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Le Centurion/13

La bibliothèque libre.
L'Action sociale (p. 56-59).

XIII

PAYSAN ET PHILOSOPHE


tullius à caïus


« Ô rus, quando te aspiciam » ?


Depuis longtemps je poussais ce soupir de notre poète Horace. Mon rêve est enfin réalisé : je suis devenu un paysan de Tibur. La société romaine n’avait plus aucun charme pour moi, et ce qui a mis le comble à mon dégoût c’est que plusieurs de nos amis se sont fait disciples d’Isis. Comprends-tu cette aberration d’emprunter à l’Égypte morte une divinité qui n’a jamais vécu, et qui est plus fabuleuse encore que nos dieux de l’Olympe.

Donc, j’ai quitté Rome, et j’ai acquis l’ancienne villa d’Horace, que son généreux ami Mécène lui avait donnée, et qui est située à huit milles de Tibur dans les montagnes de la Sabine.

J’y passerai l’été, et peut-être l’hiver. Tout naturellement je me suis mis à relire les Épodes, et les Odes du poète ; et je dis avec lui : Beatus ille qui procul negotiis… J’y trouve en maints endroits la description de mon nouveau domaine. Le poète ne l’a pas trop vanté, mais moi je l’ai fort embelli. Horace y appréciait beaucoup une jolie source, formant ruisseau, et auprès de laquelle il aimait à dormir, couché dans l’herbe. En détournant un peu ce ruisseau, je me suis donné le luxe d’un étang assez spacieux, où je puis faire un peu de pisciculture. J’ai agrandi la maison, et augmenté le nombre des pelouses vertes bordées d’acacias.

J’ai des bois, des prairies, et je suis entouré de montagnes qui me protègent si bien contre la bise que je leur pardonne de borner mes horizons.

Aimer la campagne est un goût distingué, et c’est pour paraître avoir cette distinction que beaucoup d’imbéciles vont s’y ennuyer chaque année pendant quelques semaines.

Mais je t’assure que j’aime vraiment cet isolement et le repos qu’il me donne. Je tiens peut-être ce goût de Virgile et Lucrèce, que j’ai beaucoup lus, et qui avaient plus qu’Horace, à mon avis, l’intelligence des séductions champêtres. Je les relis ici avec un charme nouveau, mais la lecture des Georgiques m’a convaincu que je ne suis pas un vrai cultivateur, ni un vrai pasteur. Virgile était un artiste dans la culture des champs et des bois, et dans l’élevage des troupeaux. À peine suis-je un amateur, et mon petit troupeau n’est guère bon qu’à décorer le paysage.

Les Georgiques me laissent donc assez froid, malgré la beauté des vers, et dans les dispositions d’esprit où je me trouve je m’attache plutôt à Cicéron. Ses œuvres philosophiques et religieuses font mes délices. Penseur, orateur, savant, écrivain, il est vraiment notre plus grande gloire intellectuelle.

Et cependant, tout ce que tu m’écris du Messianisme m’intéresse encore davantage. Et sais-tu quel livre fait mes délices en ce moment ? « Le livre de La Sagesse », mon cher. J’en ai trouvé l’autre jour, au Ghetto, un exemplaire grec ; et il me semble qu’il contient plus de philosophie que les grands ouvrages des Sages de la Grèce.

Voici des paroles qui m’ont fait réfléchir profondément :

« Dieu n’a pas fait la mort…
Il a créé toutes choses pour la vie…
Car la justice est immortelle.
Mais les impies appellent la mort
La regardant comme une amie…
Ils font alliance avec elle,
Et ils sont dignes de lui appartenir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dieu a créé l’homme, pour l’immortalité,
Les âmes des Justes sont dans la main de Dieu ;
Aux yeux des insensés, ils paraissent être morts…
Et leur sortie du monde semble être un anéantissement.
Mais ils sont dans la paix…
Après une légère peine, ils recevront une grande récompense… »

En méditant ces paroles, plus claires et plus assurées que celles de Cicéron, je me suis demandé d’abord si les Justes n’étaient pas seuls immortels, et si l’anéantissement n’était pas le châtiment des impies.

Mais non. Ce ne serait pas une punition pour eux, et s’ils appellent la mort, c’est parce qu’ils espèrent qu’elle les anéantira.

Aussi la Sagesse ajoute-t-elle ; « mais les impies auront le châtiment mérité par leurs pensées perverses… »

Donc l’immortalité est le bien souverain donné par Dieu à tous les hommes ; et si elle devient le mal souverain des méchants, c’est leur faute.

Quelle grandeur et quelle élévation dans cette philosophie ! Et combien Horace baisse dans mon admiration, quand je me rappelle ses plaintes stériles contre la mort, et la justification qu’il y croit trouver de sa vie épicurienne !

Quand tu connaîtras le prophète de la Galilée, fais-le donc parler sur le grand problème de la mort, et apprends-moi ce qu’il en dit.

2 mai, 781. — Tibur.