Le Château dangereux/08
CHAPITRE VIII.
LE MÉNESTREL.
Cet incident jeta quelque confusion parmi les chasseurs surpris tout-à-coup par l’apparition de Michel Turnbull, partisan armé et avoué de la maison de Douglas, espèce d’homme qu’on ne devait guère s’attendre à rencontrer sur un territoire où son maître passait pour rebelle et bandit, et où lui-même pouvait être reconnu par tous les paysans présents. Cette circonstance produisit une forte impression sur tous les chevaliers anglais. Sir John paraissait grave et inquiet. Il ordonna aux chasseurs de se réunir aussitôt, et chargea ses soldats du soin d’examiner toutes les personnes qui avaient suivi la chasse, pour découvrir si, dans le nombre, Turnbull avait des complices ; mais il n’était plus temps de procéder à cette enquête sévère lorsque de Walton en donna l’ordre.
Quand les Écossais qui se trouvaient de la partie virent qu’on interrompait la chasse à l’occasion de laquelle on les avait réunis, pour mettre la main sur leurs personnes et les soumettre à un examen rigoureux, ils eurent soin de préparer d’avance leurs réponses aux questions qu’on leur adresserait : bref, ils gardèrent leur secret, s’il était vrai qu’ils en eussent. Beaucoup d’entre eux, convaincus qu’ils étaient les plus faibles, eurent peur d’être maltraités, abandonnèrent les postes où ils avaient été placés, et quittèrent la chasse comme des gens qui s’apercevaient qu’on ne les avait invités que dans de mauvaises intentions. Sir John de Walton vit le nombre des Écossais diminuer, et leur disparition successive éveilla dans cet esprit ombrageux le soupçon qui avait, depuis un certain temps, altéré son bon naturel.
« Prenez, je vous prie, dit-il à sir Aymer de Valence, autant d’hommes d’armes que vous pourrez en réunir dans l’espace de cinq minutes, et une centaine pour le moins d’archers à cheval, et allez avec toute la promptitude possible, sans leur permettre de s’écarter de l’étendard, renforcer la garnison du château ; car je ne présume que trop ce qu’on peut avoir tenté contre cette forteresse, quand nous voyons de nos propres yeux quelle bande de traîtres est ici rassemblée. — Avec votre permission, sir John, répliqua Aymer, il me semble que dans cette affaire vous ne visez pas juste au but. Que ces Écossais aient eu de mauvaises intentions contre nous, je l’avouerai tout le premier ; mais il ne faut pas vous étonner si, long-temps privés des plaisirs de la chasse, ils se dispersent dans les bois et le long des rivières, moins encore s’ils ne sont pas fort disposés à se croire en sûreté avec nous. Le moindre mauvais traitement est capable de leur inspirer, avec la crainte, le désir de nous échapper : c’est pourquoi… — C’est pourquoi, » répliqua sir John de Walton qui avait écouté son lieutenant avec un degré d’impatience bien éloigné de la politesse grave et cérémonieuse qu’un chevalier témoignait d’ordinaire à un frère d’armes ; « c’est pourquoi j’aimerais mieux voir sir Aymer de Valence courir ventre à terre pour exécuter mes ordres que donner à sa langue la peine de les censurer. »
À cette réprimande un peu vive, tous les assistants se regardèrent les uns les autres avec des signes d’un mécontentement marqué. Sir Aymer était hautement offensé, mais il vit que ce n’était pas le moment d’user de représailles. Il s’inclina, et si bas, que le panache qu’il portait à son cimier toucha la crinière de son cheval, et ramena par le plus court chemin un fort détachement de cavalerie au château de Douglas.
Quand il eut gravi la première éminence d’où l’on pouvait apercevoir les murailles massives et les nombreuses tours de la vieille forteresse, ainsi que les larges fossés remplis d’eau qui l’entouraient de trois côtés, il ressentit un plaisir inexprimable à la vue de la grande bannière anglaise qui flottait au plus haut de l’édifice. « Je savais bien, » se dit-il intérieurement ; « j’étais bien sûr que sir John de Walton était devenu une vraie femme en s’abandonnant à ses craintes et à ses soupçons. Hélas ! se peut-il que le poids d’une telle responsabilité ait ainsi changé un caractère que j’ai connu si noble, si digne d’un chevalier ! Sur ma parole, je ne savais plus quelle conduite je devais tenir en m’entendant réprimander ainsi devant toute la garnison. Certainement il mérite que je lui dise un jour ou l’autre : Vous triomphez, sire de Walton, dans l’exercice d’une autorité précaire ; néanmoins, quand il s’agira de se montrer homme à homme, il vous sera difficile de rester supérieur à Aymer de Valence, et peut-être de vous établir comme son égal… Mais si au contraire ses craintes, quoique exagérées, étaient sincères au moment où il les exprimait, il convient que j’obéisse ponctuellement à des ordres absurdes en apparence : ils me sont donnés par suite de la confiance du gouverneur qui les croit nécessités par la circonstance, et n’ont pas pour but unique de vexer et de dominer des subalternes. Je voudrais savoir quel est le véritable état des choses, et si de Walton, renommé pour sa bravoure, a peur de ses ennemis plus qu’il ne sied à un chevalier, ou bien s’il fait de craintes imaginaires le prétexte de tyranniser son ami. Je ne puis dire qu’il y aurait beaucoup de différence ; mais je préférerais qu’un homme, autrefois cher à mon cœur, fût devenu un petit tyran plutôt qu’un esprit faible, un lâche ; et je voudrais qu’il prît à tâche de me vexer plutôt que de le voir trembler devant son ombre. »
Tandis que ces idées agitaient son esprit, le jeune chevalier parcourait la chaussée qui coupait la pièce d’eau par laquelle les fossés étaient alimentés, et, passant sous le portail solidement fortifié du château, donnait des ordres rigoureux pour qu’on abaissât la herse, qu’on relevât le pont-levis, bien qu’on commençât à distinguer la bannière de Walton qui revenait avec sa troupe.
La marche lente et circonspecte du gouverneur, du lieu de la chasse au château de Douglas, lui donna le temps de retrouver son sang-froid et d’oublier que son jeune ami avait montré moins d’empressement que de coutume à exécuter ses ordres. Il fut même disposé à regarder comme une plaisanterie la lenteur et l’extrême étiquette avec lesquelles tous les points de la discipline militaire furent observés pour sa réadmission au château. Cependant l’air froid d’une humide soirée de printemps lui pénétrait tout le corps ainsi qu’aux gens de sa suite, tandis qu’ils attendaient devant le château qu’on échangeât le mot d’ordre, qu’on livrât les clefs, qu’on terminât enfin toutes ces minuties qui accompagnent les mouvements d’une garnison dans une forteresse bien gardée.
