Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre I

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premier épisode

Le client du docteur Lamar

I

Le stigmate héréditaire


Ce matin-là, le mardi 13 juin, le docteur Max Lamar, médecin légiste attaché à l’administration de la police de Los Angeles, travaillait avec sa sténographe dans son bureau officiel.

Le bureau était une vaste pièce froide et morose, aux meubles sévères, aux boiseries brunes, et qui avait cet aspect revêche et impersonnel qu’on pourrait appeler le style administration. Deux portes s’y ouvraient : l’une, vitrée, avec une inscription : Docteur Max Lamar, donnait sur une galerie ; l’autre, pleine, communiquait avec le bureau des secrétaires.

La sténographe, Mlle  Hayes, était une jeune fille de vingt-quatre à vingt-cinq ans, habillée avec sévérité ; elle était loin d’être jolie, mais son visage était intelligent et sérieux.

Elle répéta à mi-voix la dernière phrase qui lui avait été dictée : « … En résumé, la responsabilité du sujet paraît grandement atténuée par l’hérédité lourde qui pèse sur lui… »

Et, le crayon en l’air, elle attendit la suite, les yeux fixés sur son patron.

Celui-ci restait silencieux. Assis devant sa grande table encombrée d’instruments, de papiers et de documents de toutes sortes, il relisait une note avec attention. Dans la pièce on n’entendait aucun bruit que le tic-tac de l’horloge fixée au mur.

Mais la matinée s’avançait. Le docteur Lamar avait hâte de terminer son travail. Il se leva et se mit à marcher lentement d’un bout à l’autre de la chambre.

— Où en étions-nous, mademoiselle Hayes ? demanda-t-il.

Elle relut la phrase inachevée.

Il alluma une cigarette et reprit sa dictée d’une voix lente et nette.

Le docteur Max Lamar étonnait vivement ceux qui, le connaissant de réputation, le voyaient pour la première fois.

Étant donné la profonde expérience et la somme de connaissances acquises que dénotaient ses remarquables études sur la criminalité, sur les impulsions morbides, sur les tares héréditaires physiques et morales, on se serait attendu à voir un personnage d’âge mûr, un homme de cabinet, prématurément vieilli.

Max Lamar n’était rien de tout cela. À trente-six ans, il gardait tout l’aspect d’un jeune homme, grand, svelte, musclé, élégant et correct dans son complet sombre et bien coupé, il présentait l’image de la force souple et rapide.

L’intelligence était inscrite sur son large front que découvrait son épaisse chevelure noire. Dans ses yeux gris, pénétrants, clairs et assurés, dans toutes les lignes de son visage rasé, aux traits réguliers, au teint mat, on lisait la perspicacité, la décision et l’énergie, une énergie pouvant aller jusqu’à l’inflexibilité, jusqu’à la résolution la plus impitoyable… Mais quand il souriait, quand un sentiment de pitié ou de tendresse détendait ses traits, on se rendait compte de toute la bonté qu’il cachait sous son habituel sang-froid.

Ses amis disaient de lui qu’il était le plus sûr et le plus serviable des hommes, et cette opinion était partagée par tous les malheureux qu’il avait jugés dignes d’intérêt au cours de ses enquêtes et qu’il avait secourus avec une bienveillance éclairée et discrète.

Ses ennemis — c’est-à-dire quelques-uns des plus mauvais parmi les individus composant la misérable clientèle que lui assignaient ses fonctions — le redoutaient extrêmement. Tout le gibier de prison et d’asile qu’il visitait, tous les dévoyés, tous les alcooliques, tous les demi-fous, tous les monomanes dont il pesait les tares et mesurait le discernement tremblaient sous son regard scrutateur et, devant lui, oubliaient leurs mensonges.

Mais Max Lamar avait encore d’autres ennemis, il est vrai : un petit nombre de confrères de médiocre valeur et qui ne pouvaient lui pardonner d’avoir conquis, très jeune encore, une situation importante et élevée.

Ceux-là disaient que Max Lamar poussait si loin l’amour de son métier qu’il dépassait les bornes de ses fonctions et qu’il lui arrivait parfois de se laisser emporter par la curiosité professionnelle, par sa passion pour les investigations criminalistes, jusqu’à poursuivre des enquêtes sur le terrain qui n’est plus celui du médecin, mais du détective.

Mais lui, à ces critiques dont l’écho plusieurs fois lui était venu aux oreilles, répondait, en riant, de son rire tranquille :

— C’est vrai, c’est plus fort que moi. La solution d’un problème psychologique vaut plus pour moi que la solution d’un problème de science exacte. Il m’est difficile de résister à la tentation qui me saisit toujours de déchiffrer l’énigme que laisse derrière lui un malfaiteur habile. Du reste, n’est-ce pas pour moi indispensable que d’étudier le crime pour connaître le criminel ? Ce n’est pas dans les livres qu’on apprend la médecine, c’est à l’hôpital ; ce n’est pas dans un bureau fermé que se résout l’inconnue de la responsabilité ou de l’irresponsabilité d’un sujet. Mon laboratoire, c’est le grouillement de larves humaines qui s’agitent dans les bas-fonds de la grande ville, et j’analyse l’écume de la société, comme un chimiste analyse un corps composé d’éléments encore ignorés…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand il eut terminé son rapport, le docteur Lamar revint à sa table de travail.

