Le Château aventureux/32

La bibliothèque libre.
Plon (3p. 186-188).


XXXII


Comme il traversait une clairière, il rencontra un chevalier très grand et très fort, qui portait sur le cou de son destrier le corps d’un homme tout armé, tête de-ci, jambes de-là. Et dès qu’il aperçut Lancelot, le géant posa sur le sol sa charge humaine, baissa sa lance et piqua des deux sans sonner mot. À son tour, Lancelot laissa courre, et tous deux se frappèrent si rudement que leurs lances volèrent en pièces, qu’ils s’entre-heurtèrent de leurs chevaux et de leurs corps et qu’ils s’abattirent l’un l’autre à terre : et sachez qu’on eût bien fait une lieue à pied avant que sens et mémoire leur fussent revenus. Lancelot pourtant se leva le premier, car il avait été moins froissé de sa chute, étant moins lourd ; l’épée à la main, il courut au géant qui se redressait, encore tout chancelant : d’un premier coup sur la tête, il le jeta à genoux ; d’un second, il le précipita sur les mains ; puis il lui arracha son heaume et le lança au loin.

Mais, quand il sentit son chef découvert, le géant eut grand’peur de la mort : il fit un tel effort qu’il se remit debout et riposta d’un si rude coup d’épée que sa lame entra de deux doigts dans le heaume de Lancelot. Heureusement, dans le même temps, celui-ci lui assénait un entre-deux à découvert qui lui fendait le visage et la tête. Et le géant tomba, gigotant, tricotant des jambes comme une grenouille, jusqu’à ce qu’enfin son corps reposât en paix. Ainsi mourut Mauduit, le plus méchant diable que la terre ait jamais porté.

Après avoir essuyé son épée, Lancelot alla au chevalier qui gisait inanimé, et, dès qu’il lui eut ôté son heaume, il reconnut Hector des Mares, son frère ; alors il le plaça à grande pitié sur son propre cheval et le soutint jusqu’à une abbaye de moines blancs qu’on voyait non loin de là. Hector y fut couché dans un bon lit, où les religieux l’oignirent d’un jus d’herbes salutaires, si bien qu’il ne tarda pas à reprendre ses sens. Et, quand il se sentit mieux, Lancelot lui dit en l’accolant joyeusement :

— En nom Dieu, Hector, j’ai bien lieu de me plaindre de vous comme d’un mauvais frère, qui avez si longtemps caché notre parenté !

— Beau sire, répondit Hector en rougissant, vous êtes un haut et gentil homme, extrait de rois et de comtes ; et moi je ne suis qu’un pauvre chevalier en comparaison de vous, car ma mère est de petit lignage.

— Par mon chef, ce n’est point cela ! reprit Lancelot en riant : si vous ne vouliez point me reconnaître, c’est que je ne possède pas seulement un pied de terre ! Mais, s’il plaît à Dieu, le roi Claudas qui tient mon héritage s’en repentira.

Ainsi les deux frères se faisaient joie. Et Lancelot demeura deux jours avec Hector ; mais, la seconde nuit, il crut voir au chevet de son lit un vieil homme qui lui disait :

— Beau neveu, avant de gagner Camaaloth, va-t’en dans la forêt Périlleuse, où tu trouveras une grande aventure. Je suis ton aïeul, le roi Lancelot.

Aussi, le lendemain, dès que la messe eut été chantée, il demanda ses armes et s’en fut par la forêt, non sans avoir recommandé son frère aux moines, qui lui promirent qu’Hector serait guéri en peu de temps.