Le Château des cœurs/Sixième Tableau

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Le Château des cœurs
ThéâtreLouis Conard (p. 262-284).

SIXIÈME TABLEAU.

LE ROYAUME DU POT-AU-FEU.

Le théâtre représente la place de ville, en hémicycle. Toutes les rues y aboutissent, de façon que l’on peut apercevoir d’un seul coup d’œil la ville entière. Les maisons, toutes pareilles et d’une architecture pitoyable, à façade nue, sont peintes en couleur chocolat, avec des réchampis blancs. Au milieu de la place, porté par un trépied et sur les charbons embrasés, bouillonne un gigantesque pot-au-feu.

Autour du pot-au-feu, il y a, rangés en demi-cercle, des fauteuils de bureau en acajou, dans lesquels se tiennent assis les épiciers, tous en serpillière et en casquette de loutre. Derrière eux, des deux côtés de la scène, debout, les différentes corporations de la ville, portant des bannières, où l’on voit écrit : Bureaucratie, Sciences, Littérature, etc. Les savants ont des toques et des abat-jour verts ; les littérateurs, un mirliton et un encrier passés en bandoulière sur la hanche ; les bureaucrates, des bouts de manche de percale noire avec une plume de fer à l’oreille. Tous les citoyens portent la barbe en collier et ont (à l’exception des épiciers) des redingotes à la propriétaire et des chapeaux tromblons sur la tête.

Le grand pontife, au milieu de la scène, derrière le pot-au-feu, faisant face au spectateur et monté sur un escabeau, dépasse la multitude. Des deux côtés, sur le devant, un groupe de collégiens, coiffés de képis, joue de l’accordéon. Aux fenêtres des maisons, il y a des femmes à bonnets tuyautés et en robe de laine brune ; sur les toits à tuiles rouges, des chats. Au delà, un ciel gris.


Scène première.

La toile se lève aux sons mélancoliques des accordéons joués par les collégiens, et qui se prolongent quelque temps encore après qu’elle est entièrement levée. Puis il se fait un silence. On entend bouillonner le pot-au-feu tout doucement, et enfin le grand pontife commence.

Le grand pontife, une écumoire à la main.

Citoyens, bourgeois, croûtons ! En ce jour solennel, où nous sommes réunis pour adorer le trois fois saint Pot-au-feu, emblème des intérêts matériels, autrement dit des plus chers ! si bien que, grâce à vous, le voilà maintenant presque une divinité !… C’est à moi, le grand pontife de ce culte sage, qu’il incombe de vous remémorer vos devoirs et de vous relier tous, par un acte commun, à la vénération, à l’amour, à la frénésie du Pot-au-feu !

Vos devoirs, ô Bourgeois, nul d’entre vous, je le déclare, n’y a transgressé ! Vous vous êtes tenus philosophiquement dans vos maisons, ne pensant qu’à vos affaires, à vous-mêmes seulement ; et vous vous êtes bien gardés de lever jamais les yeux vers les étoiles, sachant que c’est le moyen de tomber dans les puits. Continuez votre petit bonhomme de chemin, qui vous mènera au repos, à la richesse et à la considération ! Ne manquez point de haïr ce qui est exorbitant ou héroïque, — pas d’enthousiasme surtout ! — et ne changez rien à quoi que ce soit, ni à vos idées, ni à vos redingotes ; car le bonheur particulier, comme le public, ne se trouve que dans la tempérance de l’esprit, l’immutabilité des usages et le glouglou du Pot-au-feu.

Accordéons.

À vous d’abord, colonnes de la patrie, exemples du commerce, base de la moralité, protecteurs des arts, Épiciers !

Les épiciers se lèvent.

Jurez-vous de toujours mettre de la chicorée dans le café ?

Les épiciers, en chœur.

Oui !

Le grand pontife.

