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Le Centurion/12

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L'Action sociale (p. 44-56).

XII

TROIS PASTORALES


caïus à tullius


Dans l’histoire du peuple juif, que j’étudie toujours avec intérêt, l’époque patriarcale a pour moi un charme particulier. Dans ce pays à la fois pittoresque et fertile, la vie pastorale, qui était celle des patriarches, devait être bien poétique et bien attrayante.

Abraham, Isaac, Jacob, étaient des petits rois pasteurs qui vivaient des produits de la terre, qui paissaient de grands troupeaux, et qui colonisaient en élevant de nombreuses familles.

Jéhovah, leur Dieu, les visitait, leur parlait ; et, pleins de foi dans ses promesses, ils étaient convaincus qu’ils seraient les pères d’un grand peuple.

Le culte qu’ils rendaient à ce Dieu, était d’un caractère assez primitif. Il consistait surtout à lui dresser des autels, formés de quelques pierres qui se trouvaient sur leur chemin, et à lui offrir des sacrifices.

C’est lui qui leur indiquait les pays qu’ils devaient habiter, et quand ils y étaient arrivés, ils y dressaient leurs tentes, ils érigeaient un autel, et ils creusaient un puits profond qui devait servir à les abreuver, eux et leurs troupeaux.

Le foyer domestique, qui allait devenir un foyer national, n’était vraiment fondé que par l’érection d’un autel et le creusement d’un puits. L’un était un acte de consécration du sol, et l’autre en était la prise de possession.

Ces puits étaient indispensables pendant l’été ; car le pays, suffisamment arrosé au printemps, devenait aride dans la saison suivante. Aussi leur donnait-on des noms appropriés pour attester leur importance.

C’est ainsi qu’Isaac en avait creusé plusieurs pour ses immenses troupeaux.

Celui qui marquait son domaine et sa résidence se nommait « le puits du Vivant et du Voyant. » En divers autres endroits, il en avait creusé d’autres. À l’un, il avait donné le nom de « Calomnie », parce que les pasteurs de Gérasa prétendaient qu’il était à eux. Un second lui fut encore contesté, et il l’appela « Inimitiés ».

Enfin, il s’éloigna un peu, et en creusa un troisième qu’il nomma « Étendue », parce que personne ne lui contesta plus ses droits sur la vaste étendue de terrain dont il avait pris possession, et un quatrième qui reçut le nom « d’Abondance ».

L’importance de ces puits dans les pays d’Orient explique pourquoi ils marquent si souvent dans l’histoire patriarcale, les endroits où l’on se rencontrait, tantôt pour y conclure des traités d’alliance, tantôt pour y nouer de simples idylles d’amour.

Rien n’est plus poétique dans leur touchante simplicité que les pastorales qui racontent les mariages d’Isaac et de Jacob, et dont la scène est toujours près d’un puits.

Et remarque bien, mon cher Tullius, que ce n’est pas de la fiction mais de l’histoire, et que cette histoire remonte à 2000 ans, 12 siècles avant la fondation de Rome !

Écoute un peu ces récits que je vais abréger le plus possible.

Abraham est devenu vieux, et il veut marier son fils Isaac ; mais il ne veut pas qu’il prenne son épouse parmi les filles des Chananéens. Il envoie donc son intendant en Mésopotamie, son pays natal, pour chercher une femme à son fils.

Quand il arrive dans la patrie d’origine du Père des Croyants, l’intendant s’arrête près d’un puits, vers le soir, à l’heure où les femmes sortent pour puiser de l’eau, et il prie :

« Seigneur, Dieu d’Abraham, faites que la jeune fille à qui je demanderai à boire, et qui penchera sa cruche pour que je boive, soit celle que vous destinez à votre serviteur Isaac ».

Et voici qu’une jeune fille très belle et pure s’avance vers le puits et y remplit sa cruche. L’intendant d’Abraham lui demande à boire, et s’empressant d’abaisser sa cruche sur sa main, elle lui répond : Bois.

Et pendant qu’elle donne aussi à boire à ses chameaux, il l’observe en silence.

