Le Château aventureux/2

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Plon (3p. 77-80).


II


Suivant le chemin que la vieille lui avait montré, il arriva, au soir, devant une abbaye de moines blancs. Les frères, qui venaient de chanter complies, jouissaient du serein devant la porte, où ils lui souhaitèrent la bienvenue. Ils le désarmèrent, puis ils mirent sur la table une nappe et le pain et le vin. Mais il ne voulut pas manger avant que d’avoir fait oraison, car il n’était pas entré dans une église depuis le matin. Il fut donc s’agenouiller dans la chapelle, et, quand il eut prié, il remarqua une grille d’or et d’argent, ornée de fleurettes et de figures de bêtes et d’oiseaux. Elle entourait une tombe, la plus grande et la plus riche du monde, toute en or fin et pierres précieuses, et qui valait bien le prix d’un royaume. Des lettres y étaient gravées, qui disaient :

Ci-git Galehaut, le fils à la belle géante, sire des Îles lointaines, qui pour l’amour de Lancelot du Lac mourut.

D’abord qu’il eut lu cela, car il savait de lettres, Lancelot tomba pâmé ; puis, revenu à lui, il se mit à frapper ses poings l’un contre l’autre, à égratigner son visage au point d’en faire jaillir le sang, à s’arracher les cheveux, à se frapper la face à grands coups, et à pleurer amèrement, maudissant l’heure où il était né, puisqu’un si prud’homme était mort pour lui ; enfin il courut chercher son épée, décidé à s’occire.

Mais, comme il sortait de l’église, il vit une pucelle qui arrivait au galop d’une mule fauve qu’elle fouettait à grands coups.

— Qu’est-ce ? et où allez-vous ainsi ? cria-t-elle.

Et comme Lancelot ne répondit mot :

— Par ce que vous avez de plus cher au monde, arrêtez ! reprit-elle en écartant son voile. Ne voyez-vous pas qui je suis ? Écoutez ce que madame vous mande.

Alors Lancelot reconnut Saraide, la pucelle de la Dame du Lac.

— Madame a été huit jours malade, car elle avait trouvé dans ses sorts que, sitôt que vous auriez découvert la tombe de Galehaut, vous seriez en grand danger de vous tuer si vous n’en étiez détourné : aussi m’envoya-t-elle en grande hâte. Sachez que vous devez faire porter le corps au château de la Joyeuse Garde, pour qu’il soit mis dans le tombeau où vous avez vu votre nom écrit, et où vous serez vous-même enterré. De par madame, retournez dans l’église maintenant et dites aux moines votre volonté.

Lancelot revint à la grille, et d’abord il prit la tombe à deux mains et la leva d’un si grand effort que le corps lui sua, que le sang lui sortit du nez et que pour un peu plus il se fût tout rompu. Pourtant, la douleur qu’il avait eue à cela n’était rien auprès de celle qu’il sentit quand il aperçut le corps de son ami. En pleurant, il prit Galehaut dans ses bras et le coucha dans une bière qu’il recouvrit de la plus riche étoffe qu’on pût trouver dans l’abbaye ; puis il fit placer le cercueil sur une litière portée par deux palefrois. Et il demanda aux moines d’escorter le bon seigneur, à quoi ils y consentirent, bien qu’ils fussent très dolents de se voir enlever le corps.

Lorsqu’ils furent partis, Lancelot revint à Saraide.

— Demoiselle, lui dit-il, je vous demande de porter à Bohor cette épée qui fut à monseigneur Galehaut ; vous lui direz qu’il la ceigne de par moi, car elle est bonne et belle, et aussi qu’un chevalier n’accroît point sa gloire à demeurer trop longtemps en un lieu.

La pucelle répondit qu’elle ferait volontiers le message, et Lancelot, après l’avoir recommandée à Dieu, rejoignit le cortège qui accompagnait le corps de son ami. Et il le convoya, plaignant et pleurant sans cesse, jusqu’à la Joyeuse Garde.

Là, une très vieille dame lui dit qu’il y avait, enfouie dans la chapelle, la plus belle bière qu’on eût jamais connue ; elle avait contenu les restes d’un roi des païens et sarrasins qui tenaient le château avant que Joseph d’Arimathie y fût venu. Lancelot la fit déterrer et l’admira beaucoup quand il la vit : ce n’est pas étonnant, car elle n’était ni d’or ni d’argent, mais toute de pierreries. On y coucha le corps de Galehaut armé de toutes armes, comme était en ce temps la coutume. Et Lancelot baisa trois fois son ami mort sur la bouche, le cœur prêt à crever d’angoisse, puis il le couvrit d’une riche étoffe ouvrée d’or et de gemmes, et, après l’avoir fait placer dans son propre tombeau, menant le plus grand deuil dont on ait ouï parler, il se mit en devoir de regagner Camaaloth.

Mais le conte se tait maintenant de lui et devise de Bohor de Gannes.