Le Château aventureux/40

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Plon (3p. 207-209).


XL


Pendant ce temps, l’armée de Logres arrivait sur la terre de Gannes, devant Pinegon, qui était un château assez fort et bien muni pour soutenir un siège de dix ans. Bohor l’assaillit en vain ; mais le roi Baudemagu s’avisa de grimper avec ses gens par un côté qui passait pour inexpugnable et qu’on avait laissé sans garnison. Et, lorsqu’ils entendirent crier derrière eux : « Trahison ! », ceux du château se fussent rendus volontiers ; néanmoins, les chevaliers de Gorre en firent un tel massacre, qu’il n’en échappa guère de vivants.

Le roi Claudas eut grand deuil de cette nouvelle. Sur le conseil de Xerxès, son sénéchal, il donna cinquante chevaliers à son fils Claudin, et, la nuit venue, celui-ci se mit en route par des chemins qu’il connaissait, menant sa compagnie renforcée d’une troupe de jeunes gens, nouveaux adoubés, légers bacheliers, qui avaient grand désir de combattre et qui partirent sans le congé de Claudas.

Or le roi Baudemagu avait fait coucher sa gent dedans le château ; mais tout le reste de l’armée avait dressé ses tentes et ses pavillons dans la plaine, et, si Keu avait été chargé de faire le guet du côté de l’ennemi, l’autre ligne n’était point gardée. Claudin, qui savait cela, divisa ses forces en deux parts. Avec la première, il laissa courre sur Keu, lequel tint si bien la mêlée avec les siens, que ceux de Logres n’eussent guère perdu ; mais, dans le même temps, l’autre corps des gens de Claudin chargeait à revers, coupant les cordes des tentes, criant : « Trahis ! trahis ! » et tuant tout.

Grâces à Dieu, messire Gauvain, sage et éprouvé comme il était, s’était couché tout armé et avait fait coucher de même ses frères et les siens. Mais Bohor, Lionel, Aguisant, le Laid Hardi, Brandelis, Breoberis et beaucoup d’autres jeunes hommes dormaient tout dévêtus, et ainsi un grand nombre furent pris. Toutefois, quand Claudin aperçut que le roi Baudemagu et ses chevaliers commençaient à sortir du château et que beaucoup de ceux de Bretagne étaient enfin armés, il se mit en retraite après avoir placé ses prisonniers en tête, faisant lui-même l’arrière-garde avec ceux de son lignage et revenant sur ses poursuivants comme le sanglier sur les chiens. Messire Gauvain, ses frères, le roi Ydier, Keu le sénéchal lui firent la chasse tant qu’ils purent ; mais, lorsque la lune se fut couchée et le ciel tant obscurci qu’ils ne se reconnaissaient plus les uns les autres, il leur fallut bien s’arrêter. Et comme ils revenaient, ils entendirent les grands cris et les pleurs que faisaient ceux des tentes à cause de leurs parents qui gisaient : car il y avait bien quarante tués, davantage de blessés, et quinze chevaliers prisonniers, dont Brandelis, et trente sergents.

Au matin, les barons résolurent de rester à Pinegon un jour et une nuit pour faire droit aux morts, et pour panser et soigner leurs blessés le mieux possible. Mais, le jour suivant, l’armée se mit en marche, divisée en dix échelles de cent hommes, tant chevaliers que sergents.