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E. Dentu (p. 295-323).

IX

L’INSTRUCTION


Pendant que William Wtson se livrait à l’enquête personnelle dont nous venons de raconter sommairement les résultats, M. Babou poursuivait son instruction avec une ardeur qu’il n’avait jamais apportée à nulle autre affaire, si zélé qu’il fut toujours.

Très ferré sur le Code d’instruction criminelle, il usait et abusait des droits exorbitants que lui donnait la loi.

Il commença par prendre connaissance de tous les papiers saisis par lui à la Malle et, à la lecture des lettres trouvées dans la chambre à coucher de Mme Deblain, il bondit de joie.

Ces lettres d’amour adressées à la jeune femme, cela ne faisait pour lui aucun doute, bien que son nom n’y figurât point une seule fois, étaient de Barthey.

Quoique le peintre ne les eût signées que d’une sorte d’hiéroglyphe, son écriture, dont le juge d’instruction s’était procuré un spécimen, était reconnaissable, et certaines de ces épîtres amoureuses donnaient une force terrible à l’accusation.

« Que n’êtes-vous tout à fait libre, ma chère âme, avait écrit l’amant entre autres choses passionnées. Nous ne pourrons donc jamais vivre à notre guise à Paris, que vous aimez tant ! Devrai-je toujours ne vous adorer qu’en secret, toujours craindre de vous compromettre et de vous perdre ?

« Je laisse à d’autres les ambitions de fortune et d’honneurs ; moi, je n’en ai qu’une seule être éternellement aimé de vous, dont je n’ai pas besoin de reproduire les traits adorables sur la toile, tant ils sont profondément gravés dans mon cœur. »

Il était impossible d’être plus clair : M. Deblain, c’était l’un de ces autres ambitieux de gloire et d’honneurs. La femme aimée, c’était bien celle qu’on ne pouvait voir que furtivement, en secret, au lieu de la posséder à Paris, à Paris que Rhéa eût habité presque toujours si son mari avait été élu député. Donc, logiquement, selon M. Babou, le jour où l’échec de M. Deblain était devenu certain, ce jour-là, il avait été condamné par ceux dont il gênait les amours adultères.

Une autre lettre, découverte, celle-là, dans le tiroir de la table de travail du peintre, n’avait pas semblé moins démonstrative au magistrat instructeur. Elle était du prince de Linar, qui disait à son ami :

« Est-ce que vous ne nous reviendrez pas bientôt, cher grand artiste ? Il est vrai que si j’étais à votre place, je ne quitterais pas votre paradis pour l’enfer parisien. Que vous êtes heureux et combien je vous envie !

« Il serait d’ailleurs impossible d’avoir une plus adorable hôtesse que celle qui vous garde. Rappelez-moi respectueusement à son souvenir ainsi qu’à celui de sa toute charmante sœur. »

Ainsi, les amis de M. Barthey eux-mêmes connaissaient sa liaison avec Mme Deblain.

À ces deux pièces, si probantes pour lui, M. Babou s’empressa de joindre la facture du marchand de couleurs, Tronsin, facture sur laquelle figurait une quantité considérable d’arséniate de cuivre et qui était datée du 10 septembre, c’est-à-dire de moins de quinze jours avant l’empoisonnement du riche manufacturier de Vermel.

Est-ce que jamais accusation s’était élevée sur des bases plus solides ?

Puis le magistrat entendit les docteurs Magnier et Plemen.

Le premier de ces médecins, qui n’avait jamais soigné M. Deblain et n’était venu près de lui que pour, en quelque sorte, constater son décès, ne put que redire au juge d’instruction quelle avait été son impression immédiate, en examinant le mort.

Tout lui avait permis de croire à une suffocation par une angine de poitrine ou tout autre accident naturel. La pensée d’un crime n’était pas venue une seconde à son esprit, sachant l’existence que menait le défunt, comment il était entouré et quel savant praticien lui donnait ses soins les plus affectueux.

Ce dont M. Magnier était certain, c’est que rien surtout ne lui avait permis de supposer un empoisonnement, par des sels de cuivre du moins, ni le facies du cadavre, ni le désordre du lit, ni des traces de déjection sur les draps ou sur les tapis.

La mort avait dû être foudroyante, après quelques minutes à peine de lutte et peut-être quelques cris étouffés du malheureux.

Quant au docteur Plemen, après avoir maintenu les conclusions de son rapport médico-légal, il affirma, avec une conviction énergique, qu’il ne s’agissait pas d’un crime, mais d’un accident, et que c’était de ce côté que devaient se porter les recherches de l’instruction.

Malheureusement, nous l’avons vu, l’opinion de M. Babou était fixée, grâce aux lettres de Félix Barthey et à la découverte de l’arséniate de cuivre.