Onze heures venaient de sonner. Il avait dicté deux lettres et s’apprêtait à en commencer une troisième, quand la porte qui donnait dans le bureau des secrétaires s’ouvrit.

Un employé parut et s’avança vers son chef :

— Une lettre pour vous, monsieur le docteur.

Max Lamar prit la lettre qu’on lui tendait et l’ouvrit, pendant que l’employé rentrait dans son bureau.

En lisant, Max Lamar tressaillit imperceptiblement. Une expression de vif intérêt passa sur son visage. Il posa la lettre devant lui et resta silencieux et pensif.

— Mademoiselle Hayes, dit-il enfin à sa sténographe il est probable que je ne viendrai pas ici ce tantôt, et pas demain non plus, peut-être. Préparez la copie en double expédition du rapport que je viens de vous dicter. Tout à l’heure, en sortant, je donnerai mes instructions aux secrétaires…

» Je vais avoir beaucoup à faire pendant quelques jours, ajouta-t-il à demi-voix et comme se parlant à lui-même… et c’est une besogne qui vaut la peine que je la fasse moi-même. »

Enfoncé dans son fauteuil, il s’absorba dans ses réflexions et seul le frémissement de ses narines indiqua son excitation intérieure.

— Oui, reprit-il après quelques minutes de silence, une besogne qui en vaut la peine… Vous ferez demander à l’administration le dossier de Jim Barden, mademoiselle Hayes… Je vais avoir sans doute à le compléter…

— Le dossier de Jim Barden ? Bien, monsieur, dit la sténographe, en prenant une note.

Elle leva les yeux sur son patron et ajouta :

— C’est un criminel, monsieur ?

Mlle Hayes était curieuse comme toutes les femmes, mais elle était curieuse seulement pour sa satisfaction personnelle et non pas pour faire part aux autres de ce qu’elle avait appris. Le docteur Lamar savait qu’il pouvait compter sur sa discrétion et il savait aussi qu’elle lui était entièrement dévouée.

Aussi, il lui arrivait souvent de raconter dans le détail à Mlle  Hayes les affaires qu’il poursuivait. C’était pour lui, estimait-il, un exercice excellent. Il aimait à « parler » les problèmes qui le préoccupaient, y trouvant souvent, en les exposant, des clartés nouvelles et l’avantage d’une utile mise en ordre de ses idées.

— Voici ce qui vous renseignera, mademoiselle Hayes, dit Lamar en lui tendant la lettre qu’il venait de recevoir.

La jeune fille lut ce qui suit :

« À Monsieur Max Lamar, médecin légiste.

 » Mon cher Max,

» Le fameux Jim Barden, que nous tenons emprisonné dans notre asile d’aliénés va, sur un rapport favorable du médecin-chef de l’hôpital, être remis en liberté.

» Je m’empresse de vous en aviser, afin que vous puissiez continuer l’active surveillance que vous avez toujours exercée sur lui.

» Bien cordialement à vous.

» Randolph Allen, chef de police. »

— Alors, Jim Barden est un fou ? demanda la sténographe.

— Vous voyez bien que non, puisque le médecin-chef lui signe son exeat, dit le docteur Lamar, avec un léger sourire.

Il eut un mouvement d’épaules et continua :

— Du reste, que Jim Barden soit fou ou non, c’est ce que je ne sais pas moi-même. Je sais seulement que c’est l’être le plus dangereux pour la société que je connaisse. Je l’étudie depuis plusieurs années. Trois fois, j’ai dû le faire enfermer dans un asile d’aliénés ; trois fois, après un temps plus ou moins long, il a été remis en liberté.

— Mais, pourquoi le relâche-t-on, s’il est fou ? dit la jeune fille.

— On le relâche quand il n’est plus fou. Il ne l’est que par intermittence et jamais complètement. On pourrait dire plus exactement que, par périodes plus ou moins longues, il change d’âme. Autant que j’aie pu m’en rendre compte, il y a en Jim Barden deux hommes dissemblables. Cela ne va pas, chez lui, jusqu’au doublement tranché et défini d’existence, que nous appelons l’état prime et l’état second, où un même individu a en lui deux personnalités distinctes, différentes, parfois diamétralement opposées d’instinct et de goût, qui se succèdent en s’ignorant l’une l’autre, Non, Jim Barden, est toujours Jim Barden. Jamais il ne cesse d’être lui-même pour devenir un autre. Mais en lui, à des intervalles irréguliers, se dresse une impulsion irrésistible qui le pousse vers le mal et qui fait de lui un criminel déterminé, habile et redoutable. Alors, il ne connaît plus rien que la violence déchaînée de ses instincts féroces. En tout temps, d’ailleurs, c’est un homme taciturne, farouche, brutal et soupçonneux ; mais, dans les périodes de calme, il a, je crois, le remords des crimes qu’il a commis pendant qu’il est sous l’influence morbide. J’ai épié son sommeil et je l’ai vu parfois se tordre d’angoisse sous le poids de cauchemars affreux, je l’ai entendu gémir, se plaindre, se débattre comme pour repousser des visions d’horreur.

