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Le Centurion/55

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L'Action sociale (p. 380-396).

X

LES DEUX JUGEMENTS AU POINT DE VUE JURIDIQUE


Il est humiliant pour la justice humaine de constater que la plus grande erreur dont les annales judiciaires fassent mention ait été commise à la fois par le tribunal ecclésiastique, et par le tribunal civil, par les représentants de l’autorité et par le peuple, par les juges et par les jurés.

Il y a tant d’incertitude et « d’alea » dans les arrêts de la justice humaine, que tomber entre ses mains est une des plus grandes épreuves de la vie de l’homme.

C’est pourquoi Jésus a voulu subir celle-là comme toutes les autres . Mais qu’elle fut lamentable l’erreur de la justice humaine !…

Nous avons vu comment elle s’est emparée de Jésus en soudoyant la trahison d’un de ses disciples, comment elle l’a traduit la nuit devant un grand-prêtre qui n’avait plus de jurisdiction, sans dénonciation préalable, et comment il a été sommairement condamné par le Sanhédrin et par Pilatus.

Voyons un peu quelle était la valeur de ces deux arrêts, au point de vue juridique.

Nous n’insisterons pas sur les vices de forme, et sur les irrégularités de la procédure.

La séance de nuit chez Caïphe était une illégalité grave. La loi voulait que les tribunaux siégeassent le jour, afin que le public pût y assister, et même y prendre une certaine part. Car dans les assises criminelles juives le peuple jouait un rôle. Il n’était pas une assistance muette, il exprimait son opinion hautement, hardiment, et plus tumultueusement qu’un jury.

La loi voulait encore qu’un jour s’écoulât entre l’instruction de la cause et la sentence. Le Sanhédrin foula aux pieds cette prescription de la loi, comme il foula aux pieds la plus élémentaire justice en permettant au peuple d’outrager, et de maltraiter l’accusé avant qu’il ne fût condamné.

Il était encore illégal de siéger, et de juger la veille du sabbat et le jour de Pâques. Le Sanhédrin a méprisé cette prohibition en siégeant le jour même de la grande fête.

Enfin, la plupart des membres du Sanhédrin avaient ouvertement donné leur avis contre Jésus dès longtemps avant le procès, et implicitement décrété sa mort.

Dès lors ils n’étaient plus des juges impartiaux, et leur devoir était de se récuser.

En septembre précédent, pendant la fête des Tabernacles, au mois de février, après la résurrection de Lazare, et enfin la veille de l’arrestation de Jésus, ils s’étaient réunis, et rangés à cet avis décisif de Caïphe : « Il faut que cet homme meure pour le peuple, et pour que la nation ne périsse point ».

Cette condamnation prononcée d’avance par ceux qui jugèrent plus tard Jésus est une des monstruosités de ce procès.

Mais c’est le fond même du litige qui nous intéresse davantage, et que nous voulons surtout apprécier.




Il n’est pas nécessaire d’être avocat ou magistrat pour savoir que la légalité et la justice sont loin d’être synonimes.

Une condamnation peut être strictement légale, et consacrer une injustice.

Jésus étant Dieu, il est bien évident qu’il était au-dessus des lois humaines, et que la sentence de mort prononcée contre lui était nécessairement injuste, puisqu’il ne pouvait avoir commis aucun crime.

Mais peut-on soutenir que cette sentence a été légale ? En d’autres termes, le Sanhédrin et Pilatus, en la prononçant, n’ont-ils fait qu’appliquer les lois alors existantes ?

Si la réponse à cette question doit être affirmative, c’est un terrible soufflet à la légalité.

Mais nous croyons que les juges de Jésus ont fait une application erronée des lois existantes à l’auguste prisonnier traduit devant eux, et que la prétendue légalité de leurs arrêts n’a été qu’un masque à leur injustice.

Étudions d’abord le jugement du Sanhédrin.