Aussi répondit-il au savant toxicologue, avec un sourire ironique :

— Oh ! sur ce point, j’en sais plus que vous, malgré toute votre science, à moins que vous ne vous soyez trompé.

— Est-ce que cela est possible, hélas !

Après avoir lancé cette exclamation avec un inexprimable accent de douleur, Plemen se retira désespéré, pendant que le magistrat entêté se disait :

— Pauvre docteur ! sa situation est, en effet, bien pénible. Livrer à la justice une ancienne maîtresse, qu’on aime peut-être encore, il y a là de quoi troubler plus sceptique que lui ! Comme il nous aurait joués tous par-dessous la jambe, s’il avait pu prévoir qui je soupçonnais. Allons, décidément, je ne suis pas un sot !

Ces premières dépositions reçues et après s’être informé des relations des prévenus, le juge d’instruction avait dressé une liste interminable de témoins à entendre et envoyé des commissions rogatoires à Paris. Pour un rien, s’il l’eût osé, il aurait expédié des agents spéciaux en Amérique.

Il avait ensuite fait dresser un plan, non du premier étage de l’hôtel Deblain, ce qui se serait compris, mais de la maison tout entière, sans souci des frais considérables que cela coûtait. Peu lui importait, puisque ces frais devaient être à la charge de ceux qu’il regardait déjà comme condamnés.

Quand le moment de faire comparaître les témoins fut venu, ce furent d’abord les domestiques des Deblain qui défilèrent devant M. Babou ; mais leurs dépositions se ressemblèrent toutes, à peu près.

Mme Deblain avait toujours été pour eux une maîtresse douce, bonne, généreuse ; jamais ils n’avaient entendu, entre elle et son mari, la plus légère discussion. Les époux vivaient dans le meilleur accord ; aucun d’eux ne se souvenait du moindre fait de nature à permettre de supposer que la jeune femme imposait ses volontés et que M. Deblain la blâmait de quoi que ce fût. Ils avaient toujours vu leur maître heureux et gai, sauf dans les deux derniers mois de sa vie, lorsqu’il avait commencé à s’occuper de politique. Sa femme s’était constamment montrée remplie de prévenances et d’égards pour lui.

Interrogés sur la liaison coupable que Mme Deblain devait avoir eue, d’abord avec le docteur Plemen et ensuite avec M. Barthey, ces gens répondirent qu’ils n’avaient jamais rien surpris de semblable.

Si la jeune femme, ainsi que n’hésitèrent pas à le reconnaître les époux Ternier, les concierges de la Malle, passait parfois la nuit à la campagne, alors que son mari couchait en ville, cela n’était arrivé que quand Mme Gould-Parker était au château. M. Deblain n’avait jamais fait, à ce sujet, la moindre observation. Bien au contraire, il était le premier à conseiller à sa femme de tenir le plus souvent possible compagnie à sa sœur, dont la santé laissait beaucoup à désirer et que la prolongation de l’absence de son mari semblait affecter de plus en plus.

M. Babou n’obtint pas de renseignements plus satisfaisants de Pauline, la femme de chambre de Mme Deblain.

Il eut beau la questionner pendant des heures entières, la menacer de la faire arrêter, lui dire sévèrement que son silence l’autorisait à supposer qu’elle était la complice de sa maîtresse, qu’elle en savait certainement plus qu’elle ne voulait en avouer, cette fille répondit toujours sur le même ton :

— Madame aimait le plaisir et le luxe, mais c’est une honnête femme ; elle n’avait avec M. Barthey que des relations de camaraderie ; jamais ce jeune homme n’a pris aucune familiarité avec elle. Il m’est arrivé vingt fois, ainsi d’ailleurs qu’à tout le monde, d’entrer sans être appelée dans l’atelier où M. Félix faisait le portrait de madame, et jamais ma présence ou celle des autres domestiques n’a paru la contrarier.

Interrogée sur ce que Mme Deblain avait fait dans la soirée du 23 septembre, la brave fille ajouta :

— J’étais un peu malade ce soir-là et madame m’avait forcée de remonter dans ma chambre aussitôt après le dîner. Je ne l’ai revue que le lendemain matin, lorsque je suis entrée chez elle pour lui annoncer l’événement. Une seule chose m’a frappée : son désespoir.

— Les portes des cabinets de toilette qui séparent la chambre de M. Déblain de celle de sa femme étaient-elles restées ouvertes ? demanda M. Babou.

— Je n’en sais rien, puisque je n’ai pas aidé, ce jour-là, madame à se mettre au lit.

— C’était votre habitude ?

— Certainement, je ne me retirais que quand madame n’avait plus besoin de moi.

— Oui, mais, ce soir-là, le 22 septembre, elle vous a renvoyée plus tôt que d’ordinaire !