Quand les chameaux ont bu, il lui demande quel est le nom de son père, et il apprend qu’elle est Rébecca, fille de Bathuel, et petite nièce d’Abraham. Alors l’intendant lui présente un anneau et des bracelets d’or. Il reçoit l’hospitalité chez Bathuel et chez Laban frère de Rébecca ; le mariage est convenu ; et dès le lendemain la belle Rébecca et ses suivantes, montées sur des chameaux, s’en vont avec l’intendant en la terre de Chanaan.

Un soir, après plusieurs jours de marche, elle aperçoit un homme qui regarde venir les chameaux auprès du puits du « Vivant et Voyant », et l’intendant lui dit : C’est mon maître.

Alors, elle saute à bas de son chameau, et elle se couvre de son voile. Isaac conduit la vierge voilée dans la tente de sa mère, et l’écrivain sacré ajoute en terminant : il la prit pour femme, et il l’aima.

Trente ans après, c’était le fils de Rébecca, Jacob, qui s’en allait à son tour en Mésopotamie pour y choisir une épouse, afin que les bénédictions divines descendues sur son grand-père Abraham, et sur son père Isaac, fussent réalisées, et qu’il devînt le père d’une multitude de peuples.

Quand le soleil fut couché, et que la nuit se répandit sur la terre, il s’arrêta, prit une pierre pour y poser sa tête et se coucha sur le sol, sous le regard serein des étoiles. Un songe merveilleux vint embellir son sommeil : Il vit une échelle lumineuse dont le pied touchait la terre, et dont la tête se perdait dans le ciel, et sur ses degrés innombrables des anges de Dieu montaient et descendaient. Et Jéhovah qui se tenait au haut, lui parla, et lui renouvela les promesses qu’il avait faites à son père.

À son réveil, il nomma ce lieu Béthel, qui signifie « lieu que Dieu habite » ; il transforma en autel la pierre qui lui avait servi d’oreiller, y versa de l’huile, et pria Dieu qu’il lui donnât le pain dont il avait besoin. Puis il continua son voyage ; et quand il fut arrivé au pays des ancêtres, il aperçut un puits dans la campagne autour duquel des troupeaux de brebis étaient couchés.

S’adressant aux bergers de ces troupeaux, il leur demanda s’ils connaissaient Laban, fils de Nachor, et petit-fils d’Abraham.

— Nous le connaissons, répondirent-ils, et voici justement Rachel, sa fille, qui vient avec ses brebis.

Jacob alla au-devant d’elle, il lui apprit qu’il était le fils de Rébecca, sœur de Laban, quelle était ainsi sa cousine, et pleurant d’émotion, il l’embrassa. Tu comprends la cause de cette émotion :

— C’est que cette rencontre lui rappelait l’idylle de sa mère Rébecca auprès de ce même puits, quelque trente ans auparavant.

Et maintenant, c’était Rachel, la fille de Laban, que Jéhovah envoyait au-devant du fils de Rébecca, et il lui inspirait que c’était bien elle qu’il lui destinait pour épouse.

N’est-ce pas, mon cher Tullius, que ces pastorales sont bien supérieures à celles de notre Virgile ?

Mais ce n’est pas seulement parce qu’elles sont jolies que j’ai voulu t’en faire le récit. C’est parce que je parcours en ce moment la seconde patrie d’Abraham, ces belles campagnes de la Samarie où il vint planter sa tente, à l’ombre des grands chênes de Moreh, et parce que j’ai visité le puits célèbre que Jacob y creusa. Or, il y a quelques mois, ce puits a été le théâtre d’une autre pastorale que je veux aussi te raconter.

Elle est plus belle encore, et plus idéale que les précédentes, à raison de la supériorité du personnage principal ; car il n’est autre que Jésus de Nazareth.

Je n’en ai pas été témoin moi-même ; mais j’en tiens le récit que je vais te faire d’un disciple de Jésus, dont je t’ai déjà parlé, et qui se nomme Jean. C’est de Sichar même, capitale de ce pays, que je t’écris, et tous ceux que j’ai rencontrés ici, et interrogés, ont confirmé le récit que Jean, fils de Zébédée, m’en a fait à Capharnaüm, il y a plusieurs semaines.

C’est même à cause de l’impression que ce récit m’a laissée que j’ai voulu voir de mes yeux le puits fameux de Jacob, qui est tout près de la ville.

