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Le Centurion/47

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L'Action sociale (p. 306-312).

II

LES DERNIERS APPELS


Étrange contradiction de la nature humaine, elle sent un besoin invincible du divin, et cependant elle le hait, parce qu’il la gêne.

Mais elle n’a la haine que du vrai Dieu ; et dès qu’elle peut renverser ses autels, elle se fait des faux dieux. Ceux-ci ne la gênent pas, et souvent même flattent ses passions mauvaises.

Tels étaient les dieux des Grecs et des Romains, qui personnifiaient les vices plutôt que les vertus.

Cette double tendance de la nature humaine s’est manifestée maintes fois chez le peuple Juif, d’une manière plus frappante que chez les autres peuples.

Quand il repoussait Jéhovah et ses prophètes, il se fabriquait des idoles. Puis le besoin du vrai divin le reprenait, et il brisait ses idoles pour revenir au culte de Jéhovah, Mais il n’avait vraiment la haine que du vrai Dieu.

Ce côté pervers de la nature humaine pourrait expliquer, dans une certaine mesure, comment tant de Juifs devinrent les ennemis acharnés de Jésus, qui passait sa vie en faisant le bien, et comment ils le combattirent tantôt au nom de la religion, qu’eux-mêmes ne pratiquaient pas, tantôt au nom de César, dont eux-mêmes auraient bien voulu secouer le joug.

Mais les plus terribles ennemis de Jésus n’étaient pas dans les rangs du peuple. Ils appartenaient aux classes dirigeantes. Ils représentaient l’autorité religieuse, la science et la richesse.

Ils formaient ce corps puissant qu’on appelait le Sanhédrin, qui comprenait les prêtres, les scribes et les anciens. Les premiers formaient une aristocratie orgueilleuse et adulée, que l’esprit de caste rendait intolérante, et qui recherchait activement les honneurs, les emplois, et les bénéfices attachés aux fonctions sacerdotales.

Les scribes étaient les docteurs en Israël, les interprètes autorisés des Écritures ; et quoiqu’ils fussent moins puissants que les prêtres, ils avaient beaucoup d’autorité sur l’opinion publique.

Les anciens du peuple devaient leur influence à leur position sociale et à leurs richesses.

Il suffit de réfléchir un instant pour comprendre que Jésus devait trouver des ennemis dans ces trois chambres du Sanhédrin.

Il ne pouvait pas espérer être le bienvenu auprès d’un sacerdoce qu’il venait abolir.

Les scribes infatués de leur science, et convaincus que le Messie, lorsqu’il viendrait, aurait recours à eux pour établir son royaume, ne pouvaient se montrer sympathiques à ce nazaréen qui s’entourait d’ignorants, et qui choisissait les futurs chefs de son église parmi les pauvres pêcheurs de la Galilée.

Quant aux anciens, ils devaient tout naturellement faire mauvais accueil à ce réformateur, qui prêchait le mépris des honneurs et des richesses.




Et puis, pendant ses trois années de prédication publique, comment les avait-il traités tous ces personnages pleins de morgue qui allaient le juger ?

Que de fois il avait humilié les prêtres pharisiens en démontrant au public qu’ils ne connaissaient pas, et qu’ils n’observaient pas la loi de Moïse !

Que de fois il avait convaincu les scribes d’ignorance, et s’était moqué de leur prétendue science !

Que de fois il avait crié : Malheur aux riches !

Et maintenant, c’étaient ces riches, ces faux savants, ces prêtres corrompus qui allaient juger sa vie et ses enseignements !

N’était-il pas condamné d’avance ?

Mais cruel spectacle émouvant que celui de la lutte engagée entre la synagogue et Jésus !

D’un côté, c’est l’intérêt, l’envie, la jalousie, la haine, l’hypocrisie, l’intrigue, le machiavélisme.

De l’autre, c’est la droiture, la franchise, la bienveillance et même la charité.

La synagogue tend des pièges au nouveau prophète. Elle a partout des affidés qui le suivent, qui l’observent, qui l’interrogent, et qui font rapport aux princes des prêtres.

Ils lui posent les questions les plus insidieuses, tantôt pour le compromettre auprès de César, et le représenter comme un rebelle, tantôt pour le mettre en conflit avec les Écritures, et le montrer comme un contempteur de la loi de Moïse.

Jésus connaît leurs desseins pervers et déicides. Et cependant, durant plusieurs jours, il les traite avec une bienveillance touchante. Il tente encore de les éclairer, et surtout de leur montrer l’abîme vers lequel ils marchent. Il accumule les paraboles pour leur faire comprendre qu’il leur apporte le salut et la vérité ; que c’est à eux qu’il a mission de les offrir d’abord ; mais que, s’il n’en veulent pas, il les offrira aux Gentils ; et que ce sont les Gentils qui moissonneront.