Et de ne pas quitter le comptoir, sauf, bien entendu, pour venir sur votre seuil indiquer aux badauds la route qu’il faut suivre ; enfin, de vous infusionner dans le monde par toutes sortes de moyens, alliances et propagande, de manière à faire prévaloir vos principes et à demeurer, ce que vous êtes, les rois de l’humanité, les dominateurs universels ?

Tous les épiciers, debout,
la main étendue vers le pot-au-feu.

Nous le jurons !

Le grand pontife.

Et vous, Bureaucrates !

Les bureaucrates.

Présents !

Le grand pontife.

Êtes-vous bien résolus à travailler toujours le moins possible, en ne songeant toujours qu’à votre avancement ?

Les bureaucrates.

Oh ! oui !

Le grand pontife.

Jurez-vous de toujours brûler effroyablement de bois dans vos poêles, de vous montrer incivils, de maudire vos chefs en vous plaignant de l’existence, et de dépenser pour cent écus d’écritures dans une affaire de vingt-cinq centimes, dont vous ferez attendre la solution pendant quinze ans ?

Les bureaucrates.

Nous le jurons !

Le grand pontife.

Messieurs les Savants, lumières du pays, à votre tour !

Les Savants se présentent à demi courbés,
avec un tremblement sénile.
Le grand pontife, d’un ton familier.

Vous vous engagez, n’est-ce pas, comme par le passé, à ne faire que des petites recherches innocentes, qui ne troublent rien ?

Tous les savants levant les mains.

Oui ! oui ! N’ayez pas peur ! Nous le jurons.

Le grand pontife.

Cela suffit ! — Venez maintenant, vous, talents honnêtes qui charmez nos soirées de famille. L’art étant fait pour récréer, vous nous récréez. Allons !

Les poètes comiques étendent tous la main vers le pot-au-feu,
en faisant :

Cocorico !

Ricanements dans l’assemblée.
Le grand pontife, souriant aux épiciers qui l’entourent.

Encore un peu d’excentricité dans la forme ; mais les intentions sont si pures !

Il frappe avec son écumoire sur le pot-au-feu
pour réclamer l’attention.

Un dernier mot, Messieurs, à la Jeunesse, au printemps de la vie.

Sur un signe qu’il leur fait, les collégiens s’approchent
avec leurs accordéons sous le bras.

Approchez, Éphèbes, approchez ! Jeunes gens, notre espoir, vous allez entrer dans l’âge des passions ! Prenez garde, c’est comme si vous pénétriez dans une poudrière ; la moindre étincelle, tombant sur vos cerveaux, peut faire sauter l’édifice ! On a eu soin d’écarter de vous toutes les torches, je le sais : n’importe ! Il n’en faut pas moins se défier des ardeurs du sang et de l’imagination ; elles ne produisent que des crimes et des folies ! ou plutôt, utilisez vos vices ! employez profitablement vos mauvais instincts ! Que ceux, par exemple, qui savent gagner au jeu, rapportent leur argent à la maison, et qu’ils le placent ! Amusez-vous en cachette, économiquement ; prenez un bon état, et ne rentrez jamais passé dix heures du soir. Voilà le secret. Jurez-vous de l’observer ?

Les collégiens.

Nous le jurons !

Ils retournent à leur place.
Le grand pontife.

Je suis ému, Messieurs ! Tant de raison dans cet âge m’a touché, et si la fête n’était pas terminée, je succomberais à mon émotion. Elle est terminée, car il n’est pas besoin de vous demander de serment, à vous…

Il s’adresse aux femmes qui sont aux fenêtres.

gardiennes et cause de notre félicité, épouses, ménagères, petites mamans pot-au-feu ! C’est par vos soins qu’il mijote ! Donc, persévérez dans vos deux préoccupations chéries : 1o raccommoder les chaussettes de vos légitimes, et 2o être toujours en garde contre les séductions de la gaudriole. Ne songez même qu’à cela, incessamment, exclusivement. Bref, n’oubliez pas que l’attitude la plus belle pour une femme, sa position idéale, si j’ose m’exprimer ainsi, est de se tenir quelque peu agenouillée, avec une écumoire à la main, un bas de laine passé dans le bras gauche, tournant le dos à Cupidon, et la tête perdue dans la vapeur du pot-au-feu !

