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Le Centurion/52

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L'Action sociale (p. 351-356).

VII

LA FIN DE JUDAS


La nuit du 7 avril 783 de Rome fut terrible, non seulement pour Jésus, mais aussi pour Judas, son disciple infidèle. Le châtiment du coupable, et le sacrifice de l’innocent s’accomplirent à la même date, presque à la même heure.

Judas a été le type du mauvais prêtre, et tous les apostats de tous les temps lui ont ressemblé plus ou moins.

Il avait les grandes passions qui perdent tant d’hommes : l’ambition, l’amour de l’argent, et la luxure peut-être, quoique les Évangiles n’en disent rien.

En suivant Jésus, il n’avait pas obéi à l’appel de sa conscience, mais aux suggestions de son ambition, et à sa soif de la richesse.

Comme la plupart des Juifs il se disait : « Si Jésus est le Messie, il va rétablir le royaume d’Israël, et il donnera à ses disciples des emplois lucratifs et honorables. »

C’est pour cela qu’il se lia avec les premiers disciples, qu’il se fit recommander par eux à leur maître, et qu’il offrit ses services comme trésorier de la communauté, afin de percevoir lui-même les dons généreux que les amis de Jésus lui faisaient.

Il est le patron des comptables malhonnêtes,, assez habiles pour détourner à leur profit l’argent de leurs maîtres.

Les autres disciples découvrirent sans doute quelques-unes de ses fraudes, puisque les Évangélistes ont écrit qu’il était un voleur.

Jésus savait tout, et souvent il dut reprocher à Judas sa mauvaise conduite ; mais il ne voulut pas le démettre de ses fonctions, pour ne pas nuire à sa réputation, et pour lui ôter tout prétexte d’abandon et de trahison.

Cependant l’apôtre infidèle finit par comprendre que ses rêves de fortune et de grandeur ne seraient jamais réalisés, si son maître continuait de fuir lui-même les honneurs et la richesse.

Il n’y avait plus à s’y tromper. Le prophète avait parlé clairement : Son royaume ne promettait aux disciples que pauvreté, humiliation, souffrance et mort !

Dès lors, c’était aux yeux de Judas un faux royaume qu’il laisserait aux rêveurs. Dans le camp des ennemis, auprès du sacerdoce riche et puissant, son avenir serait meilleur.

Là, il y avait de l’or pour les transfuges et les traîtres ! Tel était Judas ; et ce n’était pas un monstre, un être exceptionnel. Il ne faisait que suivre les instincts pervers de la nature humaine, et les suggestions du démon. Un grand nombre d’hommes pensent et agissent comme lui, en matière moins grave, et parfois sans s’en rendre biens compte.

Peu à peu, l’Esprit du mal entra plus profondément dans son âme, et lui représenta, comme un acte d’indépendance et d’affranchissement, la livraison de son maître à ses ennemis.

Il y avait trois ans qu’il le servait, sans profits. Il en avait assez de cette vie misérable de nomade, et il lui semblait juste de songer à son avenir.

Les princes des prêtres récompenseraient mieux ses services, et pourraient sans doute lui donner plus tard une situation lucrative.

D’ailleurs, lui suggérait encore l’Esprit du mal, Jésus, le grand faiseur de miracles, saurait bien se tirer des mains des prêtres ; et dès lors, sa livraison avait peu d’importance.

Mais, une fois consommé, le crime prit tout à coup aux yeux mêmes de Judas des proportions énormes. Le démon lui en montra toute la scélératesse et l’horreur, et il comprit qu’il était un monstre d’ingratitude et de perversité. Il l’avait trahi, ce maître si bon, si doux, si miséricordieux, qui lui avait pardonné tant de fois ses vols et ses infidélités ! Il l’avait trahi et vendu pour trente deniers, cet homme merveilleux, chef-d’œuvre de la nature et de la grâce, miracle d’amour, de savoir et de puissance, dont les bienfaits étaient innombrables !

Quelle infamie et quelle honte !

Un désespoir violent s’empara de tout son être ; et tous ses projets, tous ses rêves, tous ses raisonnements firent place dans son esprit à l’idée fixe du suicide.

