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Le Centurion/42

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L'Action sociale (p. 247-257).

XIV

LA QUESTION MESSIANIQUE


En Judée, comme en Galilée, en Samarie, dans la Pérée, et jusqu’aux bords de la mer où s’élevaient Tyr et Sidon, la question messianique était posée.

Elle agitait le peuple. Elle passionnait les esprits que les luttes d’idées intéressent. Elle réveillait le sentiment national, et le patriotisme un peu somnolent. Jésus de Nazareth n’avait qu’un mot à dire, et elle serait devenue pour Rome même une grave question politique. Mais rien n’était plus loin de la pensée de Jésus que le rêve de créer un mouvement populaire, et d’affranchir son pays de la domination romaine. Ce rôle eût été bien au-dessous du personnage, et ce ne pouvait pas être pour faire une révolution politique, qu’un Messie était promis au peuple Juif depuis tant de siècles.

Aussi, bien loin de prononcer la parole rebelle que le peuple désirait et attendait, Jésus disait à qui voulait l’entendre : Mon royaume n’est pas de ce monde, il est le royaume de Dieu !

Pour ceux qui ajoutaient foi à cette déclaration du Prophète la question messianique était donc plutôt religieuse. Elle soulevait les problèmes théologiques les plus graves, et elle se compliquait d’un conflit ecclésiastique menaçant.

En face de Jésus se dressait le sacerdoce Juif, dont les intérêts étaient menacés.

Personne ne pouvait plus ignorer les nombreux miracles du jeune prophète, ni ses merveilleuses prédications dans le temple, dans les synagogues, sur les bords du Jourdain, et dans tous les endroits où il passait. Partout, la foule se demandait s’il était le Messie promis.

Jean-Baptiste lui-même avait voulu s’en assurer de la bouche de Jésus, et il lui avait envoyé des messagers à cet effet. La réponse de Jésus avait satisfait Jean-Baptiste qui avait congédié ses propres disciples en disant : « Ma mission est finie ; maintenant, il faut qu’il croisse et que je décroisse. »

Les humbles, les ignorants, et les simples ne doutaient pas que Jésus fût bien le Messie. Ils avaient vu ses œuvres, et elles avaient suffi à les convaincre. Il leur avait déclaré d’ailleurs qu’il l’était ; or, Dieu ne peut pas faire de miracles pour affirmer le mensonge.

Mais il n’en allait pas ainsi parmi les grands, parmi les riches, et surtout parmi les prêtres juifs.

Les classes dirigeantes ne voient jamais sans méfiance et jalousie une influence et une orientation nouvelles s’affirmer, et grandir. Elles portent naturellement envie au succès et à l’élévation de ceux qu’elles appellent des parvenus.

C’est à Jérusalem surtout que la lutte était violente, et organisée par les chefs du peuple, plus spécialement par ceux qui représentaient l’autorité religieuse.

Pour refuser de reconnaître la messianité de Jésus, ils invoquaient divers motifs, qui pouvaient excuser leur scepticisme, mais qui ne justifiaient aucunement leur hostilité haineuse.

Le Messie, disaient-ils, devait être de la famille de David. Il devait naître à Bethléem et non en Galilée.

Or, Jésus venait de Nazareth. Il y était connu depuis sa plus tendre enfance, ainsi que sa famille. Son père était un obscur charpentier. Lui-même y avait exercé ce métier jusqu’à l’âge de trente ans ; et c’était sans études préalables, sans avoir laissé son nom dans aucune école célèbre, qu’il s’était tout à coup mis à prêcher.

Quelle relation pouvait-il y avoir entre cette pauvre famille d’un bourg méprisé de la Galilée et la race royale de David ?

Ces premières objections étaient faciles à réfuter pour quelqu’un qui aurait vraiment voulu en chercher de bonne foi la solution. Il suffisait de s’enquérir avec soin de la généalogie de Jésus, et du lieu de sa naissance.

Il y avait des archives à Bethléem et à Nazareth, et parmi les témoins de la naissance de Jésus plusieurs devaient encore être vivants.

Aussi se rencontra-t-il parmi les grands de Jérusalem quelques hommes de bonne foi qui s’enquirent de ces faits, et qui apprirent ainsi la vérité.

Nicodème ben Gorion, Joseph d’Arimathie, décurions, et Gamaliel, furent de ceux-là. Nicodème rencontra même aux environs de Bethléem plusieurs des bergers qui avaient eu connaissance de la naissance de Jésus, dans la grotte de Bethléem ; et ils lui en racontèrent les merveilles. Les plus vieux n’avaient pas encore soixante ans.