Voici donc ce que Jean m’a raconté. Je lui cède la parole :

— « Nous revenions de Jérusalem avec notre maître, et nous traversions la Samarie pour nous rendre en Galilée. Au milieu du jour, nous étions arrivés près de Sichar, au puits de Jacob. Il faisait très chaud, et nous avions faim. Les autres disciples se rendirent à la ville pour y acheter des provisions. Mon maître s’assit sur la margelle du puits…

Après ce début, Jean hésita, comme s’il y avait dans son récit quelque chose qu’un païen ne devait pas entendre. J’insistai pour tout savoir, et il reprit :

« Sachez donc que Jésus de Nazareth est un descendant de Jacob, et que ce puits des aïeux lui rappelait d’antiques souvenirs qui sont chers à tous les Juifs, mais qui devaient lui être plus chers encore. Sachez aussi que la mission de son grand ancêtre en Mésopotamie est une figure de la sienne sur cette terre ; car il se dit envoyé par son Père céleste parmi les hommes, pour y chercher une épouse, mais une épouse mystique dont un lien surnaturel formera seul l’union.

Le regard tourné vers Sichar, Jésus semblait donc attendre celle qui allait venir, et qui serait l’image ou la figure de son épouse mystique.

Et voilà qu’une femme s’avance, comme autrefois Rachel, pour puiser de l’eau. Mais ce n’est pas cette fois, une vierge innocente et pure, digne du chaste fiancé qui la regarde venir. C’est une femme perdue, qui vit en concubinage public.

Et cependant, quand elle fut près du puits, Jésus jeta sur elle un regard pénétrant, et lui dit :

— « Donne-moi à boire ». Toute stupéfaite, elle répondit :

— « Comment, vous qui êtes Juif, me demandez-vous à boire, à moi, femme de Samarie ? Les Juifs n’ont aucun rapport avec les Samaritains.

Sans rien répondre à cette observation, Jésus poussa un long soupir, et leva les yeux au ciel. Puis il les fixa de nouveau sur ceux de la Samaritaine, et lui dit :

— « Si tu savais le don de Dieu ! Si tu savais qui est celui qui te dit « Donne-moi à boire » tu lui aurais peut-être adressé la même demande, et il t’aurait donné de l’eau vive.

— Mais, Seigneur, dit la femme, vous n’avez aucun vase pour en puiser, et le puits est profond. D’ pouvez-vous donc avoir de l’eau vive ? Êtes-vous plus grand que notre père Jacob qui nous a donné ce puits ?

— « Quiconque boit de cette eau, répondit Jésus, aura encore soif — mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura jamais soif. Car l’eau que je lui donnerai, ajouta-t-il, en levant la main droite vers les hauteurs deviendra en lui une source jaillissante pour la vie éternelle ! »

La Samaritaine comprit-elle quelle était cette eau vive que le Prophète lui offrait ? Évidemment non. Entrevit-elle dans ces paroles quelque vague lueur de vérité ? Peut-être. En tous cas, la pauvre pécheresse lit un acte de foi aveugle, et c’est cette foi-là qui sauve.

— Seigneur, supplia-t-elle, donnez-moi de cette eau, afin que je n’aie plus soif, et que je ne vienne plus ici pour puiser.

— Va, reprit Jésus, appelle ton mari, et reviens ici. La femme rougit et répondit franchement :

— « Je n’ai pas de mari. »

— « Tu dis vrai. Tu en as eu cinq, et celui avec lequel tu vis maintenant n’est pas ton mari. »

— Seigneur ! s’écria la malheureuse, je vois que vous êtes un prophète.

Et aussitôt elle voulut l’interroger sur le fondement de la foi samaritaine, et sur la grande controverse religieuse qui divisait ses co-religionnaires des Juifs, afin de connaître cette vérité dont elle avait soif instinctivement.

— « Nos pères ont adoré sur cette montagne (elle indiquait le Garizim de la main) et vous, vous dites que c’est à Jérusalem qu’il faut adorer. Qui faut-il croire ?