Cet argent qu’il avait idolâtré, et qui était le prix de sa trahison, lui brûlait les mains. Il ployait sous le poids de ces trente deniers qui lui faisaient horreur.

Il courut chez Caïphe où le Sanhédrin venait de prononcer la sentence finale contre Jésus. Il entra dans la salle où les principaux Sanhédrites étaient encore réunis, et il leur dit : « J’ai livré le sang innocent, et je vous rapporte vos trente deniers. »

Ils repoussèrent avec mépris ce traître, dont l’utilité avait cessé, et il sortit de la salle en blasphémant.

Un peloton de soldats, et les lâches valets du grand-prêtre entraînaient Jésus vers le palais de Pilatus. Il les suivit, et voulut s’approcher de sa victime pour contempler encore une fois sa face auguste. La valetaille le repoussa durement.

Alors il courut au temple, et il jeta sur le pavé les trente deniers d’argent qui lui pesaient comme le boulet d’un forçat.

Sans s’arrêter, ni se retourner, il descendit à grands pas vers le Cédron.

Comme il passait auprès du jardin de Gethsémani, il rencontra Pierre qui en sortait, et qui fit un mouvement pour s’élancer sur lui. Mais il n’eut pas à se défendre, car Pierre se détourna, et s’engagea dans le petit sentier qui conduisait au Temple.

Arrivé au tombeau d’Absalon, tout haletant de fatigue, de douleur et de honte, Judas s’assit un instant sur les gradins de marbre, et il songea.

Comme lui, le fils de David avait trahi son père et son roi, et comploté sa mort. Mais Jéhovah l’avait châtié, et peu de temps après, on l’avait trouvé pendu aux branches d’un térébinthe sur le bord du Cédron.

Un rejeton du même arbre était encore là, et on l’appelait le térébinthe d’Absalon.

Judas frissonna de la tête aux pieds. L’air était froid, et le soleil, à peine levé, se cachait derrière le mont des Oliviers. Le maître est en ce moment devant Pilatus, se dit Judas, et peut-être la sentence de mort est déjà prononcée contre lui. Il se leva et gravit lentement les hauteurs du mont Sion. Arrivé au bord de l’escarpement de la Géhenne, il s’arrêta et plongea ses regards dans l’abîme.

Au fond s’élevait jadis la statue d’airain de Moloch auquel on offrait des victimes sanglantes et même des sacrifices humains. La statue avait disparu ; mais l’abîme était resté lugubre, et invitait au suicide.

Un moment le traître eut la tentation de s’y précipiter ; mais non ; il remonta le mont Sion, puis redescendit vers le midi. Il traversa l’Hinnom, et s’arrêta dans le champ d’un potier, jadis un jardin ombragé, qu’il avait rêvé d’acheter avec le prix de sa trahison pour s’y bâtir une demeure. Un grand sycomore y dressait vers le ciel ses longues branches. Judas s’assit au pied, prit sa tête dans ses mains, et s’efforça de rassembler ses idées.

Ses souvenirs d’enfance lui revinrent tumultueusement à l’esprit. Il revit Kérioth, le hameau natal si paisible, si verdoyant, auprès de Samarie.

Ne serait-il pas possible d’y retourner, de tout oublier, et d’y mener une vie cachée ?

Hélas ! non. Ni la paix, ni l’oubli n’étaient plus possibles pour lui. Satan qui avait pris possession de son âme lui fit voir de nouveau toute la monstruosité de son crime, qui serait publié par toute la terre, et qui ferait de son nom dans l’histoire le synonyme d’apostat et de traître.

Alors, il n’hésita plus, et se levant brusquement il prit sa ceinture et se pendit à l’une des branches du sycomore.

Au moment où Dieu le Fils était condamné devant le tribunal de Pilatus, Judas comparaissait devant le tribunal de Dieu le Père.

Alors son rêve maudit se réalisa : on acheta le champ du potier avec les trente deniers du traître, et il eut sa dernière demeure creusée dans le sol au pied du sycomore, qui lui avait servi de gibet.