— Quel forfait a-t-il commis ? demanda la jeune fille, frissonnante.

— Je ne les connais pas tous, et ceux dont on le soupçonne n’ont jamais été prouvés, tant son habileté est grande. Mon ami Randolph Allen, le chef de police, qui vient de me prévenir est, comme moi, persuadé que Jim Barden est coupable de nombreux crimes, exécutés toujours avec autant d’adresse que d’audace.

— Et on le laisse faire ?

— La loi est la loi. Barden est couvert par son adresse diabolique, et c’est, je vous le répète, un malade autant qu’un coupable. Il est dominé par la fatalité de son hérédité, il porte sur lui la marque de son destin.

Mlle  Hayes regarda avec surprise le docteur Lamar.

— La marque de son destin ? répéta-t-elle avec curiosité.

— Oui, Jim Barden est sous l’influence du Cercle Rouge.

— Le Cercle Rouge ? Qu’est-ce que cela, monsieur Lamar ? demanda, de plus en plus intriguée, la jeune fille. Est-ce que c’est un cercle d’anarchistes ? ajouta-t-elle à la réflexion.

Max Lamar secoua la tête.

— Non, c’est un phénomène physiologique mystérieux et frappant. Dans les moments où Jim devient un impulsif dominé par ses instincts criminels, où il est comme un fauve qui cherche une proie, sur le dos de sa main droite apparaît une marque. C’est d’abord une ombre rose, à peine visible, qui se précise rapidement, fonce de couleur, devient un stigmate circulaire, irrégulier, écarlate, qui couvre l’épiderme de sa main comme une couronne de sang : le Cercle Rouge.

— Monsieur Lamar, d’où lui vient cela ? murmura avec un frémissement de terreur Mlle  Hayes.

— Je ne sais pas. C’est une particularité physiologique analogue sans doute à ces nœvus qu’on appelle vulgairement taches de vin, à ces signes violets ou bruns que beaucoup de personnes présentent.

— Mais cela n’est rouge que par moments, dites-vous ?… Comment est-ce possible ?…

— Vous m’en demandez trop, mademoiselle Hayes, je vous ai dit que c’était inexplicable. On peut remarquer pourtant que, chez toutes les créatures humaines, certaines émotions font rougir le visage. Eh bien, le visage de Jim Barden ne rougit jamais, quelle que soit la fureur qui l’agite, mais alors, sur sa main, paraît le Cercle rouge…

— Dans les bas-fonds où vit cet homme, cette particularité est bien connue et l’environne d’une sorte de terreur superstitieuse. On l’appelle Jim-Cercle-Rouge et on raconte — je ne sais si c’est une légende — que ce stigmate est héréditaire. On affirme que, dans le passé, de génération en génération, il y a toujours eu un membre de la famille Barden qui était un être moralement taré, extravagant, fou ou criminel, et qui portait, au dos de la main droite, cette même marque mystérieuse.

Le docteur Lamar fit une pause. Il alluma une cigarette, regarda un moment, pensivement, les tourbillons de fumée frisée qui s’envolaient de ses lèvres et continua :

— Jim Barden a un fils. C’est le type parfait de ce que les Français appellent un jeune apache, ce qui est montrer peu d’égards pour ces anciens et fiers guerriers de nos prairies. Il a une vingtaine d’années et il s’est contenté, jusqu’ici, de vivre en marge de la société, traînant de bar en bar, et chapardant tout ce qui se trouve à sa portée. Il n’a, jusqu’à présent, jamais été pincé dans une affaire sérieuse, et je n’ai pas entendu dire non plus que personne ait vu sur sa main le terrible Cercle rouge.

Le docteur Lamar se leva et regarda sa montre.

— Mademoiselle Hayes, voilà les données du problème. Vous en savez autant que moi. Maintenant, il est midi, le moment approche où Jim Barden doit être mis en liberté. Je vais aller l’attendre à sa sortie afin de savoir ce qu’il fera et de surveiller secrètement ses faits et gestes. Sans doute, il va essayer de retrouver son fils, et il retournera chez lui, c’est-à-dire dans un asile mystérieux que la police est persuadée qu’il s’est ménagé — car il disparaît quand il veut, sans qu’on puisse retrouver sa trace.

Le docteur Lamar se coiffa de son chapeau et ouvrit un tiroir de son bureau. Il y prit un revolver de précision qu’il glissa dans une poche et une paire de menottes d’acier, nickelées, étincelantes et jolies comme une parure, qu’il mit dans une autre poche.

— Que le Cercle Rouge ne vous fasse pas oublier mes instructions, mademoiselle Hayes, recommanda-t-il.

— Non, monsieur, dit la jeune fille.

— Et maintenant, il faut que je me hâte si je veux assister au lâcher de la bête fauve, murmura-t-il en sortant.