Ce désir du don de Dieu, qu’elle manifestait si spontanément, réjouit le cœur de Jésus ; et il lui répondit comme s’il avait été dans le Temple en présence d’une foule avide de l’entendre :

— « Femme, crois-moi. L’heure est proche où ce ne sera ni sur cette montagne, ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. Vous adorez, vous, ce que vous ne connaissez point ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs.

« Mais l’heure arrive, et déjà elle est venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; et ce sont de tels adorateurs que veut le Père. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité. »

La Samaritaine ouvrait les yeux et les oreilles, et elle faisait des efforts pour comprendre ces paroles transcendantes. Elle devinait que cela voulait dire : « Peu importent les noms et les lieux de Garizim et de Jérusalem ; l’adoration n’est pas un acte physique mais spirituel. Toi, tu n’as connu que l’adoration de la chair ; mais c’est en esprit qu’il faut adorer. » Elle sentait qu’un être supérieur était devant elle, et un vague pressentiment lui disait que c’était peut-être le Messie, si longtemps attendu.

Le vrai don de Dieu à la terre, n’était-ce pas le Messie ? Serait-ce donc lui, pensait-elle ? Et elle lui dit alors :

— « Je sais que le Messie qu’on appelle Christ, doit venir. Lorsqu’il sera venu, il nous instruira de toutes choses. »

Devant cette foi naïve, et ces aspirations généreuses vers Lui, Jésus épancha son cœur ; et dans un élan spontané, il lui dit :

— « Le Messie, c’est moi ! moi qui te parle. »

La Samaritaine n’en écouta pas davantage. Elle savait tout ce qu’il est nécessaire de savoir. Elle connaissait maintenant le don de Dieu ; et laissant là son urne vide, sans plus songer à cette eau matérielle qu’elle était venue puiser pour étancher sa soif, elle prit sa course vers la ville.

Et toute haletante, elle criait à ceux qu’elle rencontrait :

« Venez, venez, venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-il point le Christ » ?

Et le cri de cette femme sortait si bien de son âme, et la croyance au Messie attendu était si vivace parmi les Samaritains, qu’ils accoururent au puits de Jacob à la suite de cette femme, malgré le mépris qu’ils avaient pour elle.

Quand Jésus les vit venir vêtus de leurs blanches tuniques, à travers les champs, il nous dit : « Levez les yeux, et voyez les campagnes qui blanchissent déjà pour la moisson. Encore quelques mois, et la moisson sera mûre. »

Nous passâmes deux jours à Sichar, et un grand nombre des habitants crurent, après avoir entendu notre Maître, qu’il était vraiment le Messie promis.

— Mais quel est, demandai-je alors à Jean, ce mariage mystique dont vous avez parlé, et que votre prophète voudrait contracter ?

Jean m’expliqua tout : Jésus de Nazareth est le fils de Dieu, et il est envoyé par son Père pour fonder sur la terre une société, qui embrassera tous les peuples, et qui sera son épouse mystique. Il l’appelle son Église.

La postérité issue de ce mariage sera innombrable, et formera un nouveau peuple de Dieu. L’humanité toute entière est invitée à en faire partie. Le puits de Jacob auprès duquel, le Fils de Dieu va l’attendre et qui sert d’abreuvoir aux troupeaux, mais dont l’eau n’est pas vive, c’est la fontaine des erreurs humaines et des fausses joies de la terre, dont l’eau n’apaise pas la soif de bonheur qui tourmente l’humanité. C’est la source impure où elle vient chaque jour puiser dans le vain espoir d’y rassasier ses passions. Car elle est pécheresse comme la Samaritaine, et elle ne connaît plus le don de Dieu. Mais le Fils de Dieu le lui apporte en sa personne dans les noces mystérieuses qu’il veut célébrer avec elle.

— Tout cela me semble bien beau, mais bien mystérieux, ai-je dit à Jean.

— Oui, peut-être, m’a-t-il répondu. Mais la parole du Maître éclaire tout.

Je me demande, Tullius, si tu goûteras ce récit de mon ami Jean. Mon idylle de Myriam a su te plaire. Mais il y a un abîme entre elle et celle de Photina la Samaritaine. Toutes deux prouvent cependant que Jésus de Nazareth ne cherche qu’à purifier la femme, tandis que les hommes ne savent que la pervertir. — À bientôt, Tullius.

8 juin 781. — Sichar.