Le Centurion/36

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L'Action sociale (p. 200-207).

VIII

MYRIAM ET CAMILLA


Quelques jours après, Camilla proposa à son père d’aller faire visite à la famille de Béthanie, en se faisant accompagner par le prince Nicodème.

Marthe et son frère les reçurent avec une aimable simplicité, et causèrent agréablement. Mais Myriam ne se montra pas.

Camilla ayant exprimé son grand désir de la voir, Marthe s’approcha d’elle, pendant que les trois hommes causaient ensemble, et lui dit en baissant le ton :

— Ma sœur est veuve. Elle était naguère très mondaine ; mais elle vit aujourd’hui comme une recluse. Elle ne consent à se montrer que lorsque Jésus de Nazareth vient nous voir. Elle ne sort jamais que voilée de noir pour aller au temple, quand elle espère que notre ami s’y fera entendre. »

Mais Camilla ne se rebuta pas. Elle renouvela ses visites à Marthe, et sut gagner ses bonnes grâces en la faisant causer de Jésus de Nazareth. Alors, elle insista à faire la connaissance de Myriam :

— Dites à votre sœur que ce n’est pas vaine curiosité de ma part, mais pour causer particulièrement de Jésus de Nazareth. Dites-lui que je partage son admiration pour le grand prophète, et que je serai peut-être au nombre de ses disciples, quand j’aurai appris à le connaître.

Myriam ne put rester sourde à ce pressant appel ; et, dès leur première entrevue, les deux femmes se sentirent spontanément attirées l’une vers l’autre.

Camilla fut frappée de la beauté de Myriam. Mais il lui sembla qu’elle avait honte de ce don comme d’un défaut, et qu’elle s’efforçait d’en voiler l’éclat, Elle n’avait guère d’autre culture intellectuelle que celle qu’elle avait puisée dans la lecture des Saintes Écritures. Mais elle avait une grande distinction d’esprit, et parlait bien le grec et l’hébreu.

C’était une nature plus ardente, plus enthousiaste que Camilla. Sensible à la beauté sous toutes ses formes, elle avait l’attraction instinctive de l’idéal.

À leur seconde rencontre, il y eut entre elles un colloque très prolongé. Ces deux âmes d’élite s’épanchèrent avec une confiance absolue, et se communiquèrent leurs sentiments les plus intimes.

Après avoir longuement interrogé Myriam sur Jésus de Nazareth, Camilla lui dit :

— Myriam, j’ai à vous faire une confidence, et à vous demander un conseil.

Depuis quelques semaines, un des officiers de la cohorte romaine, stationnée à Jérusalem, a pour moi des attentions sur le caractère desquelles je ne saurais me méprendre ; en un mot je crois sincèrement qu’il m’aime. Cet homme, vous le connaissez.

— Moi ? dit Myriam étonnée.

— Oui, reprit Camilla. Il m’a raconté qu’il avait fait votre connaissance à Magdala, alors qu’il y était en garnison. C’est le centurion Caïus Oppius.

— Je me souviens en effet de cet officier. Mais pourquoi me faites-vous cette confidence ?

— Je vais vous le dire en toute sincérité. Il m’a avoué qu’il s’est alors pris d’admiration pour vous, et que vous avez repoussé ses hommages.

Eh ! bien, je voudrais savoir de vous si quelque chose en lui vous a déplu.

— Mais, Camilla, je l’ai à peine connu ; et malgré la bonne éducation et la distinction qu’il m’a paru avoir, je lui ai fait comprendre qu’aucune relation sociale n’était possible entre nous. Voilà tout.

— Mais pourquoi l’avez-vous ainsi éconduit ?

— Parce que je n’appartiens plus au monde, Camilla.

— Que voulez-vous dire ? Prétendez-vous arracher de votre cœur tout sentiment humain ?

— Non. Mais aucun amour humain ne prendre plus jamais possession de mon cœur.

— Et le Prophète ? Ne l’aimez-vous pas ?

— Oui, certes, mais cet amour n’a rien d’humain. Ce n’est pas assez dire que je l’aime. Je l’adore, Il est mon unique amour, Il est mon tout, Il est mon Dieu !

— Cet amour que vous avez pour Lui exclut donc tout autre amour ?

— Oui.

— Je ne pourrais donc pas l’aimer moi, et en même temps agréer les hommages de Caïus Oppius ?

— Pardon, Camilla. Ces deux amours ne sont pas incompatibles, parce qu’ils ne sont pas de même nature. Et si vous voulez entrer dans l’état du mariage, rien ne s’oppose à ce que vous aimiez le centurion de l’amour le plus tendre, et que vous aimiez aussi le Prophète de cet amour d’adoration qui n’est dû qu’à un Dieu.

