Le Château des cœurs/Cinquième Tableau

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Le Château des cœurs
ThéâtreLouis Conard (p. 237-261).

CINQUIÈME TABLEAU.

L’ÎLE DE LA TOILETTE.

Les collines du fond, figurant des carrés de culture différente, sont couvertes par de longues bandes d’étoffes. À droite, au bord d’un ruisseau de lait d’amandes, poussent, comme des roseaux, des bâtons de cosmétique. Un peu plus en avant, une fontaine d’eau de Cologne sort d’un gros rocher de fard rouge. Au milieu, sur le gazon, des paillettes brillent ; les buissons, çà et là, se trouvent représentés par des brosses de chiendent, et les cailloux par des savons de toutes couleurs. À gauche, un arbre, semblable à un tamaris, porte des marabouts, et un autre, pareil à un palmier, offre des éventails. Il y a un champ de rasoirs ; plus loin, l’arbre à miroirs, l’arbre à perruques, l’arbre à houppes, l’arbre à peignes, et des costumes bariolés pendent à de grands champignons. Des mouches voltigeant dans l’air iront se coller d’elles-mêmes sur le visage des femmes : la mouche assassine, la capricieuse, la provocante, etc.


Scène première.

JEANNE, seule.

Dans la même attitude qu’elle avait à la fin du tableau précédent : la tête baissée et le coude gauche appuyé contre le rocher de fard, au bord de la fontaine. Après un instant de silence, elle lève les yeux et regarde autour d’elle avec ébahissement.

Comme c’est joli !… et comme ça sent bon !… Mais on dirait l’odeur de l’eau de Cologne ?… D’où vient-elle ? De cette fontaine !… Ah ! si je me lavais les mains.

Elle y plonge ses bras jusqu’au coude.

On n’a pas peur d’en perdre !… Je puis bien m’en mettre dans les cheveux !

Elle s’en jette sur la tête quelques gouttes, qui deviennent aussitôt des diamants, sans qu’elle s’en aperçoive. Puis elle se lave le visage avec les mains, et, pendant qu’elle est ainsi penchée sur la fontaine, une branche de l’arbre à peignes, derrière elle, s’abaisse tout doucement pour démêler ses cheveux au chignon. Elle se retourne, surprise, en tendant la joue droite.

Qui donc me prend là, par derrière ?… Continuez ! vous ne me faites pas mal.

L’arbre à houppes abaisse un de ses rameaux et la caresse de sa poudre de riz.

Oh ! comme c’est doux !… comme c’est doux !…

Elle tend la joue gauche. Même jeu de l’arbre à houppes.

Encore !… Mais ça me chatouille !… Assez !… J’ai envie de rire !… Ah ! ah ! ah !

L’arbre s’arrête.

C’est fini ?… Je vous remercie bien !…

Elle se lève.

Comment ?… Personne !…

Elle considère tous les objets autour d’elle, en marchant lentement.

La drôle de campagne !… Des peignes qui tiennent aux arbres ! En voilà un où poussent des perruques, et tous ces vêtements par terre, comme des feuilles mortes !… Ah ! la belle herbe, avec ces grosses gouttes de rosée. Mais non, ce sont des paillettes d’argent.

S’apercevant dans une des glaces de l’arbre à miroir.

Et cela ? C’est moi !… en diamants !… J’ai l’air d’un soleil !

Sa robe, arrachée, disparaît dans l’air.

Le vent !… Ah !…

Elle pousse un cri de terreur en s’apercevant en chemise et en jupon,
et croise ses bras sur sa poitrine.

Que devenir !… J’ai honte !…

Aussitôt, une des bandes d’étoffe, posées sur les collines du fond, arrive en ondoyant comme une rivière, et, se drapant autour d’elle, lui fait une sorte de tunique.

Eh bien ! eh bien !… me voilà tout habillée maintenant.

Un arbre à bracelets d’or l’accroche par le bras.

