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Le Centurion/51

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L'Action sociale (p. 340-350).

VI

DEVANT LE SANHÉDRIN


Il pouvait être une heure du matin, lorsque Jésus comparut devant l’ancien pontife suprême, Anne, âgé de 70 ans.

Il y avait près d’un demi-siècle que le suprême pontificat appartenait à sa famille.

Nommé sous Hérode le Grand, dont il avait flatté la tyrannie sanguinaire, il avait été démis par Valérius Gratus, prédécesseur de Pontius Pilatus. Mais ses fils lui avaient succédé les uns après les autres, et c’était maintenant son gendre, Caïphe, qui était revêtu de la suprême dignité sacerdotale.

Au fond, c’était toujours le vieux chef de la famille qui était l’âme de la Synagogue, et qui retenait le prestige de l’autorité, s’il n’en exerçait pas de jure les fonctions.


C’était un vieil ambitieux, autoritaire, méchant, et qui appartenait à la secte des sadducéens.

Le palais qu’il habitait avec son gendre s’élevait sur le mont Sion, à quelques pas du Cénacle.

Il formait trois corps de logis renfermant une vaste cour. Celui du fond était habité par Anne ; celui de droite par son gendre, et celui de gauche abritait les serviteurs des deux familles.

La nuit était froide, et un grand feu flambait au milieu de la cour. Là se groupèrent la troupe de Judas, les soldats romains et les curieux, pendant que Jésus fut introduit dans l’appartement du vieux pontife, entouré de valets et de lévites.

De quel droit ce grand-prêtre, démis depuis 14 ans, prétendait-il commencer lui-même le procès du Galiléen ? Et comment osait-il siéger en pleine nuit quand cela était défendu par la loi mosaïque ?

C’est que le vieux fanatique, obéissant à sa haine, avait l’espoir qu’en faisant subir à l’accusé un interrogatoire préliminaire, il obtiendrait de sa bouche des aveux qui lui permettraient de préciser les accusations, encore mal définies, que son gendre et lui se proposaient de porter contre Jésus.

Quant aux motifs de sa haine, ils étaient multiples ; mais ils se résumaient en ceci ; que la nouvelle religion prêchée par le jeune novateur allait non seulement ruiner l’autorité et le prestige de sa famille, mais supprimer ses revenus.

Le hardi novateur n’avait-il pas tout récemment chassé du Temple, comme s’il lui appartenait, les marchands qui y faisaient commerce ?

Comme tout accusé devant un tribunal régulier, Jésus avait droit de s’attendre qu’on allait lui dire enfin pourquoi il avait été arrêté, et quelle était l’accusation portée contre lui.

Mais ce n’est pas ainsi que la justice d’Anne allait procéder ; et sans faire connaître à Jésus de quoi on l’accusait, il voulut obtenir de lui un exposé de sa doctrine, et une esquisse biographique de ses disciples.

Devinant le but et l’objet de cet interrogatoire, Jésus déjoua l’habilité de l’astucieux vieillard, en refusant de lui faire d’autre réponse que celle-ci :

— « J’ai prêché ouvertement au grand jour, interrogez ceux qui m’ont entendu. » Cela voulait dire : Il vous convient à vous d’agir la nuit, en secret ; de comploter et de soudoyer la trahison dans l’ombre ; mais moi, je parle et j’agis au grand jour, en présence de la foule.

En refusant de répondre, Jésus signifiait aussi à l’ex-pontife qu’il n’avait plus juridiction, puisqu’il n’exerçait plus le souverain pontificat.

Le vieux renard comprit toute la portée de la leçon, et il ne paraît pas avoir poursuivi plus loin son rôle déjugé d’instruction.

Avec une complaisance coupable, il permit à un de ses valets de répliquer à Jésus en le souffletant, et le fit conduire devant Caïphe.

Traîné par les gardes, Jésus traversa la cour, et la foule qui s’y coudoyait.

En entrant, il vit le grand-prêtre assis sur une estrade, ayant à ses côtés plus de trente membres du Sanhédrin. Il en reconnut plusieurs qu’il avait souvent rencontrés au Temple.

Sans morgue et sans peur, avec une modestie pleine de dignité, et une démarche pleine d’assurance et de calme, il s’avança jusqu’à l’endroit qu’on lui marqua, et attendit.

Informés sans doute de ce qui s’était passé devant Anne, Caïphe et ses collègues parurent vouloir procéder plus régulièrement.

Mais le procès était mal engagé, contrairement à toutes les règles de la procédure. Dans leur haine aveugle et leur âpre désir d’en finir avant la fête avec cet homme qui troublait leur sommeil, les sectaires avaient négligé toutes les formalités ordinaires.

Il n’y avait devant le tribunal, ni dénonciation, ni acte d’accusation.