Le crime pour lequel il a condamné Jésus, est d’avoir déclaré lui-même qu’il était le Messie, le Fils de Dieu. Mais cette affirmation solennelle de l’accusé n’était un blasphème que si elle était fausse.

Or, c’était là précisément la question à décider, et le Sanhédrin ne l’a pas même examinée. Tout le litige était là. Jésus s’est proclamé Fils de Dieu ; s’il ne l’était pas, il a certainement blasphémé, et mérité la mort, d’après la loi juive.

Mais s’il l’était, le Sanhédrin devait tomber à genoux devant lui, et l’adorer. Or, c’était le devoir de ce haut tribunal, composé de pontifes, de prêtres, de scribes, et de docteurs en Israël, qui attendaient la venue du Messie, d’examiner et d’étudier les titres que prétendait avoir Jésus à la filiation divine. En ne le faisant pas, ils commettaient un déni de justice.

Si quelqu’un est accusé de parjure devant un tribunal compétent, et s’il répond à l’accusation, en disant : « J’ai en effet affirmé sous serment le fait allégué dans l’accusation, et je l’affirme encore, parce que ce fait est vrai », quel sera le devoir du tribunal ? Évidemment, il devra dire aux accusateurs : « prouvez maintenant que le fait est faux ».

C’est la seule question qu’il s’agit d’examiner et d’instruire. Car, si le fait affirmé est vrai, il n’y a pas de parjure ; et c’est à vous, accusateurs, à prouver qu’il est faux.

Si le tribunal, au lieu d’agir ainsi, disait à l’accusé : « Vous admettez avoir juré tel fait ; donc vous êtes un parjure, et je vous condamne », ce serait un déni de justice et un crime.

C’était donc incontestablement le devoir du Sanhédrin de dire à Jésus : « Vous prétendez être le Messie, Fils de Dieu ? Eh ! bien, examinons vos titres et vos preuves. Quelle est votre origine ? Quels points de ressemblance y a-t-il entre le Messie qui nous est promis et vous ? Montrez-nous que les prophéties sont accomplies, que le temps fixé pour la venue du Messie est arrivé, que vous avez réalisé dans votre vie et dans vos œuvres les caractères et les signes auxquels nous devons reconnaître le Messie. »

Rien n’eût été plus facile pour Jésus que de répondre à cette mise en demeure.

Tous ces juges étaient plus ou moins versés dans les Écritures. Tous connaissaient particulièrement les prophéties qui se rapportaient au Messie. Car c’était le principal objet de leurs études, leur suprême espérance, le dogme fondamental de leurs croyances depuis des siècles.

Tous étaient donc en état de comprendre et d’apprécier la démonstration triomphante que Jésus pouvait faire de son titre messianique et de sa divine origine. Ils étaient eux-mêmes les dépositaires de la promesse d’un Messie ; ils y croyaient, ils l’attendaient. Ils connaissaient l’histoire des personnages qui l’avaient figuré dans le passé, les traits caractéristiques sous lesquels les prophètes l’avaient dépeint, les événements politiques qui devaient précéder sa venue.

En un mot, ils possédaient son signalement, comme a dit un historien.

Si donc ils avaient voulu instruire la cause portée devant eux, comme c’était leur devoir, ils étaient les juges les plus compétents en Israël pour juger cette question de savoir si Jésus était le Messie, ou s’il fallait en attendre un autre. Et s’ils l’avaient interrogé de bonne foi, rien n’eût été plus facile à Jésus que de les éclairer, de leur prouver l’accomplissement des prophéties, la réunion des traits messianiques dans sa personne, et le caractère divin de sa vie et de ses miracles.

Mais ce n’est pas ainsi que le Sanhédrin a procédé.

À peine Jésus, solennellement interpellé par Caïphe, eut-il prononcé cette parole : Je suis le Messie, Fils de Dieu ! que le Sanhédrin déclare ne pas vouloir en entendre davantage. C’est un blasphémateur, et il mérite la mort.