Qu’est-ce qui me retient ? Pourquoi ? Laissez-moi !…

Elle tire à elle : le bracelet vient.

Ah ! cela fait bien sur ma peau.

D’une espèce de sorbier tombe un collier de corail autour de son cou.

Qu’est-ce ?… Un collier !… Ah ! comme je suis belle ! Quel bonheur ! Je m’aime ! Je voudrais m’embrasser. Mais je rêve sans doute ?… Ce n’est pas possible ! Je vais me réveiller tout à l’heure. Où suis-je donc ?… dans quel pays ?

Chœur, dans la coulisse.

C’est le pays de la toilette,
C’est l’empire des affiquets,
Des paquets !
Des caquets !
Chez nous la beauté se complète,
La laideur prend des airs coquets.

Jeanne.

Je ne comprends pas !…

Chœur.

C’est le pays de la toilette,
C’est le triomphe, sans un pli,
Du poli,
Du joli.
Nos fleurs sont à la violette,
Et nos soupirs au patchouli.

Rasoirs, il faut en découdre !
Allons ! peignes nouveau-nés,
Cascade aux flots safranés,
Tombe ici comme la foudre,
Poudre les airs, arbre à poudre ;
Savonnette, savonnez !

Un grand bruit de tambours, de flûtes et de chapeau chinois.
Jeanne, remonte la scène.

Quelle quantité de monde !…

Chœur.

Silence ! silence ! silence !
C’est le monarque qui s’avance !
Pareil aux astres éclatants,
C’est Couturin, roi de la mode,
Le seul qui sache, avec méthode,
Diriger nos goûts inconstants.

Jeanne.

Mais ils viennent par ici !… J’ai peur. Où me cacher ?… Ah !…

Elle s’enfonce sous l’arbre à miroirs. Toute la cour de Couturin,
en arrivant, chante :

Mortels, que sa faveur inonde
De l’un à l’autre bout du monde,
Marchez où sa main vous conduit.
Tous ses ordres sont chose grave ;
On est perdu quand on les brave,
On est sauvé dès qu’on les suit.


Scène III.

LE ROI COUTURIN, LA REINE COUTURINE, avec toute la cour (hommes et femmes) ; GRAISSE-D’OURS, premier ministre.

Couturin et Couturine sont habillés à la dernière mode du jour, exagérée. Graisse-d’Ours, en veste, toute la barbe hérissée, l’air farouche, un tablier. — Tous les personnages de la cour représentent les divers métiers relatifs à la toilette. — Le Roi arrive au milieu d’une estrade portée à bras, et assis dans une sorte de fauteuil ayant des compartiments sur les côtés, deux plumes d’autruche au haut des montants et un miroir dans le dossier. À droite et sur un siège plus bas, la Reine ; à sa gauche, sur un autre siège, le premier ministre. — Les porteurs abaissent le trône-estrade, tout doucement, jusqu’à terre.

Le Roi Couturin.

C’est bien ! Arrêtez-vous ! Et puisque nous voilà installés dans l’endroit trois fois coquet des séances royales, ayant à notre droite notre chère épouse, la sémillante Couturine…

Couturine, avec un regard langoureux,
lui prend la main et la baise.

Toujours tendre, Couturin !

Le Roi Couturin.

À notre gauche, notre premier ministre, l’indispensable Graisse-d’Ours.

Graisse-d’Ours.

Vous êtes trop bon, Majesté !

Couturin.

Autour de nous, les hauts dignitaires de notre bonnet : l’archi-tailleur, l’archi-bottier, le prince du Cold-Cream, le duc du Caoutchouc, et autres.

Les grands dignitaires, s’inclinant.

Pour vous servir, ô Souverain !

Couturin.

Avec les dames de notre cour (il salue), lesquelles en font l’ornement.

Les Dames.

Ah ! délicieux !

Couturin.

Et derrière nous, le peuple imbécile !

