Le Château dangereux/12

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 129-134).


CHAPITRE XII.

LE BILLET.


Grande fut la surprise du jeune chevalier de Valence et du révérend père Jérôme, lorsque, après avoir enfoncé la porte de la cellule, ils n’y aperçurent pas le jeune pèlerin ; d’après les vêtements qu’ils y trouvèrent, ils jugèrent avec raison que la pauvre novice, sœur Ursule, l’avait accompagné dans son évasion. Mille pensées irritantes se présentèrent à la fois à l’esprit de sir Aymer, comme pour lui faire mieux sentir combien il s’était laissé honteusement jouer par les artifices d’une nonne et d’un enfant. Son révérend compagnon n’éprouvait pas moins de contrition pour avoir prié le jeune chevalier d’user avec modération de son autorité. Le père Jérôme ne devait son élévation au grade d’abbé qu’au zèle ardent qu’il affectait pour la cause du monarque anglais ; et il ne savait trop comment concilier sa conduite de la nuit précédente avec ses intérêts. On commença tout de suite des perquisitions, mais on découvrit seulement que le jeune pèlerin s’était très certainement évadé avec lady Marguerite de Hautlieu, événement dont les femmes du monastère témoignaient une grande surprise mêlée de beaucoup d’horreur ; tandis que la surprise des hommes était modérée par une sorte d’étonnement assez bien fondé sur l’excessive différence des avantages physiques des deux fugitifs.

« Sainte Vierge ! dit une nonne, qui se serait imaginé qu’une religieuse de si grande espérance, sœur Ursule, si récemment encore baignée dans les pleurs que lui arrachait la mort prématurée de son père, fût capable de s’enfuir avec un jeune homme à peine âgé de quatorze ans ? — Bienheureuse sainte Brigitte ! dit l’abbé Jérôme, quel motif a pu décider un si beau jeune homme à seconder un cauchemar tel que sœur Ursule, dans une si grande atrocité ? Assurément il ne peut alléguer pour excuse ni tentation ni séduction, et comme dit le proverbe : « Il ne pouvait guère aller au diable en plus vilaine compagnie. » — Je vais envoyer mes soldats à la poursuite des fugitifs, dit de Valence, à moins que cette lettre, que le pèlerin doit avoir laissée exprès, ne contienne des éclaircissements sur notre mystérieux prisonnier. »

Après en avoir examiné le contenu avec quelque surprise, il lut à haute voix : « Je soussigné, naguère logé au monastère de Sainte-Brigitte, vous informe, père Jérôme, abbé du susdit couvent, que, vous voyant disposé à me traiter en captif et en espion dans le sanctuaire où vous m’aviez reçu comme malade, j’ai résolu de recouvrer ma liberté naturelle dont vous n’avez pas le droit de me priver, et en conséquence je quitte votre abbaye. D’ailleurs, ayant trouvé la novice, appelée dans votre couvent sœur Ursule, laquelle, d’après la règle monastique, est libre, au bout d’un an de noviciat, de rentrer dans le monde ; l’ayant trouvée, dis-je, déterminée à faire usage de ce privilège, je l’ai secondée avec joie dans ce but légitime, conforme à la loi de Dieu et aux règlements de Sainte-Brigitte, qui ne vous donne aucune autorité pour retenir les personnes de force, si elles n’ont pas irrévocablement prononcé les vœux de l’ordre.

« Quant à vous, sir John de Walton et sir Aymer de Valence, chevaliers d’Angleterre, commandant la garnison du château de Douglas, j’ai seulement à vous dire que vous avez agi et que vous agissez à mon égard sous l’influence d’un mystère dont la solution n’est connue que de mon fidèle ménestrel, Bertram, dont j’ai jugé convenable de me faire passer pour le fils. Mais comme je ne saurais sans quelque honte me résoudre à vous dévoiler moi-même ce secret, je donne permission à Bertram le ménestrel, et même je lui ordonne de vous dire dans quel but j’avais dirigé mes pas vers le château de Douglas. Quand ce secret sera connu, il ne restera qu’à exprimer mes sentiments à l’égard des deux chevaliers, en retour des peines et des chagrins qu’ils m’ont causés par leurs violences et leurs menaces.

« Et d’abord, relativement à sir Aymer de Valence, je lui pardonne volontiers une erreur à laquelle je me suis prêtée moi-même : ce sera toujours avec plaisir que je le reverrai comme une ancienne connaissance ; je ne penserai à l’histoire de ces quelques jours que pour m’en amuser.