— Et dix fois, vingt fois, le juge d’instruction adressa les mêmes questions à Pauline, mais pour en recevoir les mêmes réponses.

Quant à Pierre, le valet de chambre, il avait accompagné son maître chez lui, vers dix heures, laissant Mme Deblain et le docteur au fumoir, et il s’était retiré après avoir fait son service. M. Deblain, qui s’était couché immédiatement, lui avait fait mettre à la portée de sa main la potion qu’il prenait tous les soirs depuis quelque temps et le flacon où il puisait lui-même pour se faire une piqûre de morphine. Il était très agité et se plaignait de fortes douleurs dans l’estomac ainsi qu’à la tête.

Le lendemain matin, vers huit heures et demie, lorsqu’il était entré doucement dans la chambre de son maître, pour voir s’il dormait, Pierre l’avait trouvé inanimé. Alors, sans rien examiner de l’état dans lequel était le lit, saisi d’horreur et d’épouvante, il n’avait fait qu’un bond jusqu’au rez-de-chaussée, en appelant au secours.

De tout ce dont on accusait Mme Deblain, le pauvre garçon ne savait rien, son service le retenant constamment auprès de son maître. Il ne voyait guère la maîtresse de la maison qu’aux heures des repas ; mais ce qu’il pouvait jurer, c’est que jamais il n’avait entendu M. Deblain se plaindre de sa femme.

M. Babou n’en apprit pas davantage des autres domestiques. Jamais il n’avait rencontré des serviteurs aussi discrets, aussi respectueux pour leurs maîtres.

Le cocher Dumont affirma que Mme Deblain n’était pas une seule fois revenue seule de la Malle avec M. Barthey, en voiture fermée. Lorsque le peintre et la jeune femme faisaient cette route ensemble, c’était toujours dans une victoria ou en phaéton que la jeune femme conduisait elle-même.

Il ne fut pas plus heureux avec le prince de Linar, ni avec le marchand de couleurs, M. Tronsin, qu’il avait fait interroger tous deux à Paris par commission rogatoire.

Le prince repoussa énergiquement le sens qu’on donnait à sa correspondance avec son ami Barthey. Il n’avait pas voulu dire que le peintre fût retenu à la Malle par une passion satisfaite, mais seulement par le plaisir qu’il trouvait à vivre là, près de deux femmes charmantes, qu’il jugeait, lui, dignes de tous les respects.

Quant au marchand de couleurs, il ne comprenait rien à tout ce qui se passait. Il avait envoyé à M. Barthey de l’arséniate de cuivre avec autant d’indifférence qu’il lui aurait fait parvenir tout autre produit. C’était la première fois, il est vrai, que M. Barthey lui avait demandé de l’arséniate de cuivre, mais cette commande ne l’avait en rien surpris ; il lui était arrivé souvent d’en livrer à d’autres artistes qui, demeurés dans les vieilles traditions, broient eux-mêmes leurs couleurs.

En faisant saisir à l’hôtel Deblain les ustensiles en cuivre de la cuisine, le juge d’instruction s’était imaginé qu’il trouverait là quelques indices de nature à expliquer la possession de sels de cuivre par Mme Deblain, et l’étamage récent auquel avaient été soumis ces ustensiles lui avait tout d’abord semblé un commencement de preuve à l’appui de son hypothèse mais la découverte d’arséniate de cuivre chez Barthey lui avait fait ensuite abandonner ce point spécial de ses investigations.

Néanmoins, par acquit de conscience et parce qu’il ne voulait rien négliger, il interrogea à ce sujet Nicolas, le maître d’hôtel, qui lui répondit :

— Madame n’est jamais entrée dans la cuisine. Après la mort de monsieur, j’ai pris sur moi de tout faire mettre en état, puisque nous quittions la ville pour nous installer à la campagne.

Et comme le quincaillier auquel avaient été livrés tous ces objets affirma qu’aucun d’eux ne portait de traces de vert de gris ni de grattage, au moment où ils lui avaient été confiés, M. Babou s’applaudit doublement d’avoir mis la main sur le poison dont les assassins s’étaient bien évidemment servis, car il avait le sentiment inconscient du ridicule de ses premières suppositions.

Le seul témoin qui vint réellement en aide au magistrat, ce fut Mme Dusortois.

Ah ! celle-là ne se fit pas prier, elle en raconta dix fois plus qu’il n’en fallait pour que la culpabilité de sa nièce devînt indiscutable.

Selon cette excellente parente, tout ce qui était arrivé, elle l’avait prévu dès les premiers mois de mariage de son pauvre neveu. Deblain était d’une faiblesse extrême ; sa femme le dominait complètement ; il n’osait lui résister. C’est ainsi que cette étrangère avait séparé son mari de toute sa famille et s’était fait donner sa fortune entière par testament.