La foule.

Vive le Roi !

Couturin.

Il nous faut, suivant l’usage, établir les modes de la saison.

Tous, avec vivacité et se démenant.

Voyons ! quelles couleurs ? combien de mètres ?

Couturin.

Un instant ! Il est d’abord indispensable de rappeler les principes.

Graisse-d’Ours.

Rappelez !

Couturin.

Or c’est une vérité reconnue, mes colombes, que vous êtes naturellement hideuses !

Les dames, scandalisées.

Ah ! ah ! l’abomination !

Couturin.

Oui, fort laides !… Silence ! Vous ne mettrez pas en doute, j’imagine, la supériorité du factice sur le réel ? C’est l’Art seul, déesses, qui vous fournit tous vos charmes. — Ne craignez rien, je suis discret. — Mais vous conviendrez que l’on est amoureux de la robe et non de la femme, de la bottine et non du pied ; et si vous ne possédiez pas la soie, la dentelle et le velours, le patchouli et le chevreau, des pierres qui brillent et des couleurs pour vous peindre, les sauvages mêmes ne voudraient pas de vous, puisqu’ils ont des épouses tatouées !

Il se rassoit.
Les dames.

C’est un peu dur ! un peu vif !

Graisse-d’Ours se lève.

D’ailleurs, le vêtement, étant le signe manifeste de la chasteté, fait partie de la vertu et est une vertu lui-même !

Il se rassoit.
Couturin.

Donc, plus le costume sera costumant, c’est-à-dire antinaturel, incommode et laid, plus il sera beau !

Il se rassoit.
Graisse-d’Ours se lève.

Et distingué surtout !

Tous.

Ah ! distingué ! le distingué, c’est le principal.

Couturin se lève.

Eh bien ! travaillez maintenant.

Il se rassoit.


Tous.

Voyons ! cherchons !

Un moment de silence, puis on entend tout à coup
un grand fracas de miroirs cassés.
Couturin.

Qu’est-ce ?

Il fait à un officier signe de sortir ; après avoir regardé à droite.

Ah ! l’arbre aux miroirs, cassé ! Ils étaient trop mûrs sans doute, et quelque maraudeur en l’ébranlant…

L’officier, rentrant.

Nous avons trouvé dessous un monstre !

Couturin.

Un monstre ?

L’officier.

Oui, ô Souverain, un être vert et démodé.

Couturin.

Qu’on l’amène !

Tous.

Quelle bravoure !


Scène III.

Les Précédents, JEANNE.

Elle entre avec des gants verts Empire qui lui montent jusqu’aux coudes, et faisant beaucoup de plis sur les bras ; une coiffure à la girafe, un châle jaune par-dessus sa tunique et un ridicule à la main. À son aspect, Couturine pousse un cri aigu et tombe à la renverse. Graisse-d’Ours se lève indigné ; Couturin, avec un petit mouvement d’effroi, se recule sur son trône ; les dames arrachent vivement les feuilles de l’arbre à éventails et se cachent le visage dessous. Brouhaha général.

Les hommes s’écrient.

— Arrière !

— Va-t’en !

— Cache-toi !

Les dames.

— C’est une horreur !

— Une turpitude !

— Une antiquité !…

Couturin, pour commander le silence,
étend son sceptre, un fer à papillotes.

Du calme ! têtes exaltées par la frisure ! Approche, jeune fille, — car tu as l’air d’en être une, à tes attributs naturels, bien que tu n’en possèdes point les grâces. Explique-nous, justifie ton accoutrement !

Jeanne.

Je l’ai pris là, par terre, au hasard… croyant qu’il le fallait ; et, en me relevant, tous les miroirs…

Couturin.

Assez ! Ce n’est pas d’eux qu’il s’agit.

Rapidement.