— Eh ! bien, ne pouvez-vous pas faire la même chose ?

— Oh ! moi, Camilla, je ne vous ressemble pas. J’ai un triste passé, que vous ignorez, et qu’il me faut noyer dans mes larmes.

J’ai méconnu l’amour, je l’ai prostitué ; et toute une vie de sacrifices devra effacer les taches qui ont souillé mon cœur. Je ne suis pas digne de cet amour chaste que vous pouvez avoir pour le centurion ; et tout ce que je puis espérer, c’est que le Prophète rende à mon repentir la pureté que j’ai perdue.

Voilà pourquoi je veux lui consacrer ma vie entière, et tout ce qu’il peut y avoir encore de sentiment dans mon pauvre cœur.

— Et ce don exclusif de vous-même, cet amour extraordinaire qui me semble encore bien mystérieux, vous donne-t-il au moins quelque bonheur ?

— Il y a des jours où mon âme est rafraîchie, et réconfortée par des aspirations qui m’emportent dans les hauteurs, comme la colombe soulevée par les brises de la mer.

Alors, les bruits de la terre cessent d’arriver jusqu’à moi. Je la perds même de vue, et j’entre dans une atmosphère de délices que je ne puis pas vous décrire.

Mais j’ai aussi des jours de dépression morale, d’obscurité et d’affaissement intime. L’esprit du Mal m’inspire alors le découragement, et des pensées de désespoir.

— Est-ce que votre bien-aimé, s’il est Dieu, ne pourrait pas vous épargner ces épreuves ?

— Il le pourrait, mais il ne le veut pas, parce qu’il faut que j’expie mes péchés en souffrant.

— Au moins, vous envoie-t-il des consolations ?

— Vous ne pouvez pas savoir de quelles consolations intérieures il me comble.

Mes amours d’autrefois ne me donnaient que des joies incomplètes, troublées et passagères, suivies de remords, de dégoûts, et de douleurs. Ils m’humiliaient, ils m’abaissaient ; et j’en arrivais à me mépriser moi-même, parce que je me sentais descendre au niveau de la brute.

Mais l’amour que j’ai pour Lui est tout autre, et les effets qu’il produit en moi sont tout différents. Il me relève, il me console, il m’ennoblit.

En le trouvant, je me suis retrouvée moi-même, j’ai reconquis ma dignité perdue.

— Votre sœur m’a dit que vous pleurez beaucoup cependant.

— Oh ! oui, et je voudrais pleurer davantage. Je voudrais me baigner dans mes larmes. Mais il y a du bonheur dans les larmes du repentir ; car en me purifiant, elles me rapprochent de Celui que j’aime.

Quand je me rappelle ma vie passée, je me sens indigne de Lui, et je m’afflige. Mais je sais que cette affliction lui plaît, parce qu’elle est une preuve de mon amour, et je sens qu’alors Il m’aime plus lui-même.

— Vous souffrez cependant ?

— Oui, et plus je souffre, plus je désire souffrir, parce que mes souffrances font mes délices.

— C’est bien étrange.

— C’est étrange pour vous qui ne connaissez pas la nature du sentiment qui m’attache à Jésus de Nazareth. Autrefois, j’avais soif d’amour comme aujourd’hui, mais je le cherchais dans les voies qui éloignent de l’amour vrai, de l’amour parfait.

Voilà ce que le prophète de Nazareth m’a fait comprendre, et maintenant je suis la voie opposée ; je goûte cet amour idéal qui se donne tout entier à l’objet aimé, pour être transformé tout entier par lui.

— Ô Myriam, je ne comprends pas. Vous parlez une langue qui m’est inconnue.

— Peut-être. Car cet amour dont je parle transforme l’être humain. Il le rapproche de l’Être divin, et il lui fait parler un langage surhumain. Mais quand vous aimerez vraiment Jésus de Nazareth, vous comprendrez ce langage.

— Ô Myriam ! vous m’ouvrez des horizons trop vastes pour mon faible entendement. Je ne puis vous suivre dans les hauteurs où vous planez.

Mais tout ce que vous m’avez dit m’a fait du bien. Je me sens meilleure. Pourrai-je revenir vous voir encore ?

— Quand vous voudrez. Mais, dites-moi, quels sont les sentiments de votre ami Caïus pour Jésus ?

— Il l’admire, il le défend, et je ne serai pas surprise s’il devient son disciple.

— Alors, aimez-le bien, ce brave centurion, et devenez comme lui disciple de Jésus !