Et vous, Chats, inconstants quadrupèdes, bohémiens des toits ! Si vous n’employez pas tout votre temps et la force de votre gueule à nous prendre des souris, on vous mettra des muselières et l’on vous empalera avec la broche, puisque la Nature vous a créés pour nous être utiles. Mais, que si vous devenez sédentaires et zélés à nous servir, on vous laissera au fond de l’assiette quelques gouttes froides du pot-au-feu !

Et toi, Soleil, puisses-tu, brillant toujours modérément, te transformer en un vaste paquet de chandelles, pour nous économiser l’éclairage ! et que tes rayons fassent tomber dans le creux des mers une pluie de graisse, afin que, se chauffant à la tiédeur, tout le globe entier ne soit plus qu’un immense pot-au-feu !

Tous crient.

Vive le pot-au-feu !

En retirant leurs chapeaux, ce qui laisse voir distinctement leurs crânes étroits et très allongés, en forme de pain de sucre.

Les femmes, aux fenêtres.

Comme nos maris sont bien !

Les autres corporations qui n’ont pas été nommées s’empressent autour du pot-au-feu, et le grand pontife, décrivant mystiquement un cercle dans l’air, les asperge tous avec son écumoire. Après quoi, la séance étant levée, on retire les sièges, on se cherche et l’on s’aborde avec une certaine animation.

Les bourgeois.

Ah ! une belle fête ! un remarquable discours ! Et quelle musique ! On a fait des progrès dans les arts ! C’est incontestable !…

La confusion et la rumeur peu à peu s’apaisent, et tous se mettent à observer les horloges qui sont au-dessus de la porte, devant chaque maison. L’aiguille marque cinq heures cinquante-cinq minutes. Ils attendent le nez en l’air, et quand six heures sonnent, ils disent tous en même temps :

Allons dîner !

Ils entrent dans les maisons.

Scène II.

La scène reste complètement vide. D’abord, on entend dans les maisons un bruit de gros baisers, ensuite un bruit de chaises ; presque aussitôt après, un bruit de cuillères sur les assiettes, et quelque temps après

Des voix s’élèvent et disent :

Ah ! ça fait bien !…

Un petit silence, puis cliquetis de couteaux et de fourchettes.
Les mêmes voix.

Voilà ce qu’on ne trouve pas au restaurant !…

Le bruit des couteaux et des fourchettes continue. On entend déboucher des bouteilles de vin, puis
Les mêmes voix.

Nous sommes entre la poire et le fromage.

Alors quelques petits rires de satisfaction.
Les voix des hommes, seulement.

Donne-nous un verre de liqueur, hein ?

Les voix des femmes.

Mais tu vas te faire mal !

Les voix des hommes.

C’est pour mon estomac, une fois n’est pas coutume !…

Ensuite un fort remaniement de chaises, et
Tous les bourgeois apparaissent à leurs fenêtres,
étendent la main et disent :

Il fait chaud !

Une femme arrive à chaque fenêtre.

Oui ! mais le fond de l’air est froid.

Tous les bourgeois.

C’est vrai !

Ils se détournent un peu
et tapent sur le baromètre accroché en dehors de la fenêtre.

Ça va-t-il se maintenir ?

Après quelque réflexion.

Oui !… oui… on peut prendre le frais !

Les croisées se referment, et bientôt tous les bourgeois rentrent en scène et s’installent devant leurs portes sur des chaises, chaque ménage étant flanqué d’un petit garçon habillé en turco et d’une petite fille habillée en Suissesse.

Ah ! on est bien ici !