Aucun des sanhédrites n’osa même interroger sa propre conscience qui devait pourtant lui crier : « Mais si la parole de Jésus est vraie, il n’y a pas de blasphème, et dès lors nous ne devons le condamner qu’après une preuve certaine que sa parole est fausse.

« Enquérons-nous exactement de sa généalogie, de sa naissance, des circonstances de sa vie, de ses œuvres, et voyons s’il n’a pas au moins quelques-uns des traits du Messie, prédits par les prophètes ».

Et si les sanhédrites étaient d’avis que c’était à Jésus de faire cette preuve, tout au moins devaient-ils la lui demander, et lui permettre de la faire.

En un mot, quand il affirmait solennellement au nom du Dieu vivant qu’il était le Messie, ils étaient au moins tenus, avant de le déclarer digne de mort, de le mettre en demeure de prouver ses titres.

Lorsque Jean-Baptiste voulut savoir plus sûrement si Jésus était le Messie, du fond de sa prison il lui envoya des messagers qui lui posèrent cette question : « Êtes-vous Celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? »

Et Jésus répondit : « Allez, rapportez à Jean ce que vous avez entendu et vu ; les aveugles voient, les boîteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés ».

Jean fut convaincu. Il ne demanda pas d’autres preuves. Ces mêmes preuves, et bien d’autres, pouvaient être aisément produites devant le Sanhédrin.

Et si ces juges, supposés de bonne foi, n’avaient pas été convaincus par ses œuvres, ils n’avaient qu’à interroger Jésus sur sa divine filiation, et il aurait pu la démontrer dans un langage capable de les transporter d’admiration.

Mais ce n’était pas la vérité que le Sanhédrin cherchait. Ce n’était pas la justice qui le préoccupait.

Jésus, pour ces prêtres et ces scribes haineux et jaloux, c’était l’ennemi, l’ennemi de leur autorité, de leur prestige, de leur fortune, de leur avenir !

Et il fallait à tout prix le faire disparaître. Voilà pourquoi le verdict fut si vite rendu, après un simulacre de procès, et sans enquête sur la vérité de la parole de Jésus.

Le Sanhédrin « présuma » la fausseté ; et sans s’enquérir, il jugea que la parole de Jésus « ne pouvait pas être vraie », et qu’en conséquence elle était blasphématoire. C’était un déni de justice, ou un parti pris d’injustice.

Pour bien juger l’arrêt du Sanhédrin il ne faut pas perdre de vue que le messianisme était le dogme fondamental du judaïsme ; que le peuple juif attendait le Messie depuis bien des siècles, et que c’était le grand desideratum de sa vie nationale. Aucun autre peuple, ni ancien, ni moderne, ne se trouva jamais dans une telle situation, et dès lors un procès comme celui de Jésus devant le Sanhédrin n’était possible dans aucun autre pays.

Supposons qu’on traduise aujourd’hui devant nos tribunaux modernes un homme accusé de se dire le Messie, Fils de Dieu, qu’en feront les juges ? Ils diront : c’est un pauvre halluciné, un insensé. S’il est inoffensif, ils le mettront en liberté. S’il cause des désordres, ils le feront interner dans un asile d’aliénes. Aucun juge ne songera à le mettre à mort. Et aucun juge non plus ne se croira tenu de s’enquérir, pour savoir si cet homme est vraiment un Messie, fils de Dieu, ou non, parce qu’aucune nation n’attend aujourd’hui un Messie, et ne croit à un Homme-Dieu futur.

Mais il en était tout autrement chez le peuple juif, à l’époque messianique. Les sanhédrites avaient devant eux un homme extraordinaire, qui depuis trois ans avait accompli toutes sortes de miracles, et qui avait dit aux foules : « Le Messie que vous attendez, c’est moi ! Dieu est mon Père, et c’est lui qui m’envoie. Et si vous ne croyez pas à ma parole, croyez à mes œuvres ».

