Le Château des cœurs/Septième Tableau

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Le Château des cœurs
ThéâtreLouis Conard (p. 285-309).

SEPTIÈME TABLEAU.

LES ÉTATS DE PIPEMPOHÉ.

Le théâtre représente une vaste salle d’une architecture indo-moresque, ayant dans le fond une galerie (praticable) à doubles arcs correspondants, soutenus par des colonnettes géminées. Il y en a trois, et celui du milieu, faisant porte, s’ouvre sur l’escalier à trois marches par où l’on descend dans la salle.

Le salon a des poutrelles or et bleu, successivement. Les colonnettes sont en ébène avec des incrustations de nacre, et les arcades du côté extérieur de la galerie closes par des stores en petits bambous dorés.

Sur la plinthe qui supporte la galerie, comme sur toutes les murailles, des losanges vermillon et azur alternent dans la couleur noire.

À droite, une grande portière de cachemire. À gauche, sur un trône flanqué de chimères, à fond d’or mat et que surmonte un baldaquin de plumes blanches, Jeanne, en costume royal et éblouissante de pierreries, est assise dans une attitude impérieuse.

Près d’elle, debout, se tient son premier ministre (le Roi des Gnomes). Par derrière, des négresses agitent des éventails en plume de paon ; et devant elle, des nains barbus, habillés de rouge et accroupis sur leurs talons, occupent symétriquement tous les degrés du trône. Les deux derniers, en bas, soufflent à pleine poitrine sur deux cassolettes un peu plus hautes qu’eux.

Au milieu de la scène danse un groupe de bayadères, — tandis qu’au fond, devant chaque arcade et tranchant ainsi sur la couleur dorée des stores, il y a un géant, habillé d’une longue robe noire, et qui reste immobile.

Une musique langoureuse bourdonne. Les tourbillons des parfums montent lentement ; et la lumière du soleil, passant par les intervalles des roseaux, enveloppe tout d’une atmosphère ambrée.


Scène première.

JEANNE, LE ROI DES GNOMES, en premier ministre,
Les Nains, Les Danseuses.
Le Roi des gnomes, bas, à l’oreille de Jeanne.

Es-tu heureuse, maintenant ?

Jeanne, souriant.

J’espère l’être bientôt !

Les bayadères, après un de leurs pas et avant d’en recommencer un autre,
s’inclinent devant le trône.
Le Roi des gnomes.

Oui, c’est cela ! Tous te prennent pour la reine, morte la nuit passée, et l’erreur du peuple va durer. Tu n’as plus qu’à le retenir quand il viendra, mais sans te faire connaître, car n’oublie pas quelles conséquences terribles…

Jeanne.

Je sais ! Merci, bon génie, qui as eu pitié de ma tendresse, et puisque tu es mon premier ministre, ne me quitte plus.

Le Roi des gnomes.

Si parfois je m’écarte, ce sifflet d’or m’appellera.

Il lui donne un sifflet d’or, qu’il avait à son cou et qu’elle passe au sien.

La portière de cachemire faisant face au trône s’entr’ouvre, et il entre un nain d’aspect farouche, avec une aigrette à son turban, de très longues moustaches, et un bâton d’ivoire à la main. Il conduit, marchant au pas et effroyablement armés, une escouade de six géants. Tandis qu’il s’avance jusqu’aux pieds du trône pour se prosterner, les géants s’alignent en haie contre la muraille et y restent immobiles.


Scène II.

Les Mêmes, Le Nain, général des géants, puis Un Officier
puis Le Chancelier.
Le nain, après sa prosternation, se retourne
vers les géants.

Plus haut, drôles ! plus haut ! Le menton levé ! Qu’est-ce qu’une tenue pareille !…

Tous les géants tremblent d’effroi devant lui.

Place au messager des désirs de la souveraine !

En gardant le dos toujours collé contre la muraille, ils s’écartent de droite et de gauche ; et alors paraît un officier en turban rose, avec des gants de mousseline claire, une veste bleue et un large sabre suspendu contre sa hanche par un baudrier.

L’officier, ayant fait un long salut.

D’après les ordres de Votre Majesté sublime, nous venons de hacher en petits morceaux les douze misérables qui ne se sont pas prosternés assez vite, hier, quand vous passiez dans le bazar des soieries sur votre éléphant blanc.

Jeanne.

D’aprés mes ordres… par morceaux… mon éléphant… ?

L’officier, souriant.

Il ne s’agit pas de votre trois fois divin éléphant blanc, Majesté, ce ne sont que des hommes.

Jeanne, indignée.

Malheureux !