Les femmes prennent leur tricot, les hommes leur journal. Jeanne, en costume extra-bourgeois, s’assoit sur le seuil d’une maison au premier plan, à droite.


Scène III.

Les Bourgeois, Les Bourgeoises, JEANNE, LE ROI DES GNOMES.
Dès que Jeanne est assise,
Le roi des gnomes, ayant retiré quelques-uns de ses attributs de Pontife du Pot-au-feu, paraît derrière elle, et se penchant sur son épaule.

Tu le vois ! tout me cède ! tout nous sert ! Je n’ai eu qu’à me montrer pour être élu bourgmestre de la ville et pontife de la religion.

À part.

Rien de plus facile : c’est dans la médiocrité que l’esprit du mal triomphe !

Jeanne, soupirant.

Mais voilà tant de jours que je le cherche, que je l’attends… Et il va venir, tu crois !

Le Roi des gnomes.

J’en suis sûr ! Patiente !

Jeanne.

Oh ! merci. Protège-moi toujours !

Les mères.

Allons, mes anges ! Voici l’heure où les enfants doivent s’amuser !

Les petits turcos et les petites Suissesses s’élancent du seuil des maisons en courant, se prennent par la main et dansent en rond autour du pot-au-feu en chantant quatre vers imités de la chanson des Spartiates :

Nos grands-pères étaient bêtes,
Nos pères l’ont été plus !
Nous le sommes davantage,
Nos enfants le seront encore bien plus.

Quelques-uns de leurs bonnets tombent dans leur danse,
et l’on voit leurs crânes extra-pointus.
Jeanne, les contemplant.

Ils sont jolis, ces enfants. Heureuses mères !

Une dame, à côté d’elle, sur une chaise.

Sans doute ! Vous êtes bien honnête, Mademoiselle, et le mien, quoique plus jeune, promet beaucoup !

Elle appelle.

Nourrice !…

Deuxième dame.

Et le mien aussi. — Nourrice !…

Troisième dame.

Et les deux miens donc ! — Nourrice !…

Alors paraît une légion de nourrices dandinant des poupons dans leurs bras.
Les mères s’empressent autour d’eux, pour les montrer.
Première dame.

Envoyez un bécot à la jolie demoiselle et au bon monsieur.

Une mère de poupard, lui retirant ses langes.

Regardez-moi ces membres.

Une autre mère.

Et sa tête !

Elle lui retire son béguin.

Voyez !…

Toutes les mères de poupards.

La sienne est bien plus belle ! la plus belle !

Elles retirent toutes les béguins de leurs marmots,
qui ont des crânes fantastiquement pointus.
Le Roi, prisant.

Encore mieux que leurs pères ! La génération s’annonce crânement !

Toutes les mères et dames, parlant à la fois.

Récitez votre fable !… Une risette !… Ah ! qu’il est gentil ! Il aura du nanan !

Tous les enfants envoient des baisers à Jeanne et commencent à marmotter très vite, pendant que les mères parlent à la fois, que les poupons pleurent et que les nourrices chantonnent. Mais il s’élève dans la coulisse un grand murmure, comme serait l’irritation contenue d’une foule lointaine. Paul et Dominique paraissent. Tous les enfants, effrayés, s’enfuient, les nourrices ramènent leurs nourrissons, et beaucoup de bourgeois et de bourgeoises s’éloignent avec des regards farouches. D’autres vocifèrent :

À bas ! canailles, brigands, originaux !

Sifflets, huées.

Scène IV.

LE ROI DES GNOMES, JEANNE, PAUL et DOMINIQUE, en costume de voyage très négligé.
Ils arrivent par le fond du théâtre.
Dominique.

Eh bien, quoi ?… Imbéciles ! Est-ce notre costume qui nous vaut tout cela ?

Les bourgeois sortent, en se faisant des signes d’intelligence.
Jeanne, s’élançant vers Paul.