Non seulement les Gentils deviendront les héritiers des promesses divines, et posséderont ce royaume qu’il est venu établir sur terre ; mais les Juifs qui le méconnaissent et qui le rejettent, seront cruellement châtiés, et le sceptre leur sera enlevé pour toujours.

Le jour de ses dernières prédications est venu, et les échos du temple vont entendre ses derniers appels à ce peuple endurci, qui a des oreilles et qui ne veut pas entendre.

Dans la lumineuse parabole du festin des noces, il tente encore de leur faire comprendre que le roi suprême des nations, son Père, l’a envoyé sur terre pour célébrer ses noces mystiques avec l’humanité ; qu’eux, les Juifs, ont été les premiers invités au banquet, et que non seulement ils ont dédaigné l’invitation, mais qu’ils ont méprisé, battu, et même tué les serviteurs du prince, qui étaient les prophètes. C’est pourquoi le roi plein d’indignation commandera à ses soldats d’exterminer les meurtriers et de détruire leur ville ; et il enverra de nouveaux serviteurs parcourir les rues, et convier aux noces tous ceux qu’ils rencontreront, c’est-à-dire tous les peuples.

Dans une autre parabole, qui est éclatante de vérité historique, Jésus représente son Père comme un père de famille, propriétaire d’un beau vignoble, entouré de murailles, protégé par une tour, et muni de tout ce qui est nécessaire à son exploitation. Il a loué à des vignerons qu’il a choisis cette vigne qui lui est chère, et il s’en est allé en pays lointain.

De temps en temps, quand vient la saison de la vendange, il envoie ses serviteurs réclamer le produit de sa vigne. Mais les vignerons les abreuvent successivement d’outrages, les battent, les maltraitent, lapidant les uns et tuant les autres.

Alors le Père de famille envoie son propre fils, et les vignerons en le voyant venir se disent : Voici l’héritier ; tuons-le. Et ils le mettent à mort.

— Alors, que fera le Père de famille à ces vignerons, demande Jésus à la foule ?

— Il perdra sans pitié ces misérables, répond-elle. et il louera sa vigne à d’autres.

— C’est cela, reprend Jésus.

Mais les Juifs ne comprennent pas que les vignerons homicides, ce sont eux-mêmes qui se préparent à mettre à mort le Fils du Père de famille.

Ces appels si pressants, qui font si bien connaître la miséricorde et la justice de Dieu, n’éveillent plus aucun écho dans ces cœurs corrompus.

Alors Jésus change de langage. Peut-être l’anathème produira-t-il plus d’effet sur ces âmes endurcies. Et se dressant devant eux comme un juge irrité, il s’écrie ;

« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui avez pris la clef de la science, et ne vous en servez que pour fermer aux hommes le royaume des cieux ! Vous n’y entrez pas, et vous empêchez les autres d’y entrer.

« Malheur à vous, qui pillez les maisons des veuves…

« Malheur à vous qui payez la dîme pour une feuille de menthe, d’aneth et de cumin, et qui négligez la justice, la miséricorde, la bonne foi ! Guides aveugles, qui filtrez votre eau pour ne pas avaler un moucheron, et qui engloutissez un chameau !

« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui au dehors paraissent beaux, mais qui au dedans sont pleins d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture !…

« Comblez la mesure de vos pères, serpents ! Race de vipères ! Comment éviterez-vous la condamnation de la Géhenne ?

« Et voici que moi-même je vous envoie des prophètes, des sages et des docteurs. Vous tuerez les uns, vous crucifierez les autres ; vous les fouetterez dans vos synagogues, vous les persécuterez de ville en ville, afin que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe sur vous, depuis le sang du juste Abel jusqu’à celui de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué ici entre le temple et l’autel. En vérité, je vous le déclare, tous ces crimes retomberont sur la génération présente.

« Jérusalem ! Jérusalem ! Toi qui tues les Prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule ramasse ses petits sous ses ailes ! Et tu ne l’as pas voulu !

« Et voilà que votre maison sera déserte. Car, je vous le dis, vous ne me reverrez plus jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! »…

Ni cette plainte attendrie, ni ces véhémentes malédictions, les plus terribles que le temple eût entendues, ne touchèrent le cœur des Juifs.

C’était le dernier appel de Dieu, et le peuple de Dieu ne l’entendit pas.