Mais, pour avoir désobéi aux lois de notre Empire, pour avoir méprisé le culte de la chaussure, les délicatesses de la lingerie et l’élégance du cheveu ; pour t’être affublée d’une aussi infâme défroque, qui fait remonter l’imagination jusqu’au temps de Corinne et du cirage à l’œuf, tu mériterais les supplices…

Tous.

Oui, oui ! les plus terribles !

Couturin.

D’être condamnée à des bottines trop étroites, à des peignes trop durs, à des corsets indélaçables !

Tous.

Bravo !

Couturin.

À porter un cabas !

Jeanne.

Grâce !

Couturin.

Et un turban… avec panaches !

Jeanne.

Mais je ne connaissais pas la mode ! Je n’ai pu la suivre. Est-ce un crime ?

Couturin.

Il n’y en a pas de plus grand, être femelle ! car la Mode, sais-tu bien, c’est la loi, la fantaisie, la tradition et le progrès ; il n’est rien qu’elle ne gouverne, ne produise et ne renverse. Colosse folâtre établi sur le monde, elle drape la couche des nouveau-nés, tandis qu’elle ornemente des tombeaux, levant sa tête au ciel vers les philosophies et pénétrant ainsi, du bout de son pied mignon, jusque dans l’éternité. Retire tes gants verts !

Jeanne, humblement.

Je ne demande pas mieux, moi. Je ferai ce qui vous plaira.

Couturine.

Ah ! pitié pour elle, grand roi !

Couturin.

Soit ! je te pardonne, en considération de ton ignorance.

Aux grands officiers.

Et vous autres, occupez-vous de la façonner congrument, de la vêtir dans le dernier genre.

Jeanne, sautant de joie.

Oh ! merci. Quel bonheur ! Je serai donc jolie, bien habillée !

Couturin.

Espérons-le !

BALLET.

Sur un signe que fait Couturin, les officiers de sa cour se précipitent de droite et de gauche : les uns vers les champignons qui portent des costumes, les autres vers les étoffes du fond, ceux-ci vers les marabouts, ceux-là vers l’arbre à peignes, etc. ; et ils s’empressent d’habiller Jeanne et de la maquiller. Cependant le fond et les deux côtés du théâtre changent, et représentent du haut en bas les rayons d’un gigantesque magasin de nouveautés, plein de garçons servant des dames.

Couturin est placé au premier plan à droite, étalé, seul, sur une petite causeuse dans une pose méditative et en train de prendre des notes.

Les garçons de magasin habillent des dames du monde.

Quelques-unes viennent s’adresser à Couturin, qui leur répond, par trois fois :

Laissez-moi ! Je compose !

Couturine leur sert du thé, sur un petit guéridon, placé près de Couturin.

À de certains moments, le mouvement s’arrête et il se fait un grand silence. Alors Couturin, un lorgnon dans l’œil, passe toutes les femmes en revue et les rajuste, abaisse ou rehausse leur décolletage d’un geste brusque, puis lève les épaules et crie :

Non, pas ça, c’est vieux ; autre chose ! vivement !

Jeanne doit toujours former le centre du groupe principal. À la fin, toutes les dames, y compris la Reine, qui ont suivi progressivement les mêmes changements, se trouvent habillées comme elle, d’une façon riche et extravagante.

Couturin.

Restons-y au moins une demi-heure ! C’est très beau !

Satisfaction générale exprimée par des soupirs ; mais tout à coup Couturin considère Jeanne, et, défaisant avec rapidité sa toilette :

Oui ! décidément, ceci me déplaît ; et cela aussi !… Autre chose… Allons ! vite !

Jeanne se trouve dans un costume d’un goût simple et exquis.

Maintenant, seigneurs et seigneuresses, parfumeurs et brodeuses, chemisiers et couturières, retirez-vous dans vos cabinets artistiques, nous souhaitons être seuls ! Demeurez, Couturine !


Scène IV.

JEANNE, COUTURIN, COUTURINE.
Couturin.