Paul !… Ah ! enfin !

Le Roi.

Dissimule ! Tu sais qu’il faut de la simplicité !

Dominique.

Ils ont l’air assez rébarbatif, ces particuliers-là.

Paul.

N’importe ! C’est peut-être ici que se trouve… la bien-aimée inconnue…

Dominique.

Ah ! nous y revoilà ! Décidément, que voulez-vous ? que cherchez-vous ? Où est le but ? Depuis le temps que nous vagabondons dans toutes sortes de pays… car c’est la bouteille à l’encre que votre histoire !

Paul.

Rien de plus simple ! Je dois rencontrer quelque part une jeune fille à l’âme pure, au désintéressement absolu, la reconnaître, en être aimé, et, fort de son amour, m’emparer du château des Cœurs.

Dominique.

Ah ! très bien ! Une femme qui n’existe guère, un château qui n’existe pas. Car, enfin, qu’y a-t-il donc dans ce savoyard de château ? Des trésors ?

Paul.

Non ! mais une fortune tellement extraordinaire que tu ne peux l’imaginer.

Dominique.

Oh ! oh ! reste à savoir ! Allons, Monsieur, un bon mouvement ! Revenons à Paris !…

Paul.

Oh ! laisse-moi, Dominique ! Je suis si plein de lassitude, de découragement ! Et puis il y a dans cette ville, malgré sa vulgarité, je ne sais quel charme !

Jeanne, lui offrant une chaise près d’elle.

Oui ! restez, Monsieur !

Paul hésite.

Asseyez-vous !

Paul, à part

On n’est pas plus gracieuse, ma parole !

Il la considère. Elle baisse les yeux.

Diable ! quelle pudeur !

Silence. Ils se regardent face à face.
Jeanne.

On voit que vous êtes complètement étranger à la localité, Monsieur !

Avec dédain.

Et ce costume… excentrique !…

Paul.

Mon Dieu ! Mademoiselle, je ne pensais pas qu’en voyage !…

Jeanne, sèchement.

N’importe ! Il faut suivre la coutume !

Dominique.

Mais elle est assommante, celle-là !

À part, haussant les épaules et montrant Paul.

Quel plaisir que de s’entêter !…

Haut.

J’ai envie de voir aux alentours s’il n’y a rien de plus drôle ! Vous permettez, n’est-ce pas ?…:

Paul.

Oui ! Reviens vite !


Scène V.

JEANNE, PAUL et LE ROI DES GNOMES,
caché par le trône du Pontife, qu’on a roulé au premier plan, à droite.
Jeanne.

Vous ne faites pas comme lui ? Tant mieux !

Paul, à part.

Ah ! elle s’humanise !

Jeanne.

Pour demeurer avec nous…

Silence.
Paul.

Eh bien ?

Jeanne, timidement.

Il faudra… oh ! ne m’en voulez pas… ne rien faire, ne rien dire et même ne rien penser qui sorte des actions, des paroles et des idées de tout le monde !

Paul.

Eh ! pourquoi ? Où est le mal d’obéir à son cœur quand on sent qu’il est honnête ? Moi, quoi qu’il advienne, je soufflette les infamies, je m’écarte des laideurs, et, devant ce qui est grand, je m’agenouille !

Jeanne.

Ah ! c’est bien, cela ! c’est bien !

Le Roi des gnomes, derrière Jeanne.

Prends garde !

Jeanne.

Pour un homme fatigué du monde, il serait doux, cependant, d’habiter une de ces maisons.

Paul se détourne avec dégoût.

Oh ! l’intérieur vaut mieux ! Si vous saviez comme chaque femme soigne son petit mari ! Elle l’entoure de prévenances, fait les confitures, lui brode des pantoufles, le dorlote, le bécote, l’aide à s’habiller, et même lui présente… sa redingote !

Jeanne offre à Paul une des redingotes locales.

Passez-la !

Paul, ébahi.