Que devaient-ils faire pour juger cet homme, accusé de blasphème, eux qui croyaient à un Messie et qui l’attendaient, eux qui étaient constitués en autorité pour se prononcer sur la question messianique ?

Évidemment leur devoir était d’examiner à fond la vie de cet homme, et d’expliquer comment il avait pu opérer tant de merveilles, s’il n’était qu’un imposteur. Comme juges ecclésiastiques, docteurs en Israël et versés dans les Écritures, c’était leur mission d’instruire le peuple sur le Messie, et de le lui montrer quand il apparaîtrait. Ce n’était pas seulement un devoir d’état, et un devoir de religion ; c’était aussi un devoir de patriotisme. Car si la nation allait méconnaître le Messie, c’était le plus grand des malheurs, et le plus grand des crimes.

Eh ! bien, le Sanhédrin, a foulé aux pieds ce triple devoir, et il en portera à jamais devant l’histoire la terrible responsabilité.




Examinons maintenant le jugement de Pilatus, procurateur romain, et gouverneur de la Judée.

Élevé à l’école du scepticisme, Pilatus ne croyait à rien. Doutant de la vérité, il devait douter aussi de la justice, de cette justice qui domine les intérêts, les préjugés et les passions.

Mais Jésus avait toutes ses sympathies, et il l’aurait volontiers défendu contre le sacerdoce juif, s’il n’avait pas craint les dénonciations de celui-ci auprès de Tibérius.

Malgré la brièveté du récit évangélique, on y peut facilement lire entre les lignes toutes les péripéties de la lutte intérieure qui s’est poursuivie dans tout le cours du procès, entre la conscience de Pilatus et le souci de son intérêt et de son avenir.

À deux reprises, il a tenté de se récuser, la première fois en disant aux sanhédrites : jugez-le vous-mêmes selon votre loi, la deuxième fois, en le renvoyant devant Hérode, comme Galiléen.

Ni l’un ni l’autre de ces moyens déclinatoires n’ayant, il commença l’instruction de la cause, et de suite, après un court interrogatoire de Jésus, il dit carrément aux sanhédrites : « Je ne trouve aucun crime en cet homme ».

Mais il ne put les convaincre, et alors il tenta de les attendrir en faisant châtier l’accusé. Puis il mit les accusateurs en demeure de choisir entre le scélérat Barrabas et Jésus. Mais ces accusateurs haineux n’hésitent pas. Ils choisissent Barrabas. C’est leur élu de prédilection, et si Pilatus le leur demandait, ils répondraient peut-être que Barrabas est leur Messie.

Après avoir épuisé les expédients, Pilatus est bien forcé de prononcer sur le fond du litige. Mais de tous les griefs accumulés sur la tête de Jésus un seul relève de sa juridiction, et paraît dénaturé à lui causer des embarras auprès de César :

— C’est que Jésus serait un prétendant à la royauté d’Israël. Représentant de César, Pilatus ne peut pas laisser impuni ce crime de haute trahison qu’on impute au jeune prophète.

Si Jésus voulait vraiment secouer le joug de Rome, reconquérir l’indépendance de son pays, et se faire proclamer roi, il mériterait la mort.

Mais rien ne paraissait moins vraisemblable à Pilatus.

Il est vrai qu’en réponse à la question que le gouverneur lui avait posée, Jésus avait répondu qu’il était le roi des Juifs ; mais il lui avait expliqué que son royaume n’était pas de ce monde. Et depuis trois ans qu’il prêchait, jamais il n’avait dénoncé la domination romaine, jamais il n’avait conseillé la désobéissance ou la rébellion, jamais il n’avait prononcé une parole qui pût faire soupçonner quelque velléité d’affranchir son pays du joug étranger.