Eh bien ! jeune fille, ce luxe de la toilette que tu désirais si fort, le voilà !

Jeanne.

C’est donc vrai ! Je ne rêve pas !

Couturin.

Non, les génies supérieurs te protègent.

Jeanne.

Moi !

Couturin.

N’en doute plus ! Aucune, grâce à nous, ne sera aussi séduisante.

Jeanne.

Oh ! merci. Il va donc m’aimer.

Couturin.

Peut-être ? Pour atteindre à la moderne dignité de femme, — tâche de comprendre, — pour devenir tout à fait cet être charmant, inextricable et funeste commencé par Dieu et achevé par les poètes et les coiffeurs, si bien qu’il a fallu soixante siècles au monde avant de produire la Parisienne, il te manque encore, ô petite fille, bien des choses.

Jeanne.

Lesquelles ?

Couturin.

Eh ! tu ne sais pas saluer, sourire, pincer la bouche, cligner des yeux, ni débiter des mélancolies en prenant sur un sofa des poses de fleur battue par la brise. Comment ferais-tu, voyons, en l’entendant soupirer ? et quelle serait ta réponse s’il te demandait : « M’aimes-tu ? »

Jeanne.

Eh bien, je répondrais : Oui.

Couturine, impérieusement.

Ça ne se dit pas, jeune fille ! C’est un mot indécent, naturel et populaire !

Jeanne.

Mais comment parler ? Enseigne-moi !

Couturin.

Holà ! les deux types du bon goût ! Arrivez !


Scène V.

Les Précédents, Deux Mannequins.

Monsieur et dame que l’on apporte. La dame est vêtue à la dernière mode. Le monsieur a une raie derrière la tête, qui se continue, par les poils de son paletot systématiquement divisés, jusqu’au bas des reins ; elle se reproduit sur chaque jambe du pantalon ; lorgnon dans l’œil, chic anglais, etc.

Couturin.

Considère ces deux honnêtes mannequins qui ressemblent à des humains : tâche de reproduire leurs mouvements, si tu veux avoir de belles manières. Rappelle-toi leurs discours, et, en quelque lieu que tu te trouves, à la campagne, en visite, en soirée, dans un dîner ou au spectacle, tu pourras jacasser hardiment sur la nature, la littérature, les enfants aux têtes blondes, l’idéal, le turf, et autres choses. La clef, Couturine ?

Il remonte les deux automates à la poitrine.

Commençons. En appuyant ici, on obtient ce qu’il faut dire devant un beau paysage.

En prenant le monsieur sous les aisselles, il le penche de droite et de gauche, comme on fait à une pendule dont le balancier est arrêté. Couturine fait de même à la dame.

Partez !

Le monsieur, avec de petits gestes rapides
de la main droite et l’air guilleret.

Bonjour, chère !

La dame, même jeu.

Bonjour, bonjour, mon bon !

Ils se rapprochent ainsi des deux côtés de la scène, en roulant sur leurs roulettes, et quand ils sont arrivés face à face, ils se secouent les mains pendant une minute avec violence, en ricanant.

Le monsieur, regardant autour de lui,
avec des mouvements de tête saccadés.

Tiens ! tiens ! tiens ! où sommes-nous donc ?

La dame, minaudant et en détachant ses phrases.

Ah ! la délicieuse campagne !… un site pittoresque !… et des petites fleurs ! — si poétiques ! — et inutiles !… poétiques parce qu’elles sont inutiles, — inutiles parce qu’elles sont poétiques !

Le monsieur, d’un ton bourru.

Moi… je la trouve bête comme chou… votre campagne. — Du sentiment, allons donc ! — de l’élégie, ha ! ha ! ha ! — la poésie, ha ! ha ! ha ! — Je suis revenu de tout ça… ha ! ha ! ha !

La dame, avec beaucoup de gestes.