« Allons, dit-il à un vieux chevalier qui censurait aigrement le lieutenant-gouverneur, c’est ma faute. J’ai parlé tout-à-l’heure à Aymer de Valence d’un ton un peu trop impérieux pour qu’il n’en fût point offensé, lui si récemment élevé aux honneurs de la chevalerie, et cette manière exacte d’obéir n’est qu’un acte de représailles assez naturel et très pardonnable. Eh bien ! nous lui devons quelque chose en retour, sir Philippe, n’est-ce pas ? Ce n’est pas un soir comme celui-ci qu’il faut faire rester les gens à la porte. »
Ce dialogue, entendu par quelques uns des écuyers et des pages, voyagea de l’un à l’autre jusqu’à ce qu’il perdît entièrement le ton de bonne humeur avec lequel il avait été tenu ; on crut que sir John de Walton et sir Philippe méditaient une vengeance, et l’on répéta que le gouverneur regardait ce retard comme un affront mortel que son subordonné lui faisait avec intention.
C’était ainsi que la haine augmentait de jour en jour entre deux guerriers qui, sans aucun juste motif de mésintelligence, avaient au contraire toute raison de s’aimer et de s’estimer l’un l’autre. Elle devint visible dans la forteresse même pour les simples soldats, qui espéraient gagner de l’importance en se prêtant à l’espèce d’émulation produite par la jalousie des officiers commandants. Une pareille lutte peut bien exister aujourd’hui, mais dégagée du sentiment d’orgueil blessé et de dignité jalouse qui s’y rattachait, alors que les chevaliers avaient pour but de ne pas permettre que la moindre atteinte fût portée à ce qu’ils appelaient leur honneur.
Tant de petites querelles eurent lieu entre les deux chevaliers, que sir Aymer de Valence se crut obligé d’en écrire à son oncle, le comte de Pembroke. Il déclarait à son parent que sir John de Walton avait malheureusement conçu depuis un certain temps des préventions contre lui, et que, après avoir supporté en beaucoup d’occasions la mauvaise humeur de son commandant, il se voyait forcé de demander qu’on l’envoyât du château de Douglas dans tout autre endroit où il pourrait acquérir quelque gloire et oublier les motifs de plainte qu’il avait contre son supérieur. Dans le courant de la lettre, sir Aymer prit un soin tout particulier d’exprimer en termes convenables le chagrin que lui causaient la jalousie et les injustices de sir John ; mais de tels sentiments sont difficiles à déguiser, et malgré lui, un air de déplaisir qui perçait dans plusieurs passages indiquait combien il était mécontent du vieux ami et du compagnon d’armes de son oncle, ainsi que du genre de service militaire que son oncle lui avait assigné.
À la suite d’un mouvement accidentel parmi les troupes anglaises, sir Aymer reçut une réponse beaucoup plus tôt qu’il n’aurait pu s’y attendre à cette époque, d’après le cours ordinaire des correspondances qui étaient toujours extrêmement lentes et souvent interrompues.
Pembroke, vieux guerrier rigide, avait toujours eu une opinion très partiale de sir John de Walton, qui était pour ainsi dire l’ouvrage de ses propres mains, et il fut indigné de voir que son neveu, qu’il ne considérait que comme un bambin enorgueilli par le titre de chevalier qu’il avait récemment obtenu avant l’âge, ne partageait pas absolument son opinion sous ce rapport. Il lui répondit donc sur un ton de véritable mécontentement, et s’exprima comme une personne haut placée en face d’un jeune parent qui lui doit tout. Comme il ne pouvait juger des causes de plainte de son neveu que d’après sa lettre, il ne crut pas lui faire injustice en les considérant comme plus légères qu’elles n’étaient réellement. Il rappela au jeune homme que le devoir d’un chevalier consistait à s’acquitter avec fidélité et patience du service militaire, qu’il fût honorable ou simplement utile, suivant les circonstances où l’on se trouvait placé par la guerre ; que surtout le poste du danger, comme le château de Douglas avait été surnommé d’un consentement unanime, était aussi le poste de l’honneur, et qu’un jeune homme devait être circonspect sur la manière dont il s’exposait aux suppositions qu’il était permis de faire pour expliquer son désir de quitter un poste si glorieux : bref il devait se garder de paraître las de la discipline militaire d’un gouverneur aussi renommé que sir John de Walton. Cette lettre s’étendait encore longuement (ce qui était bien naturel vu l’époque) sur l’obligation où se trouvaient les jeunes gens de se laisser aussi guider implicitement par leurs aînés dans le conseil comme sur le champ de bataille ; l’onde faisait observer avec justesse à son neveu, que l’officier supérieur qui s’était mis en position de répondre sur son honneur, sinon sur sa vie, du résultat d’un siège ou d’un blocus, pouvait justement et à un degré plus qu’ordinaire réclamer la direction sans contrôle de toute la défense. Enfin Pembroke rappelait à sir Aymer que sa réputation à venir dépendait en grande partie du rapport plus ou moins favorable que sir John de Walton rendrait de sa conduite ; il ajoutait encore que des actions de valeur téméraire et inconsidérée ne fonderaient pas aussi solidement sa renommée militaire que des mois et des années passées dans une obéissance régulière, ferme et humble à la fois, aux ordres que le gouverneur de Douglas pouvait juger nécessaires dans ces conjonctures critiques.
Cette missive étant arrivée fort peu de temps après l’envoi de la lettre de sir Aymer, celui-ci fut presque tenté de supposer que son oncle avait quelque moyen de correspondre avec de Walton, inconnu au jeune chevalier lui-même et au reste de la garnison. Et comme le comte faisait allusion à certaine occasion particulière, récente même, où de Valence avait témoigné son déplaisir à propos d’une bagatelle, la connaissance de ce fait et de quelques autres détails, parvenue à son oncle, confirma le jeune homme dans l’idée que sa conduite était épiée d’une manière qu’il trouvait peu honorable pour lui-même et peu délicate de la part de son parent : bref, il se crut soumis à cette espèce de surveillance dont les jeunes gens ont toujours accusé les vieux. Il est à peine nécessaire de dire que l’admonition du comte de Pembroke irrita vivement l’esprit hautain de son neveu, à tel point que, si le comte eût voulu écrire une lettre tout exprès pour augmenter des préventions qu’il désirait détruire, il n’aurait pu employer des termes plus propres à obtenir ce résultat.