Un jour même, dans la Pérée, une grande foule avait voulu le proclamer roi. Mais il s’était dérobé à la dignité que le suffrage populaire voulait lui imposer, et il s’était enfui comme devant un outrage.

Un autre jour, les pharisiens lui avaient tendu un piège à ce sujet, et tenté de le compromettre vis-à-vis l’autorité romaine. Mais Jésus avait fait cette réponse d’une sagesse profonde, et qui résumait toute sa doctrine politico-religieuse : Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu.

Il est vrai encore que, quelques jours auparavant, Jésus était rentré à Jérusalem comme un triomphateur au milieu des acclamations de la multitude. Mais dans cette multitude il n’y avait ni séditieux, ni ambitieux, ni personnages influents. C’étaient les humbles, les pauvres, les déshérités, les impuissants. C’étaient les cœurs simples que les affaires d’État ne préoccupent guère, et qui ne rêvaient pas de renverser les pouvoirs établis.

Pilatus devait savoir tout cela, et il en avait assez appris sur le compte de Jésus pour être convaincu que cet homme ne pouvait pas être un danger pour la puissance romaine.

Sans doute, il comprenait, ou tout au moins soupçonnait qu’il y avait en Jésus un réformateur formidable de la religion juive, un adversaire invincible du sacerdoce pharisien ou sadducéen.

Il comprenait que le nouveau prophète était de taille à renverser la synagogue, et il s’expliquait très bien pourquoi tout le Sanhédrin demandait sa mort.

Mais que lui importaient la synagogue et la loi mosaïque ? Si le prestige sacerdotal, et l’influence du gouvernement théocratique des Juifs étaient menacés de ruine, tant pis pour les princes des prêtres. Ni lui ni les Romains n’avaient raison de s’en inquiéter.

Le gouverneur entendait bien les sanhédrites, quand ils lui disaient que Jésus méritait la mort parce qu’il s’était proclamé Fils de Dieu. Mais il lui eût semblé ridicule, à lui magistrat romain, appartenant au polythéisme, de prononcer sur cette partie du litige. Se proclamer Dieu était à ses yeux une manie inoffensive, et non un crime.

Tous les sceptiques de Rome se seraient moqués de lui, s’il avait fait crucifier Jésus pour une telle offense.

Aussi répondait-il aux sanhédrites par son attitude : « Pour qui me prenez-vous ? » « Est-ce que je suis Juif, moi ? Est-ce que j’attends un Messie ? Et vous imaginez-vous que je vais étudier tous vos prophètes pour savoir si les traits caractéristiques qu’ils ont donnés au Messie se rencontrent dans Jésus.

« C’est vous qui auriez dû faire ce travail avant de déclarer Jésus digne de mort, puisque vous croyez aux prophéties et à la venue d’un Messie. Mais ce travail que vous n’avez pas fait vous-mêmes, croyez-vous que je vais le faire ? Non certes. »

Et Pilatus, poursuivant son monologue intérieur, se disait : « D’autre part, puis-je envoyer cet homme à la mort parce qu’il s’est déclaré roi des Juifs ?

« Mais cette prétendue royauté n’est-elle pas encore une manie inoffensive ? Lui-même m’a dit qu’elle n’était pas de ce monde ; et si elle n’est pas de ce monde, en quoi nous intéresse-t-elle ? Et pourquoi Rome en prendrait-elle ombrage ?

« Quel mal y a-t-il à ce que ce doux prophète, qui depuis trois ans multiplie ses bienfaits parmi son peuple, rêve un royaume dans un autre monde ? C’est une douce folie, une illusion, un mirage, je ne sais quoi, mais non une trahison… »

Et Pilatus revenant vers les Juils, déclarait de nouveau qu’il ne trouvait aucun crime en Jésus.

Mais des cris de rage répondaient à ces jugements. Et ce juge, qui parlait pourtant au nom de Rome, et qui avait sous sa main toute une cohorte de légionnaires, qui sur un signe aurait pu faire sabrer toute cette canaille, ce juge tremblait devant l’émeute populaire.