Mais cependant, permettez, si l’on taillait ces arbres… si l’on reculait ces massifs, en faisant avancer le vieux chêne, avec quelques ruines, des paysans bien habillés et un chemin de fer pour être à proximité, on aurait là, avouez-le, un beau sujet artistique, de quoi faire une jolie mine de plomb.

Le monsieur, gaillardement.

En fait de mine, je préfère la vôtre.

La dame.

Où donc prenez-vous ce ton-là ? Chez vos petites dames ? Je voudrais bien, sans qu’on le sache, y aller un peu… pour voir leur mobilier.

Le monsieur.

À vos ordres !

À part.

Une imagination !… elle pétille !

Haut.

Mais, permettez, un conseil : pour vos placements, je m’en chargerais.

La dame, vite.

Et des reports aussi ?

Le monsieur, vite.

Ça va ! J’ai mon carnet.

La dame, vite.

Nous disons donc ?…

Couturine, arrêtant le ressort.

Assez ! assez ! ils ne s’arrêteraient plus.

Jeanne.

J’aurai bien du mal à retenir…

Couturin.

Ah ! bah ! avec de la bonne volonté ! Écoute-les plutôt sur les nouvelles du jour.

Il touche un ressort des mannequins à une autre place.
La dame, lentement et d’un air affligé.

Eh bien, — à ce qu’il paraît, — on a encore massacré, là-bas, douze mille de ces pauvres diables.

Le monsieur, chantonnant.

Broum ! broum ! broum ! Qu’est-ce que ça nous fait ? Je ne donne plus là dedans ! La vie est courte, turlurette ! Amusons-nous !

La dame, d’un ton gai.

Vous avez le genre Régence, tout à fait talon rouge.

Le monsieur, gravement, la main dans son gilet.

Oui, avec des idées libérales. Un mélange de l’ancienne aristocratie française et de l’industrialisme américain. Qu’est-ce que ça ?

La dame, vite, et d’un ton suppliant, en lui offrant
une liasse de petits papiers.

Des billets de loterie, pour mes pauvres !

Le monsieur, avec un grand salut.

Trop heureux, Madame !

À part.

Pincé !

Légèrement.

Et le nouveau livre de chose, l’avez-vous lu ?

La dame, admirativement.

Oh ! très beau ! Vrai ! c’est un grand homme !

Le monsieur, naturellement.

Eh ! non, un crétin. Du moins on le dit.

La dame.

On le dit. Ah ! alors ça se peut. Je vous crois.

Le monsieur, avec un regard amoureux et soupirant.

Si vous pouviez croire tout ce que je vous…

Il s’arrête brusquement.
Couturin.

Ah ! j’ai oublié deux demi-tours !

Jeanne.

Mais ils ne s’aiment pas du tout, ceux-là !

Couturin, en remontant les mannequins.

C’est ainsi que cela commence ; et quand il lui aura dit, en face, assez d’impertinences pour la faire pleurer, ce sera une union si intime et tellement reconnue, que l’on ne manquera pas dans les meilleures maisons de les inviter ensemble.

Les deux mannequins, pendant qu’il les remontait, ont échangé des gestes tendres qui deviennent de plus en plus expressifs.

Non ! non ! à la valse ! à la valse !

Ils se mettent à valser, et, pendant qu’ils valsent, Jeanne répète du mieux qu’elle peut tous leurs mouvements.

C’est cela ! lui, menton levé et coude en l’air ; elle, droite comme un I et nez baissé ; tous deux piquant leurs angles dans l’espace, une vraie figure de géométrie en belle humeur. Assez : qu’on les remmène ! Et vous, Couturine, veillez bien à ce qu’on les remette dans leurs boîtes.

On les emporte.

Scène VI.

COUTURIN, JEANNE.
Couturin.

Voilà ! Tu en sais suffisamment pour te produire dans le monde.

Jeanne.

Eh ! ce n’est pas le monde qui m’inquiète, mais Lui. Où est-il ? Je veux le voir.