L’officier la regarde, ébahi.
Le Roi des gnomes, bas.

Tu te compromets par cette indignation. Pense donc a lui, à ton but, et récompense ce bon serviteur pour son exactitude.

Jeanne.

Jamais je ne pourrai !

Le Roi des gnomes.

Il le faut cependant !

Jeanne, d’une voix hésitante.

C’est bien, nous sommes contente, va !

L’officier sort. — À part.

Ah ! mon Dieu ! qui m’aurait dit que j’aurais le courage… ?

Le Roi, à part.

Allons ! elle commence bien !

Entre le Chancelier, vêtu d’une grande pelisse bordée de fourrures par-dessus sa robe verte, avec un bonnet d’astrakan, un encrier dans sa ceinture noire, et à la main gauche, entre les doigts, plusieurs longues bandes de papier.

Le chancelier.

Je me hasarde sous vos puissants rayons, lumière des étoiles, pour vous faire observer qu’il manque à cette place votre auguste sceau !

Jeanne.

Qu’est-ce ?

Le chancelier.

Votre Majesté, sans doute, se rappelle l’insolence de cet homme qui osa pleurer en sa présence, avant-hier, sous le prétexte qu’il mourait de faim ?

Jeanne.

Je… ne me souviens pas.

Le Roi, bas.

Tu te souviens, au contraire.

Le chancelier.

C’est l’ordre pour son exécution immédiate !

Jeanne.

Horreur ! Retirez-moi cela !

Le Roi, au chancelier.

Donne, je m’en charge ! Sortez, vous tous !

Jeanne.

Oui, sortez !

Le nain sort, suivi des six géants, dont les têtes touchent aux voussures des arcades dans la galerie. Les bayadères s’en vont ensuite, et les nains, accroupis sur les marches du trône, sauf un seul qui demeure à demi caché.

Le Roi, désignant les deux géants du fond près des stores.

Ceux-là peuvent rester, étant muets.


Scène III.

LE ROI DES GNOMES, JEANNE.
Jeanne, descendant du trône.

Qu’as-tu donc pour exiger cette mort ?

Le Roi.

Moi ? Oh ! pas le moindre motif !

Jeanne.

Eh bien, comme j’ai le droit de pardonner…

Le Roi.

Pardonner ? Mais ils ne croiront jamais que tu sois la reine !

Jeanne.

Pour avoir pleuré ! quel crime ! elle était donc bien cruelle, l’autre !…

Le Roi.

Elle était forte. Imite-la !

Jeanne.

Il m’est impossible cependant…

Le Roi.

Tu veux donc te perdre, et pour un scrupule indigne de ce pouvoir tant rêvé, quand il te le faudrait plus fort que jamais…

Jeanne.

Que dis-tu ?…

Le Roi.

Car bientôt, tout à l’heure peut-être, tu auras à tirer d’un péril mortel ton frère et ton amant.

Jeanne, après un long silence.

Et tu crois que ce papier…

Le Roi.

Il ne s’agit que de retourner dans tes mains ton sifflet d’or et d’en appuyer le pommeau sur cette cire rouge.

Jeanne.

Oh ! non ! c’est trop horrible !

Le Roi.

Mais si le peuple se révolte, s’il te chassait ? Je ne peux rien sur les multitudes, moi ! Il est accoutumé chaque jour à des supplices. Tu le prives de sa joie, il va douter de sa reine.

De grands cris s’élèvent au dehors.

L’entends-tu ?

Jeanne, prêtant l’oreille.

En effet !

Voix lointaines.

Vengeance ! La mort ! la mort !

Le Roi des gnomes, à un des géants près des stores.

Relève !

Le géant, sans monter sur les marches, allonge le bras et il relève d’un seul coup jusqu’en haut le store de bambous dorés qui ferme l’arcade extérieure du milieu de la galerie. On aperçoit une ville orientale, minarets, coupoles.

Jeanne gravit vivement les trois marches
et se penche pour voir.

Quelle foule ! et avec des piques, des haches, des épées ! La voilà qui bat contre les portes du palais !

Le Roi.

Hâte-toi donc, malheureuse ! pour sauver ceux que tu aimes !

Jeanne.

Donne !

Elle repousse le papier.

Non ! non !

Le Roi des gnomes.

Garde au moins le pouvoir quelque temps, ne fût-ce qu’un jour, une heure, et que ce supplice montre…

Jeanne, emportée.

Eh bien ! qu’il ait lieu quand je n’y serai plus !

Le Roi, servilement.

Demain, si tu veux ; tes désirs sont des ordres, Majesté. Voilà.

Jeanne, apposant vite le cachet.

Oui, demain !