De même, on pouvait interroger la mère de Jésus, ses amis, ses parents collatéraux, et l’on aurait ainsi constaté que Joseph, père putatif de Jésus, et Marie son épouse descendaient tous deux de la famille de David.

Ils invoquaient encore un autre motif pour ne pas admettre le titre messianique de Jésus.

Le Messie, disaient-ils, doit apparaître sur la terre plein de grandeur et de gloire, dans tout l’éclat d’un prince puissant. Il doit racheter Israël, et toutes les nations doivent plier devant lui.

Or, il est bien évident que ce prêcheur de Galilée, entouré de pauvres pêcheurs du lac de Génézareth, ne possède ni la grandeur, ni la puissance, ni aucun autre apanage royal.

Cette seconde raison de douter était plus sérieuse que la première, et elle était un grand obstacle à la foi du peuple même. Car c’était aussi sa croyance et sa suprême espérance que le Messie devait rétablir le royaume de Juda, et qu’il serait un conquérant plutôt qu’un prophète, un nouveau Josué, un David, ou un Judas Machabée.

Or, lorsque le peuple avait voulu le proclamer roi, Jésus s’était dérobé ; et ni ses apôtres, ni lui, n’avaient jamais dit un mot qui pût trahir l’intention de secouer le joug de Rome. Le seul royaume dont il parlait toujours, et qu’il voulait fonder, était le royaume de Dieu, et non le royaume de Juda.

Mais cette croyance en un Messie-roi, libérateur et émancipateur de son peuple, s’appuyait sur des prophéties, qui étaient loin d’être claires.

Sans doute, le Messie promis devait être roi. Mais quelle devait être la nature de sa royauté ? Quelle en devait être ’étendue ? C’était bien difficile à décider, en ne consultant que les prophéties. On croyait qu’il devait délivrer Israël et en saisir le sceptre. Mais les prophéties disaient aussi qu’il délivrerait toutes les nations, et que toutes les nations lui obéiraient.

Il devait être aussi un prophète pour enseigner les peuples, et un prêtre du Très-Haut pour offrir le sacrifice expiatoire du péché du premier homme. Mais comment pourrait-il être à la fois un roi puissant, et la victime du serpent qui le mordrait au talon ? Que signifiait cette blessure que le serpent aurait le pouvoir de lui infliger ?

Et s’il devait régner sur toutes les nations avec tant de gloire, comment, selon les mêmes prophéties, devait-il être un objet de mépris, sujet à toutes les souffrances, et soumis à de tels tourments qu’il n’aurait plus figure humaine ?

Tout cela était prédit, et semblait bien contradictoire, si l’on n’admettait pas que la royauté du Messie devait être spirituelle.

Et si elle devait avoir ce caractère surnaturel, rien ne s’opposait plus à reconnaître celle que Jésus réclamait, puisque son royaume, disait-il, n’était pas de ce monde.

Enfin, un dernier motif, plus grave que tous les autres, était invoqué par les grands, les docteurs, et les prêtres, pour justifier leur incrédulité.

À plusieurs reprises, Jésus avait affirmé qu’il était le Fils de Dieu. Or, disait-on, comment cet homme qui a mené une vie obscure à Nazareth, que tout le monde y a coudoyé depuis son enfance, peut-il être le Fils de Dieu ? C’est absurde, c’est insensé, disaient les sceptiques ; c’est un blasphème, punissable de mort, ajoutaient les princes des prêtres.

Les gens du peuple, les pauvres, les ignorants, répondaient simplement, avec plus de logique que n’en montraient les savants : « Oui, c’est un blasphème, s’il ne vient pas réellement de Dieu. Mais alors comment expliquez-vous qu’un blasphémateur commande aux éléments, à la maladie, à la vie, à la mort ? »

— C’est par Béelzébub qu’il fait ses miracles, répliquaient les prêtres. Il est possédé du démon.

— Ah ! reprenaient les gens du peuple, voilà du nouveau. C’est le démon qui chasse les démons de la terre, et qui en délivre les malheureux possédés !

C’est le démon qui guérit les malades, les infirmes et les lépreux ! C’est le démon qui rend l’ouïe aux sourds, la parole aux muets, la vue aux aveugles et la vie aux morts !

Mais alors, abandonnons le culte de Jéhovah, qui nous châtie sans cesse, et dédions le Temple au démon, qui comble notre pays de ses bienfaits !

À cette ironie sanglante, les prêtres répondaient par des injures, comme ils avaient répondu à l’aveugle-né.

Ce recours aux injures révélait les vrais motifs de leur hostilité au messianisme de Jésus.