Couturin, lentement.

Il me serait possible de satisfaire ton désir.

Jeanne, ravie.

Oh !…

Couturin.

À une condition, cependant.

Jeanne.

Dis-la ! et quelle qu’elle soit, d’avance… Réponds donc…

Couturin.

C’est que jamais tu ne te feras reconnaître, ni à lui, ni à son compagnon.

Jeanne.

Pourquoi ?

Couturin.

Parce qu’il t’a déjà repoussée quand tu étais paysanne : l’oublies-tu ? Et, surtout, écoute bien, tu ne doutes pas de mon pouvoir : n’est-ce pas moi qui t’ai donné plus de robes que tu ne possédais d’épingles et plus de perles fines qu’il n’y avait de grains de son dans l’auge de tes pourceaux ? Eh bien, je te jure, par cette même puissance, que si tu viens à lui dire ton nom, à l’instant même, et comme d’un coup de foudre, tu mourras.

Jeanne baisse la tête, tandis que Couturin l’observe
avec anxiété ; puis lentement :

N’importe sous quel nom et sous quelle figure : pourvu qu’il m’aime, c’est tout ce que je veux ! Partons-nous ?

Couturin.

Oh ! inutile ! Le voilà qui vient pour des emplettes indispensables à son voyage !

On entend la voix de Dominique dans la coulisse.

Scène VII.

Les Précédents, PAUL, DOMINIQUE, Commis.

Dans la scène précédente, le décor peu à peu s’est changé en un bazar immense où il y a beaucoup d’articles de voyage. Le fond de la scène se trouve occupé par les couturiers et les modistes.

Dominique, criant.

Place ! place ! Il nous faut deux sacs de nuit, une aumônière, des couvertures.

Premier commis.

À vos ordres !

Deuxième commis.

Tout de suite, Monsieur !

Troisième commis.

Huitième étage ! quinzième rayon !

Quatrième commis.

Non ! par ici !

Dominique.

Ah ! j’en perds la boule !

Paul et Dominique sont arrivés au milieu de la scène.
Jeanne, la main sur son cœur.

C’est lui !

Paul, apercevant Jeanne.

Quelle beauté !

Dominique.

Je trouve qu’elle a un faux air.

Riant.

Suis-je bête !… Comme si c’était possible !…

Paul.

Mais je l’ai déjà vue !… Où donc ? Ah !… dans mes rêves, sans doute…

Jeanne, vivement.

Il ne me reconnaît pas ? Bien ! D’autant plus que déguisée par cette toilette…

Couturin.

Tu as meilleure chance de lui plaire, certainement ! Mais n’oublie pas mes leçons !

Jeanne.

Non ! non ! Oh ! je me sens de l’esprit ! tu vas voir.

Paul, saluant.

Madame !…

À part.

Pour qu’un être tellement merveilleux se rencontre ici, avec moi, c’est que le ciel, sans doute, l’a voulu ? Serait-ce par hasard… ?

Jeanne, imitant les gestes du mannequin.

Bonjour ! bonjour, mon bon !

Paul.

Quelle familiarité ! C’est un indice, un signe, peut-être ?…

Jeanne, se rapprochant de lui.

De la tristesse, il me semble ? Et la cause ?

Paul.

Prêt à partir pour un long voyage, je me demandais, tout à l’heure, si je ne ferais pas mieux…

Jeanne.

Un voyage ? ça me va ! Plus on est de fous, plus on rit ! Votre bras, voyons ! Presto !

Paul.

Elle est folle !

Jeanne.

Mais regardez ! J’ai trois cent quatre-vingt-douze caisses pleines de robes, des coiffures par douzaine, des serviettes brodées, des torchons à dentelles, des gants à vingt-six boutons et des amours de petites bottes. Oh ! mes petites bottes !

Elle montre son pied.

Bottes ! bottes ! bottes !

Paul.

Assez ! assez !