La vérité était que le vieil archer, Gilbert Greenleaf, sans que le jeune chevalier en sût rien, s’était rendu au camp de Pembroke, dans le comté d’Ayr, et avait été recommandé au comte par sir John de Walton, comme une personne qui pourrait lui donner, relativement à Aymer de Valence, tous les renseignements désirables. Le vieil archer était, comme nous l’avons vu, rigide observateur de la règle, et, quand il fut mis sur le chapitre de la conduite de sir Aymer de Valence, il n’hésita point à faire certains aveux qui, rapprochés de ceux que renfermait la lettre du chevalier, firent concevoir un peu trop légèrement au vieux comte l’idée que son neveu s’abandonnait à un esprit d’insubordination et à un sentiment d’impatience contre toute autorité, très dangereux à la réputation d’un jeune soldat. Une petite explication aurait produit un accord complet dans leurs manières de voir ; mais le destin n’en ménagea ni le temps ni l’occasion ; et le vieux comte fut malheureusement amené à devenir partie, au lieu de négociateur dans cette guerre.
Sir John de Walton s’aperçut bientôt, que la réception de la lettre de Pembroke ne changeait nullement la conduite froide et cérémonieuse de son lieutenant, conduite qui limitait leurs relations à celles que le service rendait indispensables, et qui ne pouvait ramener une familiarité franche et intime. Ainsi, comme la chose peut encore arriver aujourd’hui entre deux officiers dans leurs situations relatives, ils restèrent dans le froid cérémonial des communications officielles, n’échangeant que le peu de paroles qui étaient absolument nécessaires. Un tel état de mésintelligence est, en fait, pire qu’une véritable querelle. Une querelle peut amener une explication ou des excuses, ou servir d’objet à une médiation ; mais quand il s’agit de mésintelligence, un éclaircissement est tout-à-fait invraisemblable, comme le serait un engagement général entre deux armées qui toutes deux occupent de fortes positions défensives. Cependant le devoir obligeait les deux chefs de la garnison du château de Douglas à être souvent ensemble, et, bien loin qu’ils cherchassent à raccommoder les choses, ces entrevues ravivaient plutôt les anciens motifs de discorde.
Ce fut dans une semblable occasion que de Walton demanda à de Valence, d’un ton très sévère, à quel titre et combien de temps son bon plaisir était que le ménestrel Bertram restât au château,
« Une semaine, dit le gouverneur, est certainement assez longue, vu le lieu et les circonstances, pour montrer l’hospitalité due à un ménestrel. — Je puis vous assurer, répondit le jeune homme, que ce ménestrel m’intéresse si peu que je ne puis former aucun désir qui le concerne. — En ce cas, reprit de Walton, je prierai cet individu d’abréger son séjour dans le château de Douglas. — Je ne vois pas quelle espèce d’intérêt, répliqua Aymer de Valence, je pourrais attacher au séjour ou au départ de cet homme : il est venu ici sous prétexte de faire quelque recherche concernant les écrits de Thomas d’Erceldeune, surnommé le Rimeur : ces écrits, dit-il, sont infiniment curieux, et il en existe dans la bibliothèque du vieux baron un volume qui a échappé aux flammes d’une manière ou d’une autre, lors du dernier incendie général. Maintenant vous en savez autant que moi sur le but de sa visite ; et si vous trouvez que la présence d’un vieillard errant et le voisinage de son jeune fils soient dangereux pour le château que vous êtes chargé de défendre, vous ferez bien, sans aucun doute, de les congédier. Pour cela il vous suffira de dire un mot. — Pardon, reprit sir John de Walton, le ménestrel est venu ici comme faisant partie de votre suite, et je ne pouvais, avec la politesse convenable, le congédier sans votre permission. — Alors je suis à mon tour fâché, répondit sir Ajmer, que vous n’ayez pas exprimé plus tôt ce désir. Je n’ai jamais eu l’idée de conserver un vassal ou un serviteur dont la résidence au château se prolongeât d’un moment au delà de votre honorable plaisir. — Je suis fâché, moi, répliqua sir John, que nous soyons devenus tous deux, depuis un certain temps, d’une politesse si excessive qu’il nous soit difficile de nous entendre. Ce ménestrel et son fils viennent nous ne savons d’où, vont nous ne savons où. Des gens de votre escorte ont rapporté que, chemin faisant, ce drôle de Bertram a eu l’audace de combattre, même à votre face, le droit du roi d’Angleterre à la couronne d’Écosse, et qu’il a discuté ce point avec vous, tandis que les personnes qui vous accompagnaient avaient été priées par vous de se tenir en arrière et de manière à ne pas entendre. — Ah ! s’écria sir Aymer, voudriez-vous fonder sur cette circonstance une accusation contre ma loyauté ? Je vous prie de réfléchir qu’un pareil langage touche à mon honneur, et je suis prêt à le défendre jusqu’à mon dernier soupir. — Je n’en doute pas, sire chevalier ; mais c’est contre le ménestrel vagabond, et non contre l’illustre chevalier anglais que l’accusation est portée. Eh bien ! ce ménestrel vient au château, et il exprime le désir qu’on laisse son fils loger à ce vieux couvent de Sainte-Brigitte, où l’on permet encore à deux ou trois vieilles nonnes écossaises et à autant de moines de résider ensemble, plus par respect pour leur sacré caractère, que pour la bienveillance dont on peut les supposer animés à l’égard des Anglais ou de leur souverain. Il faut aussi remarquer que ce séjour au couvent a été, si mes renseignements sont exacts, acheté par une somme d’argent plus considérable qu’il ne s’en trouve d’ordinaire dans la bourse des ménestrels ambulants, vagabonds qui se ressemblent tous pour la pauvreté et le génie. Que pensez-vous de tout cela ? — Moi ? je m’estime heureux que ma position comme soldat sous vos ordres me dispense du soin de penser. Mon poste, comme lieutenant de votre château, est tel que, si je puis conduire ma barque de manière à conserver mon honneur et ma conscience, je dois me trouver suffisamment libre ; et je vous promets qu’il n’y aura plus moyen de me réprimander à ce sujet, ni d’envoyer à mon oncle un rapport à ma charge. — Voilà qui passe les bornes ! » dit sir John de Walton à part soi, puis il continua à voix haute : « Pour l’amour du ciel ! ne nous faites, ni à vous-même ni à moi, l’injustice de supposer que je veuille vous trouver en défaut. Songez, jeune homme, que, quand vous refusez de donner à votre commandant l’avis qu’il vous demande, vous manquez à votre devoir, tout comme si vous refusiez de lui prêter l’assistance de votre épée et de votre lance. — En ce cas, répondit de Valence, faites-moi positivement savoir sur quoi vous