Le Roi remet le papier au nain resté près du trône.

Cours !

Le nain se précipite à droite par la portière,
en riant à gorge déployée.

Eh ! eh ! il est d’humeur folâtre, ce bouffon !

Jeanne, se tordant les mains.

Miséricorde de Dieu ! si j’avais su tout cela… !

Le Roi des gnomes, à part.

Nous la tenons ! Elle a été coquette, puis stupide ; elle devient cruelle ! C’est complet !

Cris de joie et applaudissements au dehors.

Ton peuple te remercie, ô reine !

Jeanne.

Mais un grand bruit de pas se rapproche !…

Les voix, de plus près.

La mort ! la mort !

Le Roi, tout en remontant jusqu’au fond, au delà des trois marches,
contre la grande baie du milieu.

C’est qu’il vient lui-même jusqu’ici, pour aider à tes bourreaux et jouir de ton aspect trois fois saint. Entrez !

Alors s’avance par la galerie d’abord le nain général, puis derrière lui des nègres portant sur leur épaule le bout d’une énorme chaîne qui attache Paul et Dominique. Un flot de peuple les accompagne.

Tout ce cortège, avec le nain en tête, descend les marches de l’escalier et se déploie au fond contre le petit mur de la galerie, laissant au premier plan Paul et Dominique en haillons, très pâles, les yeux hagards, tandis que le Roi des Gnomes reste sous l’arcade du milieu et que les géants en robe noire, dominant par derrière la multitude, se tiennent toujours immobiles devant les stores dorés.


Scène IV.

JEANNE, LE ROI DES GNOMES, PAUL, DOMINIQUE, Le Nain général, Nègres, Foule, etc.
Jeanne, apercevant Paul.

Lui !…

Puis elle s’est contenue, et quand il se trouve en face d’elle,
au nain :

Enchaînés ! Pourquoi ?

Le nain, général des géants.

Ils ont franchi les limites de vos États, Majesté !

Jeanne.

Eh bien ?…

Le Roi des gnomes, descendant vers elle
par le côté gauche.

N’est-ce pas le plus grand des crimes, ô lumière des étoiles ?

Jeanne, comprenant.

Ah !… en effet… certainement ! Vous avez bien agi, général ! et vous aussi, les noirs !… et vous aussi, mon peuple !… Mais… en raison même de cet excès d’audace, nous désirons interroger les deux coupables, seule !

Au roi des Gnomes.

Sans notre premier ministre !

Il s’incline.

S’il est besoin de vous… (lui montrant le sifflet) on vous appellera, vous savez !

Il disparaît brusquement par une trappe, dans le trône.

Comment ? disparu déjà ?… Je ne l’ai pas vu sortir !

À demi-voix.

Ah ! tant mieux, il nous importunerait !…


Scène V.

JEANNE, PAUL, DOMINIQUE, puis LE ROI DES GNOMES.
Jeanne, après que la foule s’est écoulée.

Bien que je sois la reine, il me faut subir pourtant les lois de ce pays. C’est en vertu d’elles que mon peuple vous a tout à l’heure arrêtés. J’ai dû, quand il était là, lui donner raison. À présent je vous pardonne, vous êtes libres !

Dominique, à part.

Quelle bonne femme !

Jeanne.

Je veux d’abord vous retirer ces chaînes, sans que personne le sache toutefois, excepté le premier ministre. — Où est-il ? — Ah ! le sifflet !

Elle siffle. Le Roi des Gnomes, à l’instant, se trouve près d’elle.
Dominique, à part.

D’où sort-il donc, celui-là ? Je n’aime pas ces manières d’entrer ! Quand nos affaires allaient si bien !

Paul, considérant le Roi des Gnomes.

C’est étrange ! Je l’ai déjà vu… mais oui !… Dans ce bal… ou plutôt… ne serait-ce pas l’homme du cabaret ? Il y a là-dessous… quelque piège…

Jeanne, au Roi des Gnomes.

Faites tomber leurs chaînes !

Bas.

J’avais besoin du secret… tu m’excuses ?

Le Roi.

Sans doute !

Haut.

Oh ! immédiatement, Majesté !…

Il s’avance gravement vers les deux prisonniers, et sans effort, rien qu’en les touchant, il brise leur chaîne, anneau par anneau, avec ses doigts. Les tronçons tombent sur le sol, avec un grand bruit de fer.

Dominique.

Tudieu ! quel poignet !

Paul.

C’est lui !

Il se penche pour l’examiner ; le Roi des Gnomes a disparu.
Jeanne, à part.

Aussi discret que dévoué, ce bon génie !