Jeanne.

Mon chalet d’acajou peut, en un clin d’œil, se poser sur les sites les plus pittoresques, et avec un piano !… (geste de dégoût de Paul) un bon piano pour jouer des polkas sur les montagnes… Je sais faire des imitations. Écoute !

Paul.

Grâce !

Jeanne, vivement.

Le reflet de nos élégances embellira le monde entier. Nous donnerons des raouts dans les pagodes, nous friserons les sauvages ; notre poudre de riz se mêlera à tous les vents ! Tout pour le chic ! chic for ever ! Du matin au soir nous ferons des mots ! — Nous écrirons notre nom sur tous les monuments ! nous blaguerons toutes les ruines, nous cracherons dans tous les précipices ! Tu ne t’ennuieras pas ! Grâce à la poste, maintenant, on reçoit n’importe où les journaux. Si l’occasion se présente de faire une affaire, un lac de pétrole, quelque gisement de houille…

Paul, s’enfuyant.

Horreur !

Jeanne.

Aimons-nous !

Paul.

Pas de cette façon-là !

Jeanne.

Reviens !

Paul.

Jamais !

Il disparaît.
Dominique, regardant de droite et de gauche.

Comment ? décampé ! Elle était bien aimable pourtant !

Il sort.

Scène VIII.

JEANNE, COUTURIN.
Jeanne, atterrée et considérant Couturin.

Eh bien ? eh bien ?

Couturin.

Qu’as-tu donc ?

Jeanne éclate en sanglots,
et s’appuyant sur l’épaule de Couturin :

Ah ! je suis horriblement malheureuse !

chœurs de couturiers et modistes
offrant les consolations puisées dans les douceurs de leur art.
Jeanne, les regarde quelque temps sans comprendre ;
puis tout à coup :

Misérables ! c’est vous qui en êtes cause avec vos fadeurs imbéciles. Allez-vous-en, mensonges du cœur et de la joue, hypocrisies, maquillages, faux sentiments, faux chignons, poitrines débraillées, âmes étroites ! Je hais tout cela ! Non ! non ! plus de tout cela !

Elle déchire ses vêtements.

Où est-il ?… Je veux lui dire que je le trompais !… Paul ! Paul !

Elle court de côté et d’autre, éperdue, haletante,
renversant tout devant elle. — Les couturiers et les modistes s’enfuient.

Attends-moi ! réponds ! Je vais venir ! Me vois-tu ? Écoute ! Paul !

Elle revient sur le devant de la scène, près de Couturin,
qui est le Roi des Gnomes.

Ah ! je l’ai perdu pour toujours !

Le Roi.

Par ta faute ! Tu t’y es mal prise !

Jeanne.

N’est-ce pas ? j’aurais dû me nommer !

Le Roi.

Tu en serais morte, l’oublies-tu ?

Jeanne.

Ah ! mais que fallait-il donc faire ? Et c’est moi-même qui l’ai chassé ! Plutôt que de me contraindre dans tout ce factice qui m’étouffait le cœur, j’aurais dû lui parler simplement et ne pas l’étourdir par le caquet de mes élégances ineptes. Si j’avais été une autre, je lui aurais plu peut-être ? Il lui faudrait quelqu’un avec moins de fard aux pommettes, de sottise aux lèvres, de singeries dans les manières ; une femme… qui le gagnerait par la modestie de sa tendresse… une bonne épouse… une simple bourgeoise.

Le Roi.

Tu veux en être une ?

Jeanne.

Est-ce qu’il m’aimerait alors ?

Le Roi.

Je le pense !

Jeanne.

Comment le devenir ?

Le Roi.

Oh ! cela est facile !

Jeanne.

Fais donc !

Le Roi.

Tu l’exiges !

Jeanne.

Oui ! oui ! Où donc le trouver ?

Le Roi, l’entraînant par la main, avec autorité.

Viens ! Par là ! Suis-moi !