Il est probable que plusieurs des chefs du sacerdoce et des scribes mettaient en doute que le Messie dût être le Fils de Dieu. Ils croyaient bien qu’il serait un dominateur, un monarque d’une grande puissance, un libérateur d’Israël, mais ils n’admettaient pas sa divinité.

Et cependant certaines prophéties l’affirmaient assez clairement.

Michée l’appelait « Celui dont l’origine remonte aux temps anciens, aux jours de l’éternité », ce qui voulait dire qu’il était l’Éternel.

Le Roi-Prophète mettait dans sa bouche ces paroles : « Jéhovah m’a dit : « Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui. Demande-moi, et je te donnerai les nations en héritage. »

Isaïe : Voilà qu’une Vierge enfantera un Fils : « Emmanuel, Dieu avec nous… Un fils nous a été donné… et on le nomme le conseiller admirable, « Dieu fort, Père éternel, Prince de la Paix. »

Le titre de « Fils de Dieu » est aussi donné au Messie dans le livre d’Hénoch et dans le quatrième livre d’Esdras. C’était enfin la croyance traditionnelle que le Messie devait être Fils de Dieu, et qu’il avait eu sa préexistence auprès de son Père, dans le ciel.

Mais la plupart des ennemis de Jésus ne se préoccupaient guère de cette question de dogmatique pure. Au fond, il leur importait peu qu’il se proclamât « Fils de Dieu ». Le vrai motif de leur hostilité n’avait rien de surhumain.

Les sanhédrites les plus ambitieux et les plus habiles se rendaient parfaitement compte que la propagation des doctrines nouvelles, prêchées par le Galiléen, minait leur autorité et leur position sociale ; que son succès diminuait leur prestige, et allait tarir la source de leurs revenus.

Tant que l’attente d’un Messie n’avait été qu’une espérance lointaine, ce dogme ne les avait pas gênés. Ils l’avaient exploité ; ils en avaient vécu.

Mais ils n’avaient pas prévu les résultats de son accomplissement ; et maintenant, ces résultats s’annonçaient comme désastreux pour leur influence sur le peuple, et pour leurs intérêts pécuniaires.

Le messianisme, tel que Jésus l’entendait, se posait en antagonisme avec l’interprétation pharisaïque des Écritures, et avec le culte mosaïque tel que pratiqué par le sacerdoce.

Jésus disait bien que la loi nouvelle était la confirmation de l’ancienne. Mais il critiquait et réprouvait la plupart des pratiques du rabbinisme. Il instituait un nouveau sacerdoce pour prêcher et répandre la religion nouvelle.

Un des premiers actes de sa vie publique avait été de chasser les vendeurs du Temple. Or, les vendeurs du Temple payaient des licences et des loyers aux prêtres, pour faire leur commerce sous les portiques et dans les parvis.

Si ce commerce prenait fin, et si les sacrifices étaient supprimés, la grande source des revenus du sacerdoce serait tarie. Et si le sacerdoce nouveau était accepté par le peuple, l’utilité de l’ancien allait cesser.

En face de ce danger imminent, l’union s’était faite entre les différentes sectes sacerdotales. Pharisiens, Sadducéens, Esséniens, profondément divisés auparavant, s’étaient coalisés. Jésus était devenu l’ennemi commun…

De son côté, la masse du peuple n’était pas disposée à renoncer au rétablissement du royaume d’Israël ; et son idéal du Messie était un roi qui réaliserait cette grande espérance nationale. Or, Jésus de Nazareth ne faisait rien pour s’emparer de l’influence et du pouvoir dans les hautes sphères du monde social et politique.

Dès lors, on pouvait prévoir que le peuple ne se dévouerait pas à le défendre contre le sacerdoce, qui distribuait les places, les honneurs et les faveurs de toutes sortes.

Il resterait plutôt spectateur de la lutte qui paraissait imminente, et il se rangerait même du côté des prêtres, si ceux-ci le soudoyaient.

Il était donc évident aux yeux des observateurs intelligents que la question messianique allait avoir une solution violente. Le sacerdoce qui avait engagé la lutte allait la poursuivre avec vigueur, et en précipiter le dénouement.

Or, le seul dénouement qui pouvait le satisfaire, parce qu’il lui paraissait définitif, c’était la mort de Jésus. En le livrant à la mort, pensaient les princes des prêtres, nous prouverons qu’il n’est pas Dieu, puisque Dieu ne peut mourir.

Et cependant, c’était pour prouver qu’il était bien le Fils de Dieu que Jésus voulait lui-même sa mort. Car s’il ne mourait pas, il ne pourrait pas ressusciter ; or, c’était sa résurrection qui devait prouver sa divinité.