Que de fois, elle avait surpris Raymond nerveux, fatigué, désespéré de l’existence folle de sa femme ! Que de fois, il avait été sur le point de tout lui dire, à elle, la sœur de sa mère ! Mais l’Américaine l’effrayait, il en avait peur. Il n’osait pas non plus faire ses confidences à son ami Plemen, non seulement parce qu’il craignait que celui-ci ne se moquât de lui, mais aussi peut-être parce qu’il soupçonnait les rapports qui existaient entre Rhéa et lui.

— C’est précisément pour en finir avec ces soupçons et s’étourdir, ajouta un jour Mme Dusortois, que Deblain se lança dans la politique. S’il était nommé député, comme il l’espérait, il enlèverait sa femme à l’influence du docteur, car il ne reviendrait que rarement en province,. Il ignorait bien certainement alors que M. Barthey avait remplacé M. Plemen dans le cœur de Rhéa, et il ne se doutait guère qu’en quittant Vermel, il agirait tout simplement selon les désirs de celle qui le trompait, et la livrerait lui-même à l’homme qu’elle aimait. Le malheureux était aveugle !

Au cours d’une autre déposition, la misérable tante raconta les impressions qu’elle avait ressenties le matin où, avertie de la mort de son neveu, elle était accourue à l’hôtel.

— En entrant dans la chambre de Raymond, dit-elle, lorsque je le vis inanimé, ayant, depuis longtemps déjà, rendu le dernier soupir, j’éprouvai d’abord une grande douleur, puis, à cette douleur se joignit aussitôt un profond désespoir. Non seulement il avait succombé seul, sans une main amie pour lui fermer les yeux, mais encore il n’avait pas reçu les secours de la religion. Cette pensée m’était si pénible qu’elle me conduisit immédiatement à me demander comment il pouvait se faire que sa femme ne l’eût pas entendu se plaindre, car bien certainement il avait appelé à son secours. On pouvait encore lire sur son visage une horrible expression de souffrance, et, bien que tout eût été déjà rangé dans sa chambre, il régnait néanmoins un certain désordre autour de son lit. Je me suis empressée alors de passer chez Mme Deblain. Elle pleurait, mais il ne me sembla point qu’elle eût un aussi grand chagrin qu’elle le voulait exprimer, et quand je lui demandai comment les plaintes de Raymond ne l’avaient pas réveillée, ses réponses furent embarrassées. De cela j’ai gardé fidèlement la mémoire.

Ce qu’il y avait de terrible dans tous ces détails donnés par Mme Dusortois, c’est que celle-ci était d’aussi bonne foi que peut l’être une personne aveuglée par la haine ; c’est qu’elle était absolument convaincue.

Par conséquent, M. Babou ne douta pas un instant de tout ce qu’il plut à la terrible parente de lui raconter ; c’est surtout sur ses dépositions que l’accusation s’affermit, et elles donnèrent au magistrat l’idée de faire une expérience d’acoustique pour s’assurer si Mme Deblain avait pu réellement ne pas entendre de son mari.

Dans ce but, en compagnie du procureur de la République, il se transporta un matin à l’hôtel du boulevard Thiers, avec son greffier et là, en présence des domestiques de la maison, il fit coucher le greffier dans le lit de M. Deblain, avec ordre de se débattre, de pousser des gémissements et même des cris, pendant que lui, enfermé dans la chambre à coucher de l’épouse coupable, il se rendrait compte de la façon dont ces bruits divers pouvaient parvenir d’un appartement dans l’autre, à travers les deux cabinets de toilette qui les séparaient.

L’épreuve fut décisive : le juge d’instruction perçut distinctement les moindres plaintes de son scribe. Cependant on était en plein jour.

Comment admettre alors que, dans le silence de la nuit, M. Deblain avait appelé à son aide sans que sa femme l’entendit.

Sur ce point spécial, il n’était pas permis de conserver l’ombre d’un doute. Si Mme Deblain n’était pas venue au secours de celui qui mourait, à quelques pas d’elle, dans d’atroces douleurs, c’est qu’il lui avait convenu de s’abstenir, soit par cruauté, soit par terreur, parce qu’elle n’avait osé affronter les derniers regards de sa victime.

Ce fut également l’opinion de M. Duret, et le procès-verbal de cette terrible constatation vint encore augmenter la série des preuves qui s’accumulaient contre les deux complices.

Toutes ces opérations terminées, son dossier mis en ordre et n’ayant plus qu’à rédiger ses conclusions tendant au renvoi des prévenus en cour d’assises par la chambre des mises en accusation, M. Babou voulut bien enfin autoriser Mme Deblain et Félix Barthey à communiquer avec leurs conseils et à recevoir la visite de leurs parents.

