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Le Centurion/37

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L'Action sociale (p. 207-215).

IX

LES AVEUX


Peu de temps après cette visite de Camilla à Myriam de Béthanie, le Procurateur décida d’aller passer une couple de mois à Césarée. Claudia Procla, Camilla et leur père le suivirent.

Le mois de juin de l’an de Rome 782 tirait à sa fin, et il faisait très chaud, dans toute la Palestine. Mais à Césarée la brise de mer vivifiait l’atmosphère, et de grands sycomores ombrageaient la Marina, qui longeait le rivage.

Caïus resta à Jérusalem, et fut ainsi séparé de Camilla pendant près de deux mois. Le gouverneur jouissait à Césarée d’une tranquillité parfaite quand Jérusalem était en paix.

Mais quand le mois de septembre arriva il se prépara à revenir dans la ville sainte. Car la fête des Tabernacles approchait, et les troubles populaires étaient toujours à redouter à l’époque de ces grands rassemblements de pèlerins à Jérusalem.

Caïus fut alors mandé de se rendre à Césarée avec quelques légionnaires pour faire escorte au gouverneur et à sa famille au jour de leur retour à Jérusalem.

Caïus fut ravi, et dès le lendemain vers le soir, il arrivait à Césarée.

La journée avait été très chaude, et il se hâta d’aller sur la terrasse aspirer un peu l’air de la mer. Le soleil allait disparaître, et se plonger dans les vagues.

Son disque rouge se détachait en relief au bas de l’horizon, qui prenait des teintes de pourpre.

Caïus s’extasiait devant ce beau spectacle lorsqu’il aperçut une femme qui lui tournait le dos, appuyée sur un des piliers de la balustrade.

Elle aussi admirait la beauté du tableau, et la brise de mer soulevait les boucles flottantes de ses cheveux. Elle était trop absorbée dans sa contemplation pour s’apercevoir que quelqu’un s’approchait d’elle, et elle ne se retourna pas. Mais il la reconnut aisément. Quelle autre femme avait cette tête pleine de noblesse, cette distinction d’attitude, cette taille élégante et souple, que les derniers rayons du soleil encadraient d’un filet d’or ?

— C’est l’Italie que vos regards contemplent au-delà de cette mer ? dit Caïus en faisant un pas vers elle, et en la saluant.

— C’est Rome, répondit Camilla, en se retournant. Et, jetant sur Caïus un long regard — « Vous arrivez, dit-elle ? Quelles nouvelles apportez-vous de Jérusalem ? »

— Voulez-vous parler des nouvelles mondaines, politiques, militaires ou religieuses ?

— Parlez-moi de la question messianique. C’est celle qui m’intéresse le plus.

— Oh ! ce n’est plus une simple question. C’est un conflit des plus graves, une lutte implacable entre Jésus de Nazareth et le Sanhédrin.

— Et les disciples du Prophète sont-ils des hommes sur lesquels il puisse compter ? Ont-ils quelque science, quelque influence, quelques ressources pour établir quoi que ce soit ?

— Non. Ce sont de pauvres gens du peuple sans instruction, restés jusqu’à ce jour inconnus, et ne possédant aucun pouvoir sur l’opinion publique.

— Dès lors, il ne saurait compter sur eux pour faire l’établissement qu’il annonce ?

— Évidemment.

— Et lui-même devra le fonder pendant sa vie ?

— Il n’en aura pas le temps ; car il a annoncé l’autre jour à ses disciples, qu’il allait venir à Jérusalem, et qu’il y serait mis à mort.

— Alors il laissera son œuvre à peine ébauchée, et il en confiera l’exécution à de pauvres ignorants qui sont radicalement impuissants à édifier quoi que ce soit ?

— Camilla, il ne faut pas juger cet homme, comme on juge les autres. Il est évident qu’il n’emploie pour réussir aucun des moyens connus jusqu’à ce jour par les sages et les habiles. Mais pourquoi ne pourrait-il pas renverser toutes les données de la sagesse humaine, comme il renverse les lois de la nature ? S’il est Dieu, il doit prouver aux hommes sa divinité. Or, s’il fonde une œuvre durable avec les moyens et les instruments qu’il emploie, il la prouvera bien mieux que par ses miracles.

— Croyez-vous donc en sa divinité, Caïus ?

— Pas encore, mais je suis bien près d’y croire. Et vous ?

— Oh ! moi, je ne le connais pas ; mais j’éprouve pour lui une sympathie profonde. Il m’attire ; et l’injustice des Pharisiens à son égard me révolte.

Que fait-il autre chose que du bien, partout où il passe ? Quels miracles fait-il qui ne soient pas des bienfaits ?

— C’est bien pensé, Camilla, et je me réjouis de vous voir dans ces sentiments. Je craignais que vous ne fussiez entraînée dans le camp des ennemis du prophète par le gouverneur, par Gamaliel et surtout par Onkelos.

— Et pourquoi craignez-vous que je subisse l’influence de Gamaliel et d’Onkelos ?

— Parce que vous avez avec eux des rapports plus ou moins intimes, parce qu’ils ont de l’autorité dans les questions qui se rapportent au messianisme, et enfin, parce que…

— Eh ! bien, quel est le troisième « parce que » ?

— Parce que je sais qu’ils ont pour vous beaucoup d’admiration.

— S’il en est ainsi, c’est moi qui devrais avoir de l’influence sur eux, et non pas eux sur moi.

— Cela peut être réciproque.

— Qu’est-ce qui peut être réciproque ? L’influence ou l’admiration ?

— Les deux.

— Mais en quoi cela vous intéresse-t-il ?