« Mais quant à sir John de Walton, je dois le prier de se demander si sa conduite à mon égard est telle qu’il la puisse oublier, ; ou que je doive la pardonner ; et j’espère qu’il me comprendra lorsque je lui dis que tout rapport doit désormais cesser entre lui et le prétendu Augustin. »

« C’est de la folie ! s’écria l’abbé après avoir lu la lettre… la folie accompagne assez fréquemment cette maladie pestilentielle, et je ferais bien de recommander aux soldats qui rattraperont ce jeune Augustin de le remettre immédiatement au pain et à l’eau ; et d’avoir bien soin qu’on ne lui laisse manger absolument que ce qui est nécessaire pour entretenir la vie ; même je ne serais sans doute pas désapprouvé par les doctes si je conseillais de temps à autre quelques flagellations avec courroies, ceintures et sangles, ou même avec de véritables fouets, de bonnes houssines, etc. — Paix ! mon révérend père, dit de Valence, je commence à comprendre tout cela. John de Walton, si mes soupçons étaient vrais, préférerait se faire écorcher plutôt que de consentir à ce qu’un doigt de cet Augustin fût piqué par un moucheron. Au lieu de traiter ce jeune homme de fou, je me contenterai d’avouer que, pour ma part, j’ai été sous l’influence d’un charme ; et, sur mon honneur, si j’envoie mes gens sur les traces des fugitifs, ce sera en leur recommandant bien, lorsqu’ils les auront saisis, de les traiter avec respect, et de les protéger jusqu’à tel lieu de refuge honnête qu’ils pourront choisir. — J’espère, » répliqua l’abbé qui avait l’air étrangement confus, « que je serai d’abord entendu dans l’intérêt de l’Église, touchant cette affaire d’une nonne enlevée ? Vous voyez vous-même, sire chevalier, que ce freluquet de ménestrel ne montre ni repentir ni contrition de la part qu’il a prise à cette méchante action. — On vous mettra à même d’être entendu tout au long, répliqua le chevalier, pour peu que vous en conserviez le désir. En attendant, je retourne au château, sans perdre un instant, informer sir John de Walton de la tournure qu’ont prise les affaires. Adieu, révérend père ; sur mon honneur, nous pouvons nous applaudir l’un l’autre d’être débarrassés d’une terrible commission, et les fantômes qui nous entouraient vont être dissipés par un moyen bien simple : il ne s’agit que de réveiller le dormeur. Mais, par Sainte-Brigitte ! tout prêtre et tout laïque doit prendre en commisération l’infortuné sir John de Walton. Je vous dis, père, que si cette lettre, » ajouta-t-il en la touchant du doigt, « doit être comprise littéralement, il est l’homme le plus digne de pitié qui respire entre les rives de la Solway et le lieu où nous sommes en ce moment. Retenez votre curiosité, digne ecclésiastique, de peur que cette affaire ne soit plus importante encore que je ne le pense, et qu’après avoir cru pénétrer le mystère je ne sois obligé de reconnaître que je vous ai seulement fait changer d’erreur… Holà ! hé ! sonnez le boute-selle ! » cria-t-il par une des fenêtres de l’appartement, « et que les hommes qui m’ont accompagné ici se tiennent prêts à battre les bois en s’en retournant. — Sur ma foi ! dit le père Jérôme, je suis fort content que ce jeune étourneau m’abandonne enfin à mes réflexions. Je déteste qu’un jeune homme prétende comprendre tout ce qui se passe, quand des personnes fort supérieures sont obligées de s’avouer dans les ténèbres. Une telle présomption est comme celle de cette orgueilleuse Ursule, qui prétendait avec son œil unique lire un manuscrit que je ne pouvais déchiffrer moi-même avec le secours de mes lunettes. »

Cette apostrophe n’aurait pas extrêmement plu au jeune chevalier, et ce n’était point d’ailleurs une des choses que l’abbé aurait voulu énoncer de manière à être entendu ; mais sir Aymer en lui serrant la main lui avait dit adieu, et il était déjà à Hazelside donnant des ordres particuliers au petit détachement d’archers et d’autres soldats qui s’y trouvaient ; tandis que Thomas Dickson cherchait à recueillir quelques détails sur les événements de la nuit.