me demandez mon opinion, et je vous la donnerai franchement. Oui, j’en courrai les risques, quand même je devrais être assez malheureux, crime impardonnable dans un si jeune homme et dans un officier si inférieur, pour différer d’avis avec sir John de Walton. — Je vous demanderai donc, sire chevalier de Valence, quelle est votre opinion relativement à ce ménestrel Bertram, et si vous ne pensez pas que les soupçons qui s’élèvent contre lui et son fils m’ordonnent de leur faire subir à tous deux un sévère interrogatoire, de les mettre à la question ordinaire et même extraordinaire, comme la chose se pratique habituellement, et de les expulser non seulement du château, mais encore de tout le territoire des Douglas, sous peine d’être fouettés, s’ils reviennent encore errer dans les environs. — Vous me demandez mon avis : je vais vous le donner, sire chevalier de Walton, avec autant de liberté et de franchise que si les choses étaient encore entre nous sur le même pied d’amitié qu’autrefois. Je conviens avec vous que la plupart des hommes qui embrassent aujourd’hui la profession de ménestrel, sont tout-à-fait impropres à soutenir les hautes prétentions de ce noble métier. Les véritables ménestrels sont des gens qui se sont voués à la glorieuse occupation de célébrer les belles actions et les sentiments généreux ; c’est dans leurs vers que le vaillant chevalier passe à la postérité, et le poète peut, il doit même chercher à égaler les vertus qu’il célèbre. Le désordre de l’époque a diminué l’importance et altéré la moralité de ces bardes errants ; aujourd’hui leur satire et leur louange sont trop souvent dictées par l’amour du gain. Espérons cependant qu’il en est encore quelques uns qui connaissent et remplissent leur devoir. Mon opinion est que ce bertram n’a point partagé la dégradation de ses confrères, n’a point fléchi le genou devant l’iniquité des temps ; il vous reste à juger, sir de Walton, si la présence d’un tel homme peut occasionner le moindre péril au château de Douglas. Mais croyant, d’après les sentiments qu’il a manifestés devant moi, qu’il est incapable de jouer le rôle de traître, je dois m’opposer de toutes mes forces à ce qu’il soit puni comme tel, ou soumis à la torture dans l’enceinte d’une forteresse qu’occupe une garnison anglaise. Je rougirais pour mon pays si, afin de le bien servir, il nous fallait infliger des châtiments si rigoureux à de pauvres gens dont la seule faute est l’indigence. Vos propres sentiments de chevalier vous en diront à ce sujet plus qu’il ne convient que j’en fasse entendre à sir John de Walton. J’avais seulement à justifier une opinion qui restera la mienne. »
Sir John de Walton rougit jusque sur son front brun lorsqu’il entendit le jeune homme émettre, contradictoirement à la sienne, une opinion qui avait pour but de flétrir sa manière de voir comme peu généreuse et peu noble, comme indigne d’un chevalier. Il tâcha cependant de conserver son sang-froid, et répondit avec assez de calme : « Vous avez donné votre opinion, sir Aymer de Valence, et je vous remercie de l’avoir donnée franchement et hardiment sans vous inquiéter de la mienne. Mais il n’est pas tout-à-fait prouvé qu’il faille que je m’en réfère absolument à vos avis, dans le cas où les devoirs de ma place, les ordres du roi, et les observations que je puis personnellement avoir faites, m’engageront à tenir une ligne de conduite autre que celle qui vous semble convenable. »
En terminant, de Walton s’inclina avec une grande gravité ; et le jeune chevalier lui rendant son salut exactement avec la même cérémonie roide et affectée, demanda si son supérieur avait des ordres particuliers à lui donner relativement à ses fonctions dans le château. Après avoir reçu une réponse négative, il se retira.
Sir John de Walton, après une exclamation d’impatience, comme s’il était vraiment désappointé en voyant les avances qu’il avait faites vers une explication avec son jeune ami échouer d’une manière inattendue, fronça les sourcils, comme plongé dans de profondes réflexions, et se promena quelque temps de long en large dans l’appartement, considérant quelle marche il devait suivre dans de pareilles circonstances. « Il est dur de le réprimander sévèrement, dit-il ; car, je me le rappelle, lorsque j’entrai dans le monde, mes pensées et mes sentimens n’étaient autres que ceux de ce garçon vif, entêté, mais généreux. Maintenant la prudence m’instruit à soupçonner les hommes dans mille cas où peut-être il n’y a point de fondement pour le moindre soupçon. Mais je suis disposé à risquer mon honneur et ma fortune plutôt que de causer une légère peine à un ménestrel vagabond, peine que d’ailleurs je puis compenser par quelque argent ; ai-je pour cela le droit de courir le risque d’une conspiration contre le roi, et de rendre ainsi plus facile la prise par trahison du château de Douglas, pour laquelle sont formés tant de projets à ma connaissance, pour laquelle même aucun projet, si désespéré qu’il soit, ne peut être imaginé sans qu’il se trouve des gens assez hardis pour se charger de l’exécution ? Un homme placé dans ma situation, quoique esclave de sa conscience, doit apprendre à mettre de côté tous ces faux scrupules, qui ont l’air de découler d’une sensibilité honorable, tandis qu’en fait ils sont le résultat des suggestions d’une délicatesse affectée. Je ne me laisserai pas, j’en jure par le ciel ! égarer par les sornettes d’un bambin tel qu’Aymer ; je ne m’exposerai pas, pour déférer à ses caprices, à perdre tout ce que l’amour, l’honneur et l’ambition peuvent me promettre en récompense d’un service d’une année, service d’un genre aussi désagréable que difficile. J’irai droit à mon but, je prendrai en Écosse les précautions que je prendrais en Normandie ou en Gascogne… Holà ! un page ! quelqu’un ! »
Un de ses domestiques répondit à cet appel : « Cherche-moi, lui dit-il, Greenleaf l’archer, et avertis-le que je voudrais lui parler relativement aux deux arcs et au paquet de flèches pour lesquels je l’ai envoyé dans le comté d’Ayr. »
Quelques minutes s’étaient à peine écoulées après cet ordre, que l’archer entra, tenant à la main deux bois d’arc non encore façonnés, et un faisceau de flèches attachées avec une courroie. Il avait l’air mystérieux d’un homme dont la visite n’a, en apparence, qu’un but peu important, tandis qu’il s’agit en réalité d’affaires qui peuvent être d’une haute et secrète gravité. C’est pourquoi, comme le chevalier gardait le silence et ne lui fournissait pas d’autre manière d’entrer en conversation, Greenleaf, en habile négociateur, entama l’entretien sur le motif qui semblait l’amener.