Pourquoi ?

Jeanne.

On est si bien dedans ! Je vous en prie !

Paul, mettant la redingote.
À part.

Elle est stupide, quoique charmante !

Haut.

Sans doute, cette vie-là possède des avantages. Mais ne croyez-vous pas, vous dont la voix est pure comme un chant d’oiseau et le regard cordial comme une bonne poignée de main, ne sentez-vous pas, dites, qu’il peut se rencontrer parfois des unions plus complètes, une félicité d’une telle ardeur qu’elle envoie ses rayons autour d’elle ? L’enchantement qu’on a l’un de l’autre fait, au milieu des fanges de la terre, comme une poésie permanente : plus on s’aime, plus on devient bon ; l’habitude seule de la tendresse conduit à l’intelligence de tout ; et ce qui paraît de la vertu n’est que l’excès du bonheur !

Jeanne.

Ah ! je vous comprends ! Oui ! oui !

Le Roi des gnomes.

Mais tu te perds, malheureuse !

Jeanne, oppressée.

En effet, assurément ! et, sans bannir un certain idéal, il y a moyen de s’organiser une petite existence bien tranquille. Pourquoi perdre le meilleur de soi-même en sympathies, en émotions, en démarches, au lieu de réserver tout cela pour son propre individu ?

Le Roi des gnomes.

Brabo !

Jeanne.

Comme les autres sont les plus forts, soumettons-nous, afin qu’ils nous respectent et qu’ils nous servent ! Oh ! c’est facile, avec des concessions extérieures, et pourvu qu’on n’ait dans ses discours et sur sa personne rien d’extravagant !

Paraît un barbier avec les ustensiles de sa profession.
Paul, surpris.

Que voulez-vous ?

Le barbier, d’une voix caverneuse.

Tailler votre barbe en collier comme à tout le monde !

Paul.

Voilà, par exemple, une exigence !

Jeanne.

Oh ! pour me plaire !

Elle lui attache la serviette autour du cou.
Paul.

Je suis d’un ridicule achevé, n’importe ! Mais d’où vient qu’elle me fascine, et que j’obéis comme un enfant !

Jeanne, pendant que le barbier travaille.

Un peu de patience ! C’est presque fini ! Encore un coup ! Ah ! que vous serez bien ! et quels bons soirs, cet hiver, dans le salon à rideaux de perse, décoré par des photographies de famille, au coin du feu, près de mon piano ! Il y a, dans le faubourg, de petits jardins avec des tonnelles de bâtons verts. Nous viendrons là, tous les deux, le dimanche ; et, nous promenant bras dessus bras dessous, nous parlerons sans cesse de notre bonheur, à côté des légumes, en regardant l’espalier.

Paul, le barbier ayant fini, se lève. — À part.

Elle a raison peut-être. Un fond de jugement se découvre dans ce qu’elle dit. D’ailleurs, une fois ma femme, je l’éduquerai ! ·

Jeanne.

Mais tournez-vous donc pour que je vous voie ! Ah ! bravo ! Merci ! Je suis contente. Vous ne me quitterez plus.

Elle lui prend les mains.
Paul.

Ah ! chère mignonne ! Non ! non ! je te le jure !

Jeanne, ravie et le contemplant.

Est-ce possible ? Mais oui ! Rien ne lui manque !

Le Roi des gnomes, tendant vivement à Jeanne
un tromblon.

Et cela ?

Jeanne, posant le tromblon sur la tête de Paul.

Oui, cela !

Appelant.

Tous ! tous ! venez ! c’est fini.

Des trois côtés, un flot de bourgeois se précipite sur la scène.

Scène VI.

Les Précédents, Bourgeois, puis DOMINIQUE.
Les bourgeois, applaudissant et embrassant Paul.

— Ah ! très bien, très bien !

— Excessivement convenable !

— Nos félicitations !

— Mon cher compatriote, je suis heureux !…

Paul.