Il y avait près d’un mois que la jeune femme et le peintre étaient au secret, et déjà quinze jours que M. Panton, le révérend Jonathan et M. Armand Barthey étaient arrivés à Vermel, où l’opinion publique était toujours violemment surexcitée.

Si muet qu’eût été M. Babou, certains épisodes de son instruction étaient connus. On savait, entre autres choses, que la veuve de Raymond, après avoir comparu une seule fois devant lui, avait refusé de revenir à son cabinet et même de lui répondre, lorsqu’il s’était présenté à la prison des Carmes pour l’interroger.

On n’ignorait pas non plus que M. Félix Barthey avait à peu près agi de la même façon, et le dossier du magistrat instructeur étant ainsi forcément incomplet, en ce qui touchait les interrogatoires, on en préjugeait logiquement que les débats donneraient lieu à des révélations inattendues.

On n’en trouvait pas moins que M. Babou avait été bien dur et bien sévère en isolant aussi longtemps Mme Deblain.

Il lui avait à peine permis de recevoir quelques lignes de son père et de lui répondre, à la condition qu’il prendrait connaissance de ces lettres avant qu’elles fussent remises à leurs destinataires.

Profondément humiliée de cette mesure, la jeune femme n’avait jamais adressé à M. Panton et à Mme Gould-Parker que quelques mots chaque matin, pour leur donner de ses nouvelles et les assurer de sa tendresse.

Quant à l’Américain, il était à bout de patience ; il ne parlait de rien moins que d’étrangler tout le parquet de Vermel, lorsqu’il reçut enfin l’autorisation de voir son enfant.

Le gros Elias, accompagné seulement du révérend, car sa fille aînée était allée passer quarante-huit heures à Paris, ne fit qu’un bond de l’hôtel du Lion-d’Or à la prison des Carmes. Il est aisé de comprendre ce que fut la première entrevue de ce père indigné avec sa fille prisonnière.

Le brave Panton, qui, nous le savons, n’était rien moins qu’expansif, éclata en sanglots lorsque la jeune femme se jeta dans ses bras puis, couvrant de baisers son visage amaigri, il la garda contre son cœur en murmurant :

— Rhéa ! ma petite Rhéa ! Oh ! les misérables ! les coquins ! T’emprisonner, t’accuser, toi !

Jamais le Yankee n’avait senti à ce point combien sa fille lui était chère.

Il l’éloignait un peu de lui, mais à la longueur des bras seulement, pour lire sur ses traits fatigués toutes les souffrances qu’elle supportait depuis un mois ; puis il la ramenait de nouveau sur sa poitrine, en s’écriant :

— Voyez donc, Thompson, dans quel état ils l’ont mise ! Ah ! les sauvages, les Sioux ! les Peaux-Rouges ! Je les tuerai tous, les lâches !

La veuve de Raymond répondait à son père par mille caresses.

Quant au révérend, dont l’émotion était profonde, car il aimait réellement sa nièce, il pouvait à peine prononcer une parole. Il se contentait de murmurer, en levant les yeux au ciel :

— Le Très-Haut est avec nous, il saura bien séparer l’ivraie du bon grain !

Master Panton finit enfin par céder aux prières de Rhéa, qui, le voyant un peu maître de lui-même, lui raconta tout ce qui s’était passé depuis le moment de son arrestation. Elle termina ce triste récit en disant :

— Soyez sans crainte, il ne me sera pas difficile de prouver mon innocence, et bientôt nous retournerons tous ensemble à Philadelphie, auprès de ma bonne mère, que je n’aurais jamais dû quitter. Je verrai aujourd’hui Me Langerol. C’est un des premiers avocats de la ville ; j’étais fort liée avec sa femme, qui est charmante ; je l’ai choisi pour défenseur.

— Tu en as encore un autre, fit Elias.

— Qui donc ?

— Un de mes anciens amis de là-bas, dont tu te souviens peut-être : le docteur Maxwell, qui a disparu si subitement jadis.

— Stephan Maxwell ! Je crois bien que je me souviens de lui. Comment est-il à Vermel ?

— Uniquement à cause de toi. Il est accouru de Paris dès qu’il a su ce qui se passait ici. Quant aux motifs de sa longue disparition, on ne les connaît pas.

— Je vais le voir ?

— S’il n’est pas venu ce matin avec nous, c’est par discrétion ; mais je suis sûr de lui, il n’a pas perdu son temps. Ah ! les gredins ! Te tenir ainsi prisonnière, dans cette horrible chambre, privée de tout ! Ils sont donc fous, ces gens-là !

Le gros Panton, pris d’un nouvel accès de colère, parcourait de ses regards furieux cette pièce sordide, où son enfant était condamnée à vivre pendant plusieurs semaines encore.