« Voici les bois d’arc, noble chevalier, que vous m’aviez chargé de vous procurer lorsque je suis allé dans le comté d’Ayr visiter l’armée du comte de Pembroke. Ils ne sont pas aussi bons que je l’aurais voulu ; cependant ils sont peut-être meilleurs que n’aurait pu se les procurer toute autre personne qu’un véritable connaisseur en fait d’armes. Tous les soldats du comte de Pembroke ont la fureur de vouloir des bois espagnols venant de Groyne, ou d’autres ports d’Espagne ; mais, quoique deux vaisseaux chargés de ces bois soient entrés dans le port d’Ayr, soi-disant pour l’armée du roi, cependant je crois qu’il ne s’en trouve pas actuellement la moitié entre des mains anglaises. Ces deux-ci ont poussé dans le Sherwood, et comme ils ont pu grossir en toute sûreté depuis le temps de Robin-Hood, il n’est pas probable qu’ils manquent leur service, entre des mains aussi vigoureuses, et avec un œil aussi juste que l’œil et les mains des archers qui servent sous les ordres de Votre Seigneurie. — Et où ont passé tous les autres arcs, s’il est arrivé deux cargaisons dans le port d’Ayr, et que tu aies encore eu de la peine à me procurer seulement ces deux vieux bois ? » dit le gouverneur. — Ma foi ! je ne prétends pas être assez habile pour vous le dire, » répondit Greenleaf en haussant les épaules. « On parle de complot dans ce pays-là aussi bien que dans celui-ci : on répète que leur Bruce et le reste de ses parents projettent une nouvelle escapade, et que le roi proscrit se propose de débarquer à Turnberry au commencement de l’été avec un certain nombre de ces vigoureux drôles d’Irlandais. Nul doute que les sujets de ce burlesque royaume de Carrick ne se tiennent prêts avec leurs arcs et leurs lances à seconder une entreprise qui présente tant de chances de succès. Je compte qu’il nous en coûtera une vingtaine de paquets de flèches pour remettre tout en ordre. — Dites-vous donc qu’il se trame des conspirations dans cette partie de la contrée, Greenleaf ? reprit de Walton… Je sais que vous êtes un drôle sagace, qui savez dès long-temps comment l’on manie une branche d’arbre recourbé munie d’une corde, et vous n’êtes pas homme à souffrir que de telles manœuvres aient lieu sous votre nez sans prendre la peine de les découvrir. — Je suis assez vieux, le ciel le sait, répliqua Greenleaf ; j’ai acquis assez d’expérience dans ces guerres d’Écosse, et je connais à quel point un chevalier et un soldat doivent avoir confiance dans les Écossais. Croyez-moi, les Écossais sont tous faux, et c’est un brave archer qui vous le dit, un archer qui, lorsque le but est raisonnablement loin, ne le manque presque jamais de la largeur de la main… Ah ! sir John, Votre Honneur sait bien comment il faut agir avec eux, les mener bon train et leur tenir la bride serrée ! Vous n’êtes pas de ces gens simples et novices qui s’imaginent que tout peut se faite par la douceur, et qui veulent se montrer polis et généreux envers ces parjures montagnards, comme si jamais dans le cours de leur vie ils pouvaient rien connaître qui ressemble à la politesse ou à la générosité. — Tu fais allusion à quelqu’un, dit le gouverneur, et je te commande, Gilbert, d’être franc et sincère avec moi. Il me semble que tu n’ignores pas que ta franchise ne peut t’attirer aucun mal. — C’est la vérité, sir John, la pure vérité, » répliqua le vieillard si long-temps épargné par la guerre, en portant la main à son front ; « mais il serait imprudent de communiquer toutes les remarques qui passent par la tête d’un vieux soldat dans les moments inactifs d’une garnison comme celle-ci. On se trompe aussi souvent qu’on a raison, et ainsi on se fait une réputation de rapporteur et de méchant parmi ses camarades, réputation que l’on mérite parfois, et il me semble que je ne serais pas bien aise de m’en faire une semblable. — Parle-moi franchement, et n’aie pas peur que j’hésite à te croire, quels que soient les gens dont tu as à m’entretenir. — Eh bien ! à vous parler franchement, je n’ai jamais redouté les grands airs de ce jeune chevalier, attendu que je suis le plus vieux soldat de la garnison, et que je décochais des flèches avec mon grand arc bien long-temps avant qu’il eût cessé de téter sa nourrice. — C’est donc sur mon lieutenant et ami, Aymer de Valence, que se portent tes soupçons ? — Je n’ai rien à dire quant à l’honneur de ce chevalier qui est aussi brave que l’épée qu’il porte, et qui, pour sa grande jeunesse, occupe déjà un rang distingué sur la liste des chevaliers anglais ; mais il est extrêmement jeune, comme Votre Seigneurie le sait, et j’avoue que les gens dont il fait sa compagnie me troublent et m’inquiètent. — Oh ! tu sais bien, Greenleaf, que dans le loisir d’une garnison un chevalier ne peut toujours chercher ses plaisirs et ses amusements parmi ses égaux seuls, qui d’ailleurs ne sont pas si nombreux, et peuvent ne pas être aussi gais, aussi disposés à se divertir qu’il le désirerait. — Je sais bien cela : aussi ne dirais-je absolument rien contre le lieutenant de Votre Honneur, s’il se contentait de s’adjoindre d’honnêtes drôles, bien qu’inférieurs par leur rang, pour jouer à l’anneau ou s’escrimer au bâton. Mais sir Aymer de Valence aime à entendre conter des histoires guerrières d’autrefois, et il me semble qu’il ferait bien d’aller en demander aux anciens soldats qui ont suivi Édouard Ier, à qui Dieu fasse paix ! et qui, avant l’époque d’Édouard, ont fait les guerres des barons et assisté à tant de sanglantes batailles avec les chevaliers et les archers de la joyeuse Angleterre : cela, en vérité, conviendrait mieux au neveu du comte de Pembroke, que de s’enfermer tous les jours avec un ménestrel vagabond, qui gagne sa vie à réciter des sornettes et débite aux jeunes gens assez complaisants pour les croire des choses d’après lesquelles on ne saurait dire s’il a les opinions d’un Anglais ou d’un Écossais, et moins encore savoir s’il est né en Angleterre ou en Écosse ; et ensuite, qui pourrait comprendre pourquoi on le laisse ainsi au château, libre de communiquer tout ce qui s’y passe à ces vieux chanteurs de matines du couvent de Sainte-Brigitte, qui disent de bouche : Dieu protège le roi Édouard ! mais s’écrient au fond du cœur : Dieu protège le roi Robert Bruce ! De telles communications peuvent aisément avoir lieu au moyen de son fils, qui demeure à Sainte-Brigitte, comme le sait Votre Seigneurie, sous prétexte qu’il est malade. — Comment dites-vous ? sous prétexte ? sa maladie n’est-elle donc pas réelle ? — Oh ! il se peut bien qu’il soit malade à en mourir ; mais, dans ce cas, ne serait-il donc pas plus naturel que ce père restât près de son fils au lieu de fureter dans ce château où on le rencontre continuellement, soit dans la bibliothèque du vieux baron, soit dans quelque coin où l’on ne s’attend guère à le trouver. — S’il n’a aucun légitime motif de rester ici, il serait mieux qu’il rejoignît en effet son fils ; mais il paraît qu’il cherche les anciennes poésies ou prédictions de Thomas-le-Rimeur, ou de quelque autre barde. De fait, il est bien naturel qu’il désire augmenter son fonds de connaissances et ses ressources d’amusement : et où en trouverait-il les moyens, sinon dans une bibliothèque remplie d’anciens livres ? — Sans doute, » répliqua l’archer avec un ricanement d’incrédulité sec mais honnête ; « il est survenu peu d’insurrections, que je sache, en Écosse, sans qu’elles aient été prédites par quelque vieille poésie oubliée, qu’on savait soustraire à la poussière et aux toiles d’araignée, dans le but unique de donner du courage à ces rebelles du nord : car, sans cela, ils n’auraient pas même osé s’exposer à entendre le sifflement de flèches bardées de plumes d’oie sauvage. Mais les têtes à cheveux bouclés sont