Haut à Paul.

Mais qui vous gêne encore ? Cependant, voyez vos mains, elles sont délivrées ; toutes ces portes, elles sont ouvertes. N’avez-vous rien à nous dire ?…

Paul, froidement.

Des remerciements, il est vrai !

Jeanne, piquée.

Ah !… c’est tout ?…

Paul, lentement.

Que demandez-vous de plus ? Sais-je d’ailleurs quel motif… ?

Dominique, à part.

L’imprudent !

Haut.

Ah ! Majesté, reine, déesse, reflet de la lune, nos cœurs débordent de reconnaissance !…

Jeanne.

Bien ! — Plutôt que de continuer vos courses périlleuses, il serait meilleur pour vous de rester dans ce royaume.

Dominique.

Certainement ; moi, j’accepte !

Jeanne, à part.

Il ne répond pas !…

Haut.

Je dis dans cette ville, à ma cour, où je vous offrirais quelque fonction.

Paul, brièvement.

Je refuse !

Jeanne.

Même celle de premier ministre.

Paul.

Oui !

Jeanne, à part.

Que veut-il donc ?…

Elle étend son bras vers l’arcade du milieu ouverte.

Regarde ! Voici la capitale de mes États, ma grande ville de Pipempohé, elle à vingt-quatre lieues de tour, trois millions d’habitants, six fleuves qui la traversent, des palais d’or, des maisons d’argent, et des bazars tellement interminables qu’il faut un guide pour vous conduire dans la forêt de leurs piliers de cèdre. Je te la donne.

Paul.

Je n’en ai pas besoin !

Jeanne.

Ah ! quel orgueil !

Au géant qui est au fond, à droite.

Relève !

Le géant relève, comme a fait l’autre, le store de bambous dorés.
On aperçoit un golfe semé de navires, une forêt plus loin.

Et tu auras mon port, mes marins, mes vaisseaux, toute la mer, avec les îles et les contrées que l’on découvrira.

Paul.

À quoi bon ?

Jeanne.

Tu accepteras ceci, j’espère !

Au second géant.

Relève !

Le géant relève le store de gauche et l’on aperçoit, entre des rochers noirs et d’aspect horrible, un grand bloc éclatant de blancheur.

Cette montagne est toute en diamant. Les magiciens qui sont à mon service la couperont, et je te fournirai des éléphants pour en emporter les morceaux.

Paul.

C’est un bagage trop lourd, Majesté !

Jeanne.

Est-ce mon trône que tu désires ?… Je puis t’y faire asseoir près de moi !…

Avec tendresse.

et même en descendre, pour que tu y restes seul ?

Paul.

Ma place est plus loin ; j’ai une tâche à exécuter.

Jeanne.

Ah ! Et si je t’en empêche ?

Paul.

Elle se trouve au-dessus de tous les pouvoirs !

Jeanne.

Mais si je te retenais ?

Paul.

J’aurais encore la liberté de vous haïr !

Jeanne.

Me haïr ! — Et tu refuses mon trône ? Qu’est-elle donc, cette mission si extraordinaire ?…

Paul.

Personne, je vous le dis, n’en doit rien savoir.

Jeanne.

Mais moi ?

Paul.

Vous surtout !…

Jeanne.

Quelle audace !

Dominique, bas.

Monsieur ! Monsieur ! pas de folies ! D’un mot elle peut faire sauter nos têtes comme deux volants ; si vous ne voulez pas, refusez avec politesse ! du calme ! de l’astuce !

Paul.

Eh ! je ne crains rien ! À mesure que je me rapproche du but, il se fait des lumières dans mon esprit. Et vous qui m’apparaissez maintenant sous la figure d’une reine au milieu d’épouvantes et de somptuosités, vous n’êtes rien autre chose que cette même femme qui a déjà voulu m’arrêter par d’absurdes élégances, et qui plus tard a tâché de me séduire avec les charmes d’un bonheur vulgaire. Ah ! je vous connais.

Jeanne, à part.

Malheureuse ! à moitié seulement, et pour m’exécrer davantage.

Paul.

Car vous n’êtes, avouez-le donc ! que l’instrument des génies funestes ! Mais je ne succomberai pas plus sous votre puissance que je n’ai été vaincu par les autres tentations ! Accumulez les obstacles ! Ma volonté est plus solide que vos citadelles et plus fière que vos armées.

Jeanne.

Insensé !

Appelant.

Les nègres ! les nègres !

Arrivent quatre nègres avec des poignards. — Aux deux premiers.

Approchez, vous deux !… Tirez vos poignards.