Il ne fallut rien moins que de nouveaux baisers de sa fille pour le calmer, car les exhortations de son beau-frère Jonathan à la patience le mettaient au contraire hors de lui.

Au même instant, Félix Barthey recevait la visite de son frère et de l’un de ses amis de Paris, Me Leblanc, l’un des jeunes maîtres les plus connus du barreau de la grande ville.

Depuis l’arrestation du peintre, il se tenait à sa disposition, ayant compris de suite qu’il n’y avait, dans la terrible aventure dont l’artiste parisien était la victime, qu’une stupide erreur.

Prévenu, par dépêche, que le prisonnier de M. Babou pouvait enfin communiquer avec ses parents et ses conseils, Me Leblanc n’avait pas perdu une seconde pour se rendre à Vermel. Il y était arrivé juste à temps pour accompagner M. Armand Barthey à la maison d’arrêt des Carmes.

Georges Leblanc avait, à cette époque, trente-cinq ans à peine, mais il était déjà presque célèbre, si lourd que fût à porter le nom illustre que lui avait laissé son père, le plus grand avocat criminel du siècle. Le jeune maître était un de ces Parisiens de race, qui savent faire marcher de front les travaux sérieux et les distractions mondaines.

De taille moyenne, blond, élégant, distingué, très lancé dans la haute société, familier avec toutes les illustrations de l’époque, de relations sûres, il était à l’occasion publiciste politique de premier ordre ou romancier rempli d’humour.

Devant la justice, il devenait un adversaire redoutable. On ne craignait pas moins sa logique que ses réparties sanglantes comme un coup de fouet de Juvénal. Barthey et lui étaient liés depuis près de dix ans. Ils avaient fait ensemble, pour ainsi dire, leurs débuts à Paris. Ils savaient ce qu’ils valaient l’un et l’autre.

Aussi le peintre, qui avait compté sur le jeune avocat, le reçut-il comme un ami impatiemment attendu. Il lui suffit de quelques mots pour le mettre au courant des choses. Me Leblanc avait en quelque sorte tout deviné.

— Il n’est pas moins vrai, répondit-il à l’artiste, que te voilà accusé d’empoisonnement. C’est idiot, mais tout est grave en semblable matière, surtout lorsqu’on professe ainsi que toi, et que moi, des opinions politiques qui transforment aisément, sans même qu’ils s’en doutent, les juges les plus honnêtes en ennemis irréconciliables. Je dois une visite à ces messieurs, c’est l’usage ; je la leur rendrai demain et saurai de suite à quels hommes nous avons affaire. J’ai accepté l’hospitalité de mon charmant confrère, Me Langerol, le défenseur de Mme Deblain. Nous aurons dans les vingt-quatre heures communication du dossier et l’étudierons ensemble. Pauvre petite femme, ce qui se passe est autrement douloureux pour elle que pour toi !

Quant à M. Armand Barthey, il s’était contenté d’embrasser son frère, qu’il devait désormais visiter tous les jours. Moins encore que personne, il n’avait jamais douté de l’innocence de celui qui portait le même nom que lui.

Le soir même, Georges Leblanc fut mis en rapport avec William Witson, que M. Panton avait présenté à Me Langerol, car ce dernier s’était empressé de rendre visite au père de Mme Deblain, aussitôt qu’il avait été informé de son arrivée à Vermel, et tous ces amis et défenseurs des prisonniers se préparèrent à lutter contre M. Babou.

Le lendemain, Mme Gould-Parker revint de Paris et courut à la prison. L’entrevue des deux sœurs fut touchante. Tendrement enlacées, elles demeurèrent pendant de longs instants sans pouvoir prononcer un seul mot, n’échangeant que des soupirs et des baisers.

Rhéa, la première, revint au calme pour dire tout à coup à Jenny :

— As-tu été appelée chez le juge d’instruction ?

— Non, et j’en suis fort surprise. Dix fois, vingt fois, j’ai voulu aller le trouver ; mais Me Langerol s’y est énergiquement opposé.

— Dieu soit loué ! Alors, écoute-moi ; écoute-moi attentivement, pour ne pas oublier la moindre de mes paroles.

— Parle ! parle ! Tu m’épouvantes !

— Tu m’aimes toujours bien ?

— Si je t’aime !… Oh ! ma chérie !

La jeune femme saisit de nouveau sa sœur entre ses bras.

Mme Deblain se dégagea doucement de cette affectueuse étreinte et reprit :

— Tu sais qu’on a saisi chez moi les lettres que tu m’avais confiées. Or, le juge d’instruction les prétend écrites par M. Barthey et y voit la preuve que ce brave garçon est mon complice.