légères : et, soit dit sans vous offenser, les gens mêmes de votre suite, sire chevalier, conservent trop du feu de la jeunesse dans un temps aussi peu sûr que celui où nous sommes. — Tu m’as convaincu, Greenleaf, et je m’enquerrai plus rigoureusement que je ne l’ai fait jusqu’à présent des affaires et des occupations de cet homme. L’époque est mal choisie pour compromettre la sûreté d’un château royal, afin de se montrer généreux envers un individu que nous connaissons si peu, et contre qui nous pouvons sans injustice concevoir de graves soupçons jusqu’à ce que nous recevions des éclaircissements complets. Est-il en ce moment dans la pièce qu’on nomme la Bibliothèque du baron ? — Votre Seigneurie ne peut manquer de l’y rencontrer. — Suis-moi donc avec deux ou trois de tes camarades ; place-toi de manière à n’être pas vu, mais à pouvoir m’entendre, en cas qu’il soit nécessaire d’arrêter cet homme. — Je serai toujours à vos ordres quand vous m’appellerez, mais… — Mais quoi ? J’espère que je ne trouverai pas des hésitations et de la désobéissance chez tout le monde. — Pas chez moi, assurément. Je voudrais seulement rappeler une chose à Votre Seigneurie : ce que j’ai dit était une opinion sincère, énoncée en réponse à la question de Votre Seigneurie, et comme sir Aymer de Valence s’est déclaré le patron de cet homme, je ne désirerais pas encourir les chances de sa rancune. — Pstt ! est-ce Aymer de Valence qui est gouverneur de ce château, ou bien moi ? et encore, envers qui imaginez-vous que vous puissiez être responsable de vos réponses aux questions que je vous adresse ? — Allons ! » répliqua l’archer, qui secrètement n’était pas fâché de voir sir John se montrer un peu jaloux de son autorité, « croyez bien, sire chevalier, que je connais et ma propre position et celle de Votre Seigneurie. Je n’ai pas besoin qu’on me dise à qui je dois obéissance. — À la bibliothèque donc, et puissions-nous y trouver cet homme ! — Voyez donc ! » marmotta Greenleaf en le suivant. « Votre Seigneurie aller en personne procéder à l’arrestation d’un individu si peu distingué ! Mais Votre Honneur a raison : ces ménestrels sont souvent magiciens, et ont la puissance de s’échapper par des moyens que les ignorants comme moi sont disposés à attribuer à la nécromancie. »
Sans faire attention à ces derniers mots, sir John de Walton se dirigea vers la bibliothèque, marchant d’un pas rapide, comme si cet entretien eût augmenté son désir de se trouver en possession de la personne du ménestrel suspect.
Traversant les antiques corridors du château, le gouverneur n’eut pas de peine à parvenir jusqu’à la bibliothèque, qui était solidement construite en pierre, voûtée et munie d’une espèce de cabinet en fer destiné à la conservation des objets et des papiers précieux en cas d’incendie. Il y trouva le ménestrel assis devant une petite table, sur laquelle était un manuscrit qui paraissait d’une grande ancienneté, et dont il avait l’air de faire des extraits. Les fenêtres de la chambre étaient fort petites, et l’on voyait encore qu’elles avaient été jadis garnies de verres de couleur représentant l’histoire de sainte Brigitte, marque de la dévotion de la grande famille des Douglas à leur sainte tutélaire.
Le ménestrel, qui paraissait profondément occupé de sa besogne lorsqu’il fut troublé par l’arrivée inattendue de sir John de Walton, se leva avec tous les signes du respect et de l’humilité. Restant debout en présence du gouverneur, il semblait attendre ses interrogations, comme s’il avait prévu que la visite le concernait particulièrement.
« Je dois supposer, sire ménestrel, dit sir John de Walton, que vous avez été heureux dans vos recherches, et que vous avez découvert le volume de poésies ou de prédictions que vous désiriez trouver parmi ces rayons brisés et ces livres en lambeaux ? — Plus heureux que je ne pouvais m’y attendre, répliqua le ménestrel, après l’incendie qui a dévoré une partie du château. Voici sans doute, sire chevalier, le fatal volume que je cherchais, et il est étonnant, vu le malheureux sort qu’ont éprouvé les autres livres de cette bibliothèque, que j’aie pu encore en réunir quelques fragments, bien qu’incomplets. — Donc, puisqu’on vous a permis de satisfaire votre curiosité, dit le gouverneur, j’espère bien, sire ménestrel, que vous ne refuserez pas de contenter la mienne. »
Le ménestrel répondit, toujours avec la même humilité, que « s’il y avait quelque chose dans la sphère de ses pauvres talents qui pût causer du plaisir à sir John de Walton, il demandait le temps d’aller chercher son luth, et qu’il serait ensuite à ses ordres. — Vous ne me comprenez pas, ménestrel, » répliqua de Walton un peu durement. « Je ne suis pas de ces gens qui ont des heures à perdre à écouter des histoires ou de la musique d’autrefois ; ma vie ne m’a suffi qu’à peine pour apprendre les devoirs de ma profession, moins encore doit-elle me laisser le temps de m’occuper de pareilles folies. Peu m’importe qu’on le sache, mais mon oreille est tellement incapable de juger de votre art, qui sans doute vous paraît on ne peut plus noble, que je sais à peine distinguer la différence d’un air avec un autre. — En ce cas, » répondit le ménestrel avec calme, « je ne puis guère me promettre le plaisir d’amuser Votre Seigneurie comme j’avais espéré de le faire. — Et je ne m’attends pas du tout à ce que vous m’amusiez, » répliqua le gouverneur en se rapprochant de lui d’un pas ferme, et en parlant d’un ton plus sévère : « je veux des renseignements que vous pouvez me donner, j’en suis sûr, pour peu que vous en ayez l’envie. Mon devoir est de vous prévenir que, si vous hésitez le moins du monde à dire la vérité, je connais des moyens par lesquels je serais malheureusement forcé de vous l’arracher, et d’une manière qui vous sera plus désagréable que je ne le désirerais. — Si vos questions, sire chevalier, répondit Bertram, sont telles que je puisse ou doive y répondre, vous n’aurez pas besoin de me les adresser plus d’une fois ; si au contraire telle en est la nature que je ne puisse ni ne doive y satisfaire, croyez qu’aucune menace de violence ne m’arrachera une réponse. — Vous parlez hardiment, dit sir John de Walton ; mais je vous donne ma parole que votre courage sera mis à l’épreuve. Je souhaite aussi peu d’en venir à des extrémités ; mais telle sera la conséquence naturelle de votre obstination. Je vous demande donc si Bertram est votre véritable nom ; si vous n’avez aucune autre profession que celle de ménestrel ambulant, et enfin si vous avez quelques rapports, quelques liaisons avec des Anglais ou des Écossais hors des enceintes de ce château de Douglas. — Ces questions, répliqua le ménestrel, m’ont été déjà adressées, et j’y ai répondu parlant au digne chevalier sir Aymer de Valence : comme mes réponses l’ont pleinement satisfait, il n’est pas, je pense, nécessaire que je subisse un second interrogatoire ; et il ne convient ni à l’honneur de Votre Seigneurie, ni à celui du lieutenant-gouverneur que ce nouvel interrogatoire ait lieu. — Vous prenez grand intérêt, répliqua le gouverneur, à mon honneur et à celui de sir Aymer de Valence. Veuillez m’en croire, ils sont parfaitement en sûreté sous notre propre garde et peuvent se passer de vos attentions. Je vous le demande donc, voulez-vous répondre aux questions que mon devoir m’ordonne de vous adresser, ou faut-il vous forcer à l’obéissance en vous soumettant aux douleurs de la torture ? J’ai déjà vu, mon devoir est de le dire, les réponses que vous avez faites à mon lieutenant, et elles ne me satisfont pas. »
En même temps il frappa des mains, et deux ou trois archers se montrèrent, dépouillés de leurs tuniques, et seulement couverts de leurs chemises et de leurs culottes.