Il y avait simplement un prévenu, arrêté soudainement, comme dans un cas de flagrant délit ; et malgré la loi qui prohibait de faire le procès pendant la nuit, ces juges iniques en commencèrent l’instruction, sans même préciser l’accusation portée contre le prisonnier, et sans l’en informer.

Mais au lieu de l’interroger lui-même comme avait fait Anne, ils appelèrent des témoins.

Et quels témoins, grand Dieu ! C’était la lie des repris de justice, et qui ne faisaient que répéter des leçons mal apprises, et sans suite. Malgré leur bonne volonté, et leur désir de plaire aux prêtres, ils ne pouvaient avancer rien de grave.

Enfin, il en vint deux qui accusèrent Jésus de vouloir détruire le Temple. L’un prétendait que Jésus avait dit : « Je détruirai le Temple » ; mais l’autre affirmait qu’il avait seulement dit : « Je puis détruire le Temple. »

Il y avait là une variante importante qui embarrassa les membres du tribunal. Et comme aucun autre témoin ne venait confirmer l’une ou l’autre version, Caïphe essaya d’obtenir un aveu de l’accusé.

— N’entends-tu pas, lui dit-il, ce que l’on dit contre toi, et n’as-tu rien à répondre ?

Jésus aurait pu répondre bien facilement :

— Ni l’un, ni l’autre des deux témoignages n’est exact. Je n’ai pas dit : « je détruirai, ni je puis détruire ». J’ai dit, parlant à mes ennemis : « détruisez ce Temple, et je le rebâtirai en trois jours. »

C’était une hypothèse, équivalant à dire : « si vous détruisez ce temple, je le rebâtirai en trois jours. »

« — Par ce temple, aurait pu ajouter l’accusé, j’ai voulu désigner mon corps, que vous allez détruire en effet, et que je rebâtirai en trois jours. »

Mais à quoi bon faire une réponse qu’ils n’auraient pas voulu comprendre, à ces juges, dans la conscience desquels il lisait comme dans un livre ?

Il jeta sur Caïphe un regard calme et résigné, mais il ne répondit rien.

Exaspéré et embarrassé, Caïphe ne savait plus que faire. Si son prisonnier persistait à garder le silence, il ne voyait plus quelle preuve il pourrait produire contre lui.

Soudain, une pensée de l’esprit malin illumina son esprit, et lui inspira un moyen décisif, qui serait en même temps un coup de théâtre d’un grand effet : Obtenir l’aveu de l’accusé lui-même, sur sa prétendue divinité.

Dans un mouvement spontané, il s’avança tout près de son prisonnier ; et le regardant en face, la main droite levée vers le ciel, il lui dit : « Je t’adjure au nom du Dieu Vivant de nous dire si tu es le Christ, le fils de Dieu. »

Le coup était bien porté, et Jésus comprit que c’était son coup de mort.

Personne ne connaissait mieux que lui le texte de la loi de Moïse, qui déclarait digne de mort tout homme qui se proclamait Dieu.

Il savait donc qu’en répondant à Caïphe : « Je le suis, » il allait prononcer sa sentence de mort. Mais il ne pouvait, ni ne devait se taire. Cette question ne pouvait pas rester sans réponse.

C’était pour la dire, cette grande parole, qu’il était venu dans le monde. Et cette mort qu’elle allait lui mériter, c’était pour la subir qu’il avait revêtu notre humanité.

Sans doute, il savait aussi que ni Caïphe ni ses autres juges ne croiraient à sa parole. Mais ce n’était pas à eux qu’il allait l’adresser ; c’était à toutes les âmes de bonne foi ; c’était aux siècles à venir, et à toutes les nations du monde.

Aussi n’eut-il pas un moment d’hésitation ; et regardant ses juges en face, sans forfanterie ni terreur, sur le ton solennel et serein qui convient aux paroles divines, il répondit : « Je le suis ».

Et pour mieux accentuer le sens de sa réponse, si claire par elle-même, il s’appropria les paroles que le prophète Daniel applique au Messie, en ajoutant : « Vous verrez le Fils de l’Homme assis à la droite de Dieu le Père, descendant sur les nuées pour juger le monde ».

Horrifié par cette réponse, Caïphe déchira ses vêtements, et s’écria : « Vous avez entendu son horrible blasphème ! Il mérite la mort ».

Ce fut l’avis de tous. Mais ce n’était pas assez de l’avoir déclaré coupable et digne de mort. Le pouvoir d’infliger la peine capitale n’appartenait qu’au Procurateur. Et puis, c’était encore la pleine nuit ; pour donner à leur condamnation une apparence de légalité, il fallait la faire prononcer de nouveau dans une séance régulière du Sanhédrin, pendant le jour.

En attendant, et pendant qu’il s’applaudissait de son succès, Caïphe livra l’accusé aux dérisions et aux outrages de la foule.

Entre son iniquité et la parfaite innocence de Jésus, entre sa haine féroce et l’inaltérable douceur de son prisonnier, entre sa basse vilenie et la noblesse d’attitude de l’accusé, il y avait un tel contraste que lui-même aurait souffert d’un tête-à-tête plus prolongé avec sa victime.