Et quand il vit qu’il ne pouvait convaincre les Juifs de l’innocence de Jésus, il se mit à parlementer avec sa conscience, pour la convaincre de la culpabilité de son prisonnier.

— « Qu’est-ce que la Vérité ? se demanda-t-il en hochant la tête. Je n’en sais rien, et personne n’en sait rien. Qui sait si ce Jésus, qui me paraît innocent, n’est pas coupable ? Et puis, il ne se donne pas la peine de répondre à tout ce que l’on dit contre lui.

« Pourquoi prendrais-je sur moi de le défendre contre les chefs de sa nation, qui me dénonceront à Rome et qui demanderont mon rappel ?

« Les sanhédrites l’ont condamné ; ils affirment qu’il est coupable, et qu’il mérite la mort. Je suis donc seul à le croire innocent. Or les instructions que j’ai reçues de l’empereur me recommandent d’éviter tout conflit avec les chefs du peuple Juif.

« Je prendrai donc leur avis, et puisqu’ils veulent absolument sa mort, je la décréterai.

« Il n’est pas citoyen romain. Il est Juif, et puisque sa nation ne veut pas de lui, puisqu’elle veut le supprimer, je serais bien sot de me mettre en travers de la volonté du peuple, au risque d’être moi-même…

« Et cependant, cet homme n’a commis aucun crime, et ce serait une noble action de le prendre sous ma protection, et de répondre à cette tourbe hurlante : « Je ne puis pas vous permettre de verser un sang innocent. Vous m’avez vous-mêmes amené cet homme ; il est sous la garde et la protection de Rome, et tant que vous ne m’aurez pas convaincu qu’il a commis un crime, je ne vous le livrerai pas. »

« Oui, mais ce grand nom de Rome, dont j’aurai couvert mon prisonnier, me couvrira-t-il moi-même quand les princes des prêtres m’accuseront devant Tibérius d avoir libéré un homme qui s’est lui-même, en ma présence, proclamé roi des Juifs ?

« Crime de lèse-majesté ! diront-ils, crime avoué, confessé par l’accusé en plein tribunal ! Et laissé impuni par la complaisance du gouverneur !

« Sans doute, je pourrai répondre que le royaume de cet étrange roi n’est pas de ce monde. Mais Tibérius ne comprendra pas cette parole. Moi-même je ne la comprends pas ; et il dira que tout prétendant au trône de David doit être mis à mort.

« Pour trouver grâce devant Tibérius, il ne suffit pas d’être innocent, il faut le paraître.

« Or, d’après les apparences, ce malheureux semblera coupable, et les pontifes et les scribes, et les anciens, et toute cette foule vocifèrent qu’il l’est.

« Est-ce ma faute, à moi s’il veut réformer la religion de son pays, et s’il s’est imprudemment engagé dans une lutte à mort contre des adversaires plus puissants que lui ? Est-ce ma faute s’il a prononcé devant le Sanhédrin, et devant moi, des paroles compromettantes pour sa cause ?

« Je ne suis pas tenu de me sacrifier moi-même pour le sauver, mais je dois veiller à maintenir la paix publique, et ces cris furieux qui demandent sa mort me disent assez que cette paix est troublée, et qu’elle ne sera rétablie que par la mort du nouveau prophète.

« En tout cas, il faut en finir. Je vais faire de nouveaux efforts pour appaiser ses ennemis, et s ils persistent à demander sa mort, je m’en laverai les mains, et je le livrerai… »

Telles furent vraisemblablement les phases successives de la lutte intérieure de Pilatus contre sa conscience ; et nous croyons qu’elles démontrent que sa sentence fut un acte de faiblesse indigne, appuyé sur une ombre de légalité.

Le motif apparent fut écrit sur la croix même : « Roi des Juifs ». Mais le motif réel fut la peur de Tibérius.