« Je comprends, dit le ménestrel, que vous avez l’intention de m’infliger un châtiment tout-à-fait étranger à l’esprit des lois anglaises, tant que vous n’avez aucune preuve de ma culpabilité. Je l’ai déjà dit : je suis Anglais de naissance, ménestrel de profession, et je n’ai absolument aucune relation avec les personnes qui peuvent former quelque dessein hostile contre le château de Douglas, sir John de Walton ou sa garnison. Quant aux réponses que la douleur physique pourra m’arracher, je ne puis, pour parler en bon chrétien, m’en regarder comme responsable. Je crois pouvoir endurer la souffrante autant que personne : toutes les douleurs que j’ai jamais éprouvées, je préférerais les sentir encore plutôt que de violer la parole que j’ai jurée, ou de courir la chance d’accuser faussement des personnes innocentes. J’ignore jusqu’où l’art de la torture peut être poussé ; et quoique je ne vous craigne pas, sir John de Walton, je dois cependant reconnaître que je me crains moi-même, ne sachant pas à quels tourments votre cruauté peut me soumettre, ni jusqu’à quel point je puis être capable de les endurer : je proteste donc avant tout que je ne serai en aucune manière responsable des paroles qui pourront m’échapper dans le cours d’un interrogatoire aidé par la torture. Vous pouvez, maintenant que je vous ai prévenu, procéder à l’exécution d’un office que je ne m’attendais guère, permettez-moi de le dire, avoir ainsi remplir par un chevalier comme vous. — Écoutez, sire ménestrel, répliqua le gouverneur, nous ne sommes pas bons amis, vous et moi ; et si je faisais mon devoir, je devrais user tout de suite envers vous des moyens rigoureux dont je vous ai menacé. Mais peut-être vous sentez-vous moins de répugnance à subir l’interrogatoire dont il s’agit que je n’en sens, moi, à employer la rigueur à votre égard : je vais donc pour le moment vous faire enfermer dans un lieu de détention convenable à un homme qui est soupçonné d’être espion dans cette forteresse, jusqu’à ce qu’il vous plaise de dissiper ces soupçons : votre logement et votre nourriture seront ceux des prisonniers. Cependant, avant de vous soumettre à la question, songez-y bien, je me rendrai moi-même à l’abbaye de Sainte-Brigitte, et je verrai si le jeune homme que vous voudriez faire passer pour votre fils possède la même fermeté que vous. Il peut arriver que ses aveux comparés aux vôtres jettent une telle lumière sur vous et sur lui que votre innocence ou votre culpabilité en rejaillisse d’une manière évidente sans qu’il faille recourir au grand moyen de la question extraordinaire. S’il en est autrement, tremblez pour votre fils, sinon pour vous-même… Eh bien ! vous ai-je ébranlé, monsieur ? ou craignez-vous pour les jeunes muscles et les tendres chairs de votre enfant des douleurs auxquelles vous croyez, vous, pouvoir résister ? — Sir John, » répondit le ménestrel en réprimant l’émotion momentanée qu’il avait manifestée, « je vous laisse à juger, comme homme d’honneur et de vérité, si en conscience vous devez concevoir une opinion défavorable d’un homme parce qu’il préfère endurer lui-même des rigueurs qu’il ne voudrait point qu’on infligeât à son fils, jeune homme encore débile, et qui relève d’une dangereuse maladie. — Mon devoir, » répondit de Walton après une courte pause, « est d’employer tous les moyens pour remonter à la source de cette affaire ; et si vous désirez qu’on épargne votre fils, vous obtiendrez fort aisément cette faveur en lui donnant l’exemple de la soumission et de la franchise. »
Le ménestrel se rejeta sur le siège qu’il occupait, comme fermement résolu à souffrir tous les tourments dont sir John pourrait l’accabler, plutôt que d’ajouter un seul mot à ce qu’il avait déjà répondu. Sir John de Walton lui-même sembla quelque peu indécis sur la marche qu’il avait à suivre. Il se sentait une invincible répugnance à procéder, sans y avoir mûrement réfléchi, à ce que bien des gens auraient regardé comme une obligation de sa place, en infligeant la torture au père ainsi qu’au fils ; mais si complet que fût son dévouement au roi, si nombreuses que fussent les espérances et les vues qu’il avait fondées sur son exactitude à garder le poste important qu’on lui avait confié, il ne pouvait se résoudre à recourir à ce cruel moyen de trancher la difficulté. L’extérieur de Bertram était vénérable, et son éloquence répondait à ce premier indice. Le gouverneur se rappela qu’Aymer de Valence, dont les jugements étaient en général pleins de rectitude, le lui avait décrit comme un de ces rares individus qui savaient honorer par leur bonne renommée personnelle une profession dégénérée ; et il reconnut en lui-même qu’il y avait une barbare cruauté et une criante injustice à refuser de croire que le prisonnier fût un homme sincère et honnête, avant que, comme moyen de découvrir son innocence, il lui eût allongé les nerfs et disjoint les membres ainsi qu’à son fils. « Je n’ai pas de pierre de touche, » se disait-il intérieurement, « pour distinguer le vrai du faux ; Bruce et ses adhérents guettent une occasion… il a certainement équipé les galères qui étaient à l’ancre à Rachrin pendant l’hiver. Et en outre cette histoire de Greenleaf, relativement aux armes qu’on se serait procurées pour une nouvelle insurrection, coïncide étrangement avec l’apparition de ce sauvage habitant des bois que nous avons rencontré à la chasse. Enfin tout tend à prouver qu’il se trame quelque chose que mon devoir est de prévenir. Je ne négligerai donc aucune circonstance qui pourra permettre de concevoir des espérances ou des craintes ; mais plût à Dieu que je pusse m’éclairer à toute autre source, car je ne saurais croire qu’il soit légitime de tourmenter ces malheureuses et peut-être ces honnêtes créatures. » Il sortit donc de la bibliothèque en murmurant un mot à Greenleaf touchant le prisonnier.