« Paix, drôle ! s’écria sir Aymer, occupe-toi de ta propre besogne, car je t’assure qu’il viendra un temps où elle exigera toute l’attention dont tu es capable ; laisse aux autres le soin de leurs affaires. — Si l’on a des soupçons contre moi, répliqua Dickson d’un ton bourru et rechigné, il me semble qu’il serait juste de me faire connaître l’accusation. Je n’ai pas besoin de vous dire que la chevalerie défend d’attaquer un ennemi sans l’avoir défié. — Quand vous serez chevalier, repartit sir Aymer de Valence, il sera temps de discuter ensemble l’étiquette. En attendant, vous feriez mieux de m’apprendre quelle part vous avez prise à l’apparition de ce fantôme guerrier qui a poussé le cri des Douglas dans la ville de ce nom. — J’ignore absolument ce dont vous parlez, répliqua le fermier d’Hazelside. — Tâchez donc, reprit le chevalier, de ne pas vous mêler des affaires d’autrui, quand même votre conscience vous dirait que vous n’avez rien à craindre pour vos propres actions. »

À ces mots, il s’éloigna sans attendre de réponse,

« Je ne sais comment cela se fait, se disait le chevalier, mais un brouillard n’est pas plus tôt dissipé que nous nous trouvons plongé dans un autre ; je regarde comme certain que cet Augustin n’est autre que la dame des pensées de Walton, qui nous a valu tant de peine et même une espèce de mésintelligence pendant ces dernières semaines. Sur mon honneur ! cette belle dame est bien généreuse en ma faveur ; et s’il lui plaît d’être moins complaisante pour sir John de Walton, ma foi alors… Eh bien ! il n’y a dans tout ceci rien qui doive me faire conclure qu’elle me donnerait dans son cœur la place qu’elle vient d’ôter à de Walton. Non vraiment. Et quand même elle y serait disposée, devrais-je profiter d’un tel changement aux dépens de mon ami, de mon compagnon d’armes ? Ce serait folie de songer seulement à une chose aussi improbable. La première aventure de cette nuit demande de plus sérieuses réflexions. Ce fossoyeur semble avoir fait société avec les morts au point qu’il ne puisse plus tenir compagnie aux vivants ; et quant à ce Dickson d’Hazelside, comme on l’appelle, il n’est pas de tentative contre les Anglais, durant ces interminables guerres, à laquelle il n’ait participé ; quand ma vie en aurait dépendu, il m’aurait été impossible de ne pas lui dire les soupçons que j’ai contre lui ; qu’il prenne la chose comme il lui plaira. »

En se parlant ainsi, le chevalier pressa son cheval, et arriva bientôt au château de Douglas. Il demanda d’un ton plus cordial qu’à l’ordinaire s’il pouvait être introduit chez sir John de Walton, auquel il avait des choses importantes à communiquer. Il fut aussitôt introduit dans une pièce où le gouverneur déjeunait seul. Vu le pied sur lequel ils étaient depuis quelque temps, le gouverneur de Douglas-Dale fut un peu surpris de l’air d’aisance et de familiarité avec lequel de Valence s’approchait.

« Quelque nouvelle extraordinaire sans doute, » dit sir John d’un ton froid, me procure l’honneur d’une visite de sir Aymer de Valence ? — Il s’agit, répliqua sir Aymer, de choses qui paraissent devoir vous intéresser vivement, sir John de Walton ; c’est pourquoi j’aurais été blâmable de différer d’un instant à vous les communiquer. — Je serai fier de profiter de vos découvertes, ajouta sir John. — Et moi, reprit le jeune chevalier, je tiendrais beaucoup à l’honneur d’avoir pénétré un mystère qui aveuglait sir John de Wallon. En même temps, je ne voudrais pas que vous me crussiez capable de plaisanter à vos dépens, ce qui pourrait arriver si dans ma précipitation je vous donnais une fausse clef de cette affaire. Si vous le permettez, nous procéderons ainsi : allons ensemble trouver le ménestrel Bertram, qui est retenu prisonnier. J’ai entre les mains un billet de la personne qui fut confiée aux soins de l’abbé Jérôme ; il est écrit par une main délicate de femme, et autorise le ménestrel à déclarer le motif qui les a amenés dans ce pays. — Il sera fait comme vous le désirez, répliqua sir John, quoique je ne voie guère la nécessité de faire tant de cérémonie pour un mystère qui peut être si vite expliqué. »

Les deux chevaliers, précédés d’un garde, se rendirent donc au cachot où le ménestrel avait été renfermé.