— Ô Camilla, regardez cette mer immense dont l’horizon semble illimité. Nous ne voyons rien au delà ; mais nous savons bien qu’il y a par delà une terre bénie, que nous aimons tous les deux, qui est notre commune patrie, qui a été le berceau de notre enfance, et dont le nom seul réveille en nous de chers souvenirs. Cela suffit pour que rien de ce qui vous concerne ne me soit indifférent.

— Mais pourquoi donc avez-vous tant tardé à me rappeler ce lien de sympathie qui nous rapproche ?

— Dans nos campagnes militaires, il nous arrive quelquefois de rencontrer une ville dont nous croyons les portes ouvertes, tandis qu’elles sont en réalité fermées et défendues. Nous nous tenons alors à distance.

— Mais je croyais qu’alors vous en faisiez le siège ?

— Oui, mais la position d’assiégeant est toujours difficile, et les opérations doivent être conduites avec une sage lenteur. C’était la tactique de notre Fabius.

— Et quelle est la conclusion de ce verbiage ?

— C’est que je me suis conduit à votre égard comme à l’égard d’une ville à prendre, et que je cherche maintenant de quel côté je dois diriger les opérations du siège.

— Ne pensez-vous pas qu’il faudrait vous assurer d’abord que les portes sont au pouvoir de l’ennemi ?

— Ah ! Camilla, vous seule pouvez me le dire, et vous prenez plaisir à me torturer en me laissant dans l’incertitude.

— Eh ! bien, Caïus, vous êtes en présence d’une ville libre, mais dont les portes ne sont pas ouvertes à tout venant.

— Qu’elle soit libre, et que les portes puissent en être ouvertes par d’autres moyens que la violence, c’est tout ce que je désire.

— Et quels autres moyens employez-vous dans ce cas ?

— Les négociations pacifiques.

— Qui vous conduisent à quoi ?

— À une entente cordiale, et parfois même à une alliance.

— Je commence à croire que vous êtes plus diplomate que soldat.

— Je ne fais la guerre qu’aux ennemis de mon pays.


Camilla s’était mise à marcher, en longeant la balustrade qui faisait face à la mer. Caïus marchait à son côté, et tous deux cessèrent de parler. Leurs yeux ne sondaient pas la profondeur de l’Océan, mais celle de leurs cœurs.

Le soleil était couché, et la nuit étendait sur toutes choses son voile mystérieux, qui devenait de plus en plus sombre. La brise du soir soufflait à peine, et les flots chantaient pianissimo leur nocturne plaintif et monotone. Les orangers en fleurs parfumaient l’air, et les étoiles qui s’allumaient au firmament jetaient sur les vagues des poignées de diamants.

Le silence des deux promeneurs dura longtemps. Ce fut Camilla qui le rompit.

— Vous n’avez plus rien à me dire, Caïus, rentrons.

— Pas encore, Camilla, j’ai mille choses à vous dire.

— Dites-m’en une seulement.

— Oui, une seule, celle qui résume toutes les autres : Je vous aime, Camilla. Il y a longtemps que ce sentiment grandit dans mon cœur, et que ce mot veut s’échapper de mes lèvres. J’attendais l’heure propice, l’heure qui décide des destinées. Or, il me semble qu’elle est venue cette heure ; si je croyais encore à nos Dieux, je dirais qu’ils l’ont préparée pour moi en ce jour, et je ne veux pas la laisser échapper.

Le poids qui comprimait mon cœur et qui l’empêchait de s’épancher, vous l’avez soulevé. Le bâillon qui me condamnait au mutisme, vous l’avez arraché. Puisque vous êtes libre, je le suis aussi. La liberté de ma parole dépendait de celle de votre cœur.

Je vous en prie, Camilla, s’il y a d’autres obstacles entre nous, ne me les montrez pas en ce moment ; ne rompez pas le charme de cette heure délicieuse qui m’est donnée, où je puis enfin épancher mon cœur dans le vôtre, et laissez-moi l’espérance qui fait vivre l’amour.

— Je ne doute pas, Caïus, de la sincérité de votre aveu. Mais plus il est sincère, et plus il est grave dans ses conséquences. Vous l’avez dit, c’est une heure décisive, et peut-être une date qui fera époque dans notre vie. Trêve de badinages donc, et ne prononçons maintenant que de graves paroles.

Vous demandez que je vous laisse l’espérance. Et pourquoi vous l’enlèverais-je quand il me semble nue tout nous rapproche : sentiments patriotiques, relations de familles, recherche d’une vérité supérieure à celle qui nous a été léguée, aspirations vers un idéal divin qui est encore pour nous l’inconnu.

Si cette communauté de sentiments et d’affections n’existe pas entre nous, c’est que je vous connais mal.

Je ne veux pas prononcer le mot amour, car il m’effraie ; et quand vous avez osé me dire « Je vous aime, Camilla », j’ai éprouvé un saisissement dont j’ai peine à me remettre. Il m’a semblé que vous m’ouvriez la porte d’un monde inexploré, sous des cieux à la fois pleins d’étoiles et chargés de nuages.

Laissez-moi m’arrêter au seuil de cet inconnu, sur le rivage de cette mer qui a tant de mirages décevants, et tant d’écueils célèbres en naufrages.

Éprouvons nos cœurs, Caïus ; ou plutôt, élevons-les au-dessus des horizons terrestres.

Mon cœur est libre, mais ma volonté est soumise à celle de mon père, et je ne veux rien dire de plus, avant de l’avoir consulté.

— C’est juste, et moi aussi je lui parlerai.

Vos paroles, Camilla, m’ont donné des ailes, et je vous suivrai dans les hauteurs lumineuses et sereines où vous planez.

Et si nous y rencontrons ce « Dieu inconnu » auquel les Athéniens ont élevé un temple, il sera notre Dieu.

Tous deux rentrèrent. Deux jours après, ils partaient pour Jérusalem.