— Cela est affreux, je dois dire la vérité ! Il faut qu’on sache que ces lettres m’appartiennent.

— Moi, je ne le veux pas, ou plutôt je te supplie de garder le silence, non seulement à propos de ces lettres, mais même s’il t’est jamais adressé quelque question, que ce soit à l’égard de mon existence à la Malle, des excursions que j’y faisais, des motifs qui m’y amenaient. Jure-moi de répondre toujours : « Je ne sais rien. »

— Si mon silence allait te compromettre, te perdre !

— Il y a des choses qui doivent demeurer secrètes entre nous. Un mot de toi, un seul, serait peut-être plus imprudent que ton refus de parler. On donnerait à tes paroles une interprétation dangereuse pour nous deux. Ma Jenny bien-aimée, promets-moi, sur la vie de notre bonne mère, de m’obéir aveuglément.

— Explique-moi au moins…

— Non ! Si on te demande, et cela qui que ce soit, fût-ce même notre père : « Votre sœur avait-elle un amant, cet amant n’était-il pas M. Félix Barthey ? » contente-toi de répondre : « Je ne le crois pas, rien ne m’a jamais permis de le supposer. » Si on te pose cette question : « Mme Deblain est-elle venue à la Malle dans la soirée du 22 septembre, y a-t-elle passé la nuit ? » Dis seulement : « À cette époque, j’étais très souffrante et il est arrivé plusieurs fois à ma sœur de ne pas rentrer en ville ou de venir me rejoindre le soir, mais je ne puis me souvenir si cela lui est arrivé à telle ou telle date. »

— Rhéa ! ma chère Rhéa !

Mme Gould-Parker s’était laissée tomber sur un siège. Le visage voilé de ses deux mains, elle sanglotait.

La veuve de Raymond se mit à ses genoux, l’entoura tendrement de ses bras, but en quelque sorte ses larmes dans ses baisers et lui dit :

— D’ailleurs, maintenant, on ne t’interrogera pas ; on l’eût fait déjà depuis longtemps. Si tu as toujours pour moi là même affection, jure-moi de m’obéir.

— Tu le veux ?

— Je t’en supplie, pour ton bonheur et pour le mien.

— Eh bien ! soit ! il en sera fait ainsi que tu l’ordonnes, je te le jure ! Tu sais bien cependant que je suis prête à donner pour toi mon honneur et ma vie !

— Ah ! merci, merci ! L’heure de comparaître devant mes juges peut maintenant sonner ; elle me trouvera forte et sans peur.

Les deux filles d’Elias Panton, unies par ce pacte mystérieux, le scellèrent d’un dernier baiser.

Moins de huit jours plus tard, Mes Langerol et Leblanc avaient vu tous les témoins cités par le juge d’instruction, moins Mme Dusortois, et leur enquête était terminée.

Ils firent alors savoir immédiatement au chef du parquet qu’ils avaient choisi comme médecin expert M. Stephan Maxwell, docteur de la Faculté de Paris, et qu’ils demandaient, conformément à la loi, que la partie réservée des organes examinés par le docteur Plemen fut mise à la disposition de son confrère, afin que celui-ci pût se livrer à une contre-expertise, s’il la jugeait nécessaire.

Cette requête des défenseurs de Mme Deblain et de Félix Barthey fit hausser les épaules à M. Babou.

Douter de la science du docteur Plemen, vouloir contrôler son examen, discuter son rapport médico-légal, c’était pour le juge d’instruction, le comble de l’outrecuidance et, en quelque sorte, une preuve nouvelle que les conseils des prévenus ne savaient comment s’y prendre pour lutter contre l’instruction.

Néanmoins il donna l’ordre au commissaire de police, M. Berton, de satisfaire à la demande de la défense. Il apprit alors que cela allait nécessiter une exhumation nouvelle, car non seulement le docteur Plemen avait omis de faire deux parts des fractions d’organes enlevées par lui au cadavre de la victime et c’était la totalité de ces fractions qu’il avait soumise à son analyse chimique, mais on n’avait pas même suivi les prescriptions accoutumées, ordonnant de replacer le corps dans une bière scellée qui doit rester à la disposition de la justice.

Certainement il y avait là un oubli fâcheux de la part du grand praticien de Vermel ; mais M. Babou ne songea pas un instant à l’en rendre responsable. Jamais, dans les causes criminelles précédentes, et cela depuis une dizaine d’années, une contre-expertise n’avait été demandée.

Le commissaire de police fut donc obligé de procéder à une seconde exhumation le corps du malheureux époux de Rhéa sortit une seconde fois de sa bière et fut étendu de nouveau sur la table de marbre de la salle d’autopsie, pour être examiné par le docteur Maxwell, auquel, sous le prétexte qu’il était étranger, le juge d’instruction imposa le concours, c’est-à-dire la surveillance du docteur Magnier.