Permettez… Que signifie ? Tout à l’heure on a failli me lapider, et maintenant…

Un bourgeois.

C’est que vous êtes un des nôtres !

Le Roi des gnomes, lui présentant un miroir.

Tiens ! regarde !

Paul, après s’être considéré quelque temps dans le miroir,
et comme un homme qui sort d’un songe.

Comment ! le collier ! l’odieux tromblon du bourgeois !

Il jette par terre le chapeau. Cris d’indignation de la foule.

Et la redingote à la propriétaire !

Il se l’arrache du corps.

Moi, j’ai pu me déshonorer avec ces deux couvre-idiots, sous ces infâmes symboles ! Jamais ! jamais !

Il trépigne sur le chapeau et sur la redingote avec rage.
Jeanne.

Le malheureux ! Grâce !

Les bourgeois.

Il est fou ! Prenez garde !

Jeanne, éperdue.

Calmez-le ! Voyons ! que faire !

Voix de la foule.

Qu’on le saisisse ! Un bouillon ! L’épreuve du bouillon !…

Jeanne.

Apportez-le, vite !… Là ! C’est bien ! Prenez, mon ami !

Paul est entouré, tenu par les pieds et par les mains. Jeanne lui tend une tasse de bouillon, qu’on vient de lui remettre et l’approche de ses lèvres.

Buvez-moi cela, lentement.

Paul renverse la tasse d’un revers de main.

Je me moque pas mal de votre bouillon !

Tous.

Sacrilège ! — Au cachot ! au cachot ! — Dans un cul de basse-fosse !

La foule s’est ruée sur lui et on le garrotte aux poignets.
Paul.

Oui ! battez-moi ! J’aime mieux vos injures que vos applaudissements et vos supplices que vos bienfaits ! Avec vos cœurs d’esclaves et vos têtes en pain de sucre, vos grotesques costumes, vos hideux ameublements, vos occupations abjectes et vos férocités d’anthropophages…

La foule.

C’est du délire !

Paul, levant au ciel ses mains enchaînées.

Ah ! que n’ai-je, pour vous exterminer, la foudre du ciel !

Les bourgeois.

Il devient dangereux ! Un bâillon !…

On le bâillonne.
Un bourgeois.

Et à son domestique !…

Tous les bourgeois.

Oui ! oui !

Dominique reparaît avec la redingote et le tromblon,
et se débattant.

Mais j’ai la redingote, moi ! J’ai le tromblon ! Je ne demande pas mieux !

Un bourgeois.

Ça n’y fait rien ! En vertu de la solidarité !…

Dominique.

Je boirai le bouillon !

Les bourgeois.

Silence !

Dominique.

J’en ai même besoin !

Les bourgeois.

Insolent !

On le bâillonne, et on les enferme tous les deux, au rez-de-chaussée, dans la prison qui est à droite, au second plan. — On les aperçoit à travers les barreaux.

La foule pousse un grand soupir de satisfaction.

Ah ! il s’agit maintenant de les moraliser un peu, de les catéchiser !


Scène VII.

Les Mêmes, LE GRAND PONTIFE.
Le grand pontife.

Ça me regarde ! C’est mon devoir, mon sacerdoce ! Je commence !

Infortunés ! vous êtes convaincus d’attentat contre la redingote et le pot-au-feu !

Les bourgeois, ricanant.

Ah ! ah ! ces messieurs n’en voulaient pas !

Le grand pontife.

De dédain pour l’Épicerie, de sentiments, idées, paroles, manières et costumes bizarres, en un mot d’excentricité !

Une voix.

La guillotine !

Le grand pontife.