Pour le punir et l’humilier de se dresser devant lui comme un remords vivant, il le livra comme un jouet à la foule de scélérats qui encombrait le corps de garde.

Jésus y subit jusqu’au matin des avanies et des insultes sans nom.




Cependant Caïphe ne dormit pas plus que sa victime pendant cette nuit terrible ; car il voulait avoir une session plénière du Sanhédrin au lever du jour, afin dé régulariser, si s’était possible, sa criminelle poursuite ; et il passa le reste de la nuit à convoquer tous les membres du haut tribunal dispersés dans la ville.

Autrefois, ces sessions générales du Sanhédrin, surtout dans les causes capitales, avaient lieu dans la rotonde du Temple, mais depuis trois ans, ils avaient cessé de siéger en cet endroit parce qu’ils n’avaient plus le pouvoir de prononcer eux-mêmes la peine capitale.

Ce fut donc encore chez Caïphe que les sanhédrites se réunirent dès que l’aurore parut.

Nicodème, Joseph d’Arimathie et Gamaliel l’Ancien n’assistèrent pas à cette réunion, parce qu’ils ne voulaient avoir aucune part dans le grand crime qui allait être commis, et parce qu’ils savaient que leur présence et leurs protestations ne pouvaient pas l’empêcher.

Ils avaient déjà, dans les réunions antérieures, défendu Jésus, alors qu’il s’était agi des mesures à prendre pour mettre fin à ses prédications, et pour le traduire devant la justice. Mais ils n’avaient obtenu aucun succès.

Sans doute, il eût été plus généreux de venir encore protester contre l’iniquité par leurs paroles et par leurs votes. Mais leur foi était chancelante encore, et leur courage n’était pas à la hauteur des circonstances.

Caïphe avait eu le soin de faire connaître à tous ceux des sanhédrites qui n’avaient pas assisté à la . séance de nuit, l’habile et solennelle question qu’il avait posée à Jésus, et la réponse blasphématoire (selon lui) qu’il en avait reçue. Il leur avait dit comment ses collègues et lui avaient alors déclaré Jésus digne de mort.

On recourut donc au même procédé : Caïphe interpella de nouveau Jésus, et l’adjura au nom du Dieu vivant de dire s’il était vraiment le Christ.

Quelques heures auparavant Jésus avait répondu : « Je le suis ». Et non-seulement on ne l’avait pas cru, mais on avait dit : c’est un blasphème, digne de mort. Et c’est ce même blasphème que Caïphe voulait lui faire proférer encore.

Plein de sérénité et de calme, Jésus répondit : « Si je vous le dis, vous ne me croirez pas, et si je vous interroge, vous ne me répondrez pas, ni me renverrez. Mais désormais (c’est-à-dire quand vous l’aurez fait mourir) le Fils de l’Homme sera assis à la droite de la puissance de Dieu. »

— Tu es donc le Fils de Dieu ? reprit Caïphe. Et Jésus répondit : « Vous le dites, je le suis ».

Le blasphème que les sanhédrites attendaient, et désiraient, était répété devant tous, et tous se hâtèrent de prononcer une nouvelle condamnation.

Jusque là, tout allait bien, et vite, au gré des princes des prêtres ; mais il fallait que ce verdict fût suivi de la sentence de mort, que seul le procurateur romain pouvait prononcer ; et il y avait lieu de craindre que le représentant de César ne se montrât récalcitrant.

Les ennemis de Jésus prévoyaient bien que l’obstacle était là, et qu’ils auraient à déployer toutes leurs roueries astucieuses pour en triompher.

Était-il probable d’abord que Pilatus, s’appuyant sur le Lévitique, condamnerait Jésus à mort parce qu’il se disait Fils de Dieu ? Non, car le Lévitique n’avait pas d’autorité sur un païen, et selon toutes apparences, Pilatus n’hésiterait pas à ne tenir aucun compte de la loi mosaïque. Obligatoire pour les Juifs, elle n’était pour les Romains qu’un document historique.

Il fallait donc devant Pilatus donner un autre fondement à la poursuite, et transporter l’accusation, s’il était possible, sur le terrain politique.

Pour obtenir un verdict devant le Sanhédrin, on avait dû rester sur le terrain religieux. Car si au lieu d’y accuser Jésus de blasphème, on l’avait dénoncé comme un rebelle rêvant de secouer le joug des Romains, bien des sanhédrites, sans doute, auraient pu dire : « tant mieux, laissons-le faire ».

Mais devant le tribunal du Procurateur, au contraire, cette accusation aurait toutes les chances d’être accueillie favorablement ; et en la poursuivant habilement et énergiquement, avec menaces et démonstrations populaires, elle devrait entraîner une sentence de mort. Jésus fut donc traîné devant le gouverneur.