Mais M. Magnier était aussi galant homme que médecin de valeur. Il ne lui fallut que quelques instants de conversation avec Maxwell pour comprendre qu’il avait affaire à un confrère du plus haut mérite, et ils furent immédiatement d’accord.

Par déférence et aussi par ironie contre ses adversaires, M. Babou avait informé le docteur Plemen de ce qui se passait, car l’ancien ami de Raymond ne sortait plus de chez lui que pour visiter ses malades. Il avait même, pour raisons de santé, abandonné momentanément la direction de l’hôpital. Il se contenta de répondre au magistrat :

— La défense use de son droit ; si l’expert qu’elle a choisi peut prouver que j’ai commis une erreur, personne n’en sera plus heureux que moi.

Ces quelques mots avaient exaspéré le juge instructeur, dont l’orgueil professionnel était déjà dans un inexprimable état de surexcitation.

Depuis un mois, il avait été fait, près de lui, une foule de démarches dans l’intérêt de ceux qu’il croyait coupables.

Le général Sauvière, auquel Félix Barthey devait sa médaille militaire, était venu lui-même chez M. Babou, et, dans sa rudesse loyale de soldat, il lui avait dit qu’il était prêt à répondre du peintre sur son propre honneur.

Les gens les plus considérables de Paris lui avaient écrit dans le même sens. Le premier secrétaire de l’ambassade américaine, ami du colonel Gould-Parker, avait fait plusieurs fois le voyage de Paris pour voir Mme Deblain et les membres du parquet, et, de la Chancellerie, on avait recommandé de nouveau au procureur général de mener cette affaire avec la plus grande circonspection, de ne marcher en quelque sorte qu’à coup sûr.

Mais au lieu de troubler la conscience du juge d’instruction, toutes ces marques de sympathie pour les prévenus avaient eu un résultat diamétralement opposé.

Devant les dénégations des autres, sa conviction s’était faite plus profonde, et il hâta si bien les choses, il mena à ce point le procureur général — car M. Duret, le procureur de la République, s’était effacé, ainsi d’ailleurs que le premier président — que bientôt le dossier de l’affaire fut remis à la chambre des mises en accusation et moins de huit jours plus tard, conformément aux conclusions de M. Lachaussée, cette chambre rendit un arrêt qui renvoyait en cour d’assises, sous l’accusation d’empoisonnement, Rhéa Deblain et Félix Barthey.

Cette terrible nouvelle, qui atterra le brave Elias Panton, le révérend Jonathan et Mme Gould-Parker, ne surprit ni la jeune femme ni le peintre.

Mes Langerol et Leblanc ne leur avaient pas fait espérer un seul instant que M. Babou conclurait à une ordonnance de non-lieu.

Il s’était trop avancé, non pas pour ne point revenir en arrière, si sa conscience le lui avait commandé, — nous l’avons dit, ce n’était pas un malhonnête homme, — mais pour voir nettement les choses.

Sans s’en rendre compte, sans se l’avouer, il pensait son honneur engagé et sa femme lui disait trop souvent, depuis les débuts de l’affaire : « Jérôme, tu tiens ta présidence de chambre entre les mains » pour qu’il ne demeurât pas absolument convaincu de son coup d’œil, de sa haute intelligence et du dénouement selon ses vues de ce drame judiciaire, dont il avait, avec tant d’indépendance et si habilement, dénoué tous les fils. Il le pensait, du moins.

Quant au docteur Maxwell, après avoir étudié le rapport, médico-légal de son confrère Plemen et terminé son analyse chimique, il avait dit à Mes Langerol et Leblanc :

— Le parquet de Vermel ne se doute pas des surprises que je lui réserve.

Il s’était transporté ensuite à la maison des Carmes, où, en embrassant la pauvre Rhéa et en serrant les mains de l’artiste, il leur avait juré que toute cette horrible aventure se terminerait à la confusion de leurs accusateurs.

L’affaire était inscrite au rôle pour la fin de la seconde quinzaine de décembre.

L’heure de la flétrissure ou de la réhabilitation allait enfin sonner pour ces deux infortunés qui subissaient, depuis près de trois mois, les tortures morales de la détention préventive.

Conformément aux usages, la veille de l’ouverture des débats, M. le conseiller de la Marnière, président des assises pour la session, interrogea successivement les deux accusés. Il ne sortit pas moins ému de la cellule de Mme Deblain que de celle de M. Barthey.

— Triste et mystérieuse affaire ! murmura l’éminent magistrat en rentrant chez lui ; si ces malheureux sont innocents, comme je le crois, je ferai mon devoir et tenterai du moins de sauver la dignité de la justice, si imprudemment compromise.