Il avait atteint la porte extérieure de l’appartement, et ses satellites avaient déjà mis la main sur le vieillard, lorsque celui-ci se mit à rappeler sir de Walton, le priant de revenir pour un seul instant.
« Qu’avez-vous à dire, monsieur ? lui demanda le gouverneur ; hâtez-vous, car j’ai déjà perdu trop de temps à vous écouter : c’est pourquoi je vous conseille, dans votre propre intérêt… — Et moi je vous conseille, dans le vôtre, sir John de Walton, interrompit le ménestrel, de bien réfléchir avant de persister dans la résolution où vous êtes, résolution qui pourra vous attirer des châtiments plus rigoureux qu’il n’est possible de les imaginer. Si vous faites tomber un cheveu de la tête de ce jeune homme, si vous osez même permettre qu’on lui impose aucune privation qu’il est en votre pouvoir d’empêcher, c’est à vous-même que vous préparez les douleurs les plus vives et les plus cuisantes. J’en jure par tout ce que notre sainte religion a de plus sacré ; j’en prends à témoin ce saint Sépulcre dont je fus le visiteur indigne : je ne dis que la vérité, et vous vous montrerez un jour reconnaissant du rôle que je joue aujourd’hui. Il est de mon intérêt, aussi bien que du vôtre, de vous tenir en possession de ce château, quoiqu’assurément je sache des choses qui le concernent et qui vous concernent aussi, sir John, mais que je ne puis dire sans le consentement de ce jeune homme. Apportez-moi seulement un billet de sa main, où il marque qu’il consent à ce que je vous mette dans notre secret, et, croyez-moi, vous verrez bientôt tous les nuages qui nous enveloppent se dissiper : jamais pénible incertitude ne se sera plus vite changée en joie, jamais nuage chargé de tonnerre n’aura plus promptement fait place aux rayons du soleil.
Il parlait avec tant de chaleur, qu’il fit quelque impression sur sir John de Walton ; et celui-ci se trouva plus embarrassé que jamais.
« Je serais charmé, dit le gouverneur, de pouvoir atteindre mon but en n’usant que des plus doux moyens qui soient en mon pouvoir ; et je ne tourmenterai ce pauvre jeune homme qu’autant que votre obstination et la sienne m’y contraindront. Cependant, songez, sire ménestrel, que mon devoir m’impose des obligations, et, si j’y manque pour un jour, il conviendra que vous fassiez tous les efforts qui seront en votre puissance pour me payer de mon indulgence. Je vous permettrai d’écrire un mot à votre fils, et j’attendrai sa réponse avant de chercher à éclaircir autrement cette affaire, qui paraît fort mystérieuse. En attendant, si vous avez une âme à sauver, je vous conjure de dire la vérité : les secrets dont vous semblez être le trop fidèle dépositaire regardent-ils les projets de surprise que méditent Douglas, Bruce et tant d’autres contre ce château ? »
Le prisonnier réfléchit un moment, puis il répliqua : « Je sais, sire chevalier, à quelles terribles conditions vous est confié le commandement de cette forteresse, et s’il était en mon pouvoir de vous prêter assistance, comme ménestrel loyal et comme fidèle sujet, soit de la main, soit de la langue, je me sentirais porté à le faire. Bien loin d’être venu ici jouer le rôle que vos soupçons me donnaient, j’aurais pu vous annoncer d’une manière certaine que Bruce et Douglas avaient réuni leurs partisans pour leur signifier qu’ils renonçaient à toute tentative de révolte, et qu’ils partaient pour la Terre-Sainte, sans l’apparition de cet habitant des forêts qui, je l’ai entendu dire, vous a bravé durant la chasse. Tout me donne à croire que quand un partisan si résolu et un vassal si dévoué de Douglas était assis sans crainte parmi vous, son maître et ses camarades ne pouvaient être à une grande distance. Jusqu’à quel point ses intentions étaient-elles amicales ? Je vous en laisse le juge. Seulement veuillez croire que vos chevalets, vos genouillères, vos tenailles ne m’auraient pas extorqué des dénonciations ou des renseignements dans une querelle qui ne me regarde que peu ou point, si je n’avais désiré vous convaincre que vous avez affaire à un honnête homme qui a pris vos intérêts à cœur… Cependant, faites-moi donner ce qu’il faut pour écrire, ou rendez-moi mon papier, mes plumes et mon encre, car je possède à un assez haut degré les talents de ma profession ; et je ne désespère pas de pouvoir vous procurer une explication de ces merveilles avant qu’il soit long-temps. — Dieu veuille qu’il en soit ainsi, répliqua le gouverneur, quoique je ne voie guère comment je puis espérer cet heureux résultat : il me semble, au contraire, que je cours de grands risques en montrant trop de confiance. Au reste, mon devoir m’ordonne en attendant de vous soumettre à une détention sévère. »
En parlant ainsi, il remit au prisonnier son encre et ses plumes que les archers avaient saisies dès leur arrivée, et donna ordre à ses satellites de lâcher le prisonnier.
« Il faut donc, dit Bertram, que je reste soumis à toutes les rigueurs d’une dure captivité ? Mais je consens à souffrir moi-même tous vos mauvais traitements, pourvu que je puisse vous empêcher d’agir avec un degré de témérité dont vous auriez toute votre vie à vous repentir, sans jamais pouvoir expier votre faute. — N’ajoutez plus un mot, ménestrel, dit le gouverneur. Puisque j’ai pris mon parti, peut-être celui qu’il m’est le plus dangereux de prendre, essayons de la vertu de ce charme qui, dites-vous, doit me protéger, de même que l’huile jetée sur les flots courroucés peut, au dire des matelots, en calmer la fureur. »