Non, Messieurs ! Grâce au ciel, nos mœurs sont plus douces ! Nous ne demandons, misérables ! qu’à vous lessiver par le châtiment, à vous purifier par le remords, et même, nous voudrions que plus tard, si c’est possible, à force de bonne conduite, vous vous réhabilitassiez ! Le bouillon que vous avez rejeté, on vous l’ingurgitera de force, mais plus clair ; les murs de votre appartement seront embellis par des inscriptions morales, et ce sera, au lieu d’apprivoiser des araignées, votre distraction unique !

Les prisonniers s’agitent en remuant leurs bras
à travers les barreaux.

Je n’ai pas fini ! La juste fureur du peuple veut, puisque vous ne pouvez à présent nous faire aucun mal, que je vous assomme ainsi en vous disant un tas de choses ! Donc on tentera sur vous des expériences !…

Un petit râle se fait entendre à toutes les horloges au-dessus des portes, et huit heures sonnent. Au premier coup, tous les bourgeois tirent leur bonnet de coton de leur poche et le mettent sur leur tête. Le Grand Pontife s’interrompt subitement et se coiffe du sien en même temps.

L’heure de se coucher ! À demain !

Tous les bourgeois rentrent chez eux.

Scène VIII.

JEANNE, LE ROI DES GNOMES.
Jeanne, avec emportement.

Délivre-le ! délivre-le donc, ou je vais moi-même…

Le Roi.

Prends garde !

Jeanne.

Mais c’est par ta faute qu’il se trouve là, et que je l’ai perdu encore une fois !

Le Roi.

Par la tienne !

Jeanne.

Ah ! non content de m’avoir trompée !…

Le Roi.

Je ne t’ai pas trompée ! Je puis te donner tout ce que tu demandes, mais il m’est impossible d’agir sur tes sentiments comme sur les siens ; choisis mieux ! À ta première réquisition, je t’ai accordé les élégances du monde et les niaiseries qu’elles comportent ; à la seconde, la simplicité bourgeoise avec son cortège de laideurs. De quoi te plains-tu ? que te faut-il ?

Jeanne, après un long silence.

Eh bien ! je vais te le dire ; car je l’ai deviné enfin, lorsqu’au milieu de la populace qui l’enchaînait, le rêve de son cœur a jailli dans une explosion d’orgueil ! Ce que je veux ? Écoute : c’est un pouvoir tellement démesuré qu’il l’éblouisse ! Je demande des palais de basalte avec des escaliers de diamant, et à le faire asseoir auprès de moi sur un trône d’or, pour qu’il contemple de plus haut toutes les têtes de mes peuples esclaves prosternés dans la poussière !

Le Roi.

Bien ! bien ! Mais pas si fort, ma princesse, de peur de réveiller ces honnêtes populations.

Il tire de sa poche un bonnet de coton démesuré, se l’enfonce sur le chef et relève ses lunettes bleues. Son visage est effroyable, avec des dents jaunes, des yeux cernés jusqu’aux oreilles, tandis que son collier de barbe rouge, se développant sur les deux côtés, ressemble à deux gros plumets. La mèche de son bonnet de coton flamboie. Il disparaît avec Jeanne.


Scène IX.

Aussitôt le pot-au-feu, dont les anses se transforment en deux ailes, monte dans les airs et, arrivé en haut, il se retourne entièrement. Tandis que les flancs du pot-au-feu vont s’élargissant toujours, de manière à couvrir la cité endormie, des légumes lumineux, carottes, navets, poireaux, s’échappent de sa cavité et restent suspendus à la voûte noire comme des constellations.

Dès que l’obscurité est complète, on entend s’élever dans toutes les maisons un ronflement général.

Mais il se fait un bruit sec comme d’un barreau qu’on brise ; puis de la prison sortent deux ombres humaines, frôlant les murs et marchant sur la pointe des pieds. Paul apparaît d’abord, ensuite Dominique avec le tromblon et la redingote à la propriétaire, et portant sous ses bras ses deux bottes pour ne point faire de bruit. Il contemple un instant avec effroi les constellations-légumes.

Le ronflement général repart.

La toile tombe lentement.