Ils marchent sur Paul et Dominique en levant leurs longs coutelas. Paul reste impassible ; Dominique est presque évanoui de terreur. Froidement.

Tuez-vous !

Les deux nègres tremblent et hésitent.

Avez-vous entendu ?

Ils se percent de leurs poignards et tombent morts.
Aux deux autres.

Emportez cela !

Les deux nègres survivants emportent les deux cadavres.
À Paul.

Doutes-tu encore de ma puissance ?

Dominique, à genoux, les mains jointes.

Non ! non ! Moi, d’ailleurs, je n’ai rien dit !

Jeanne.

Penses-tu qu’avec un peuple pareil je manque de moyens pour te contraindre ? J’ai ma tour de fer, bâtie sur un roc d’airain, dans un lac de soufre ; et au-dessus d’elle, pour empêcher de fuir par les airs, il y a continuellement quatre griffons tenant des nuages dans leur gueule et qui tourbillonnent en regardant sous eux. J’ai au fond d’un puits de marbre, après des centaines d’escaliers, un cachot plus étroit qu’un cercueil, dont les pierres vous dévorent, et où les captifs ne peuvent pas mourir ! Mais je te ferais, s’il me plaisait, écraser sous mes chariots, brûler dans mes fours à porcelaine, dévorer par mes tigres, ou boire d’un tel poison qu’immédiatement tu disparaîtrais et qu’il ne resterait de toi sur la terre, pas plus que d’une goutte d’eau évaporée ! Eh bien… va-t’en !… tu es libre.

Paul, croisant les bras.

De quelle façon ?

Jeanne.

Tu peux sortir de mon royaume.

Paul fait un geste de doute.

Oui, sans que personne t’en empêche.

Paul.

Qui me l’affirme ?

Jeanne déchire son écharpe au-dessus de la frange,
et y imprime son cachet.

Mon nom sur cette bribe de satin suffira pour vous mener jusqu’aux frontières… et peut-être, un jour, si tu la conserves, tu t’accuseras d’avoir répondu par des outrages aux offres les plus magnifiques et les plus tendres que jamais un homme ait reçues d’une reine !

À Dominique, lui tendant le sauf-conduit.

Tiens, prends !

Avec un geste d’autorité.

Sortez !

Ils s’en vont par la galerie.
Jeanne les suit du regard pendant longtemps.

Scène VI.

JEANNE, seule.

Que lui ai-je donc fait, pour qu’il me fuie toujours ? Il m’a été impossible de l’éblouir avec mon pouvoir, et ma générosité ne l’a pas ému !

Elle marche lentement en regardant les murs.

Qu’ai-je besoin de tout cela maintenant, puisqu’il le refuse !… Je vais abandonner ce royaume… et le suivre… partout… de loin…

Elle s’affaisse sur les degrés du trône.

Ah ! j’avais plus de bonheur autrefois, quand je n’étais qu’une laitière. Un jour… je me rappelle… je suis venue dans sa mansarde, il me vanta ma jolie figure… mes mains qu’il a presque portées à ses lèvres… Et aujourd’hui non seulement il ne me reconnaît plus, mais il me hait. Par quelle fatalité ? Et pourquoi se trompe-t-il sur ces bons génies, quand ils ne travaillent au contraire qu’à notre félicité commune.

Des éclats de rire stridents éclatent au dehors, à gauche,
derrière le trône.

Ah ! ce sont mes petits bouffons, dans la salle à côté, qui s’amusent !

Un bruit de voix joyeuses s’élève.

Quelle gaieté !


Scène VII.

JEANNE, LE ROI DES GNOMES,
entrant de côté, dans son costume de gnome.
Jeanne, à sa vue, pousse un cri d’effroi.

Qu’est-ce donc ?

Le Roi.

Rien ! Nous nous amusons beaucoup ! tu l’as dit !

Jeanne.

Ces voix tout à l’heure, cette apparence… que signifie… ?

Le Roi.

Ceux qui rient là, à côté, ce sont les génies acharnés à ta perte, comme à celle de ton amant. Moi qui t’ai conduite partout, conseillée et fait semblant de te servir, je suis leur maître, le Roi des Gnomes.

Jeanne, atterrée.

Le Roi des Gnomes !… des Gnomes !…

Le Roi.

En vertu de ma volonté, jamais il ne t’aimera, et, à peine arrivé sur nos terres, il est perdu.

Jeanne.

Impossible ! Je cours après…

Le Roi.

Il est trop tard et quand même il reviendrait, je suis sûr de sa défaite.

Jeanne, avec impatience.

Non ! non ! non ! Je vais donner des ordres.

Le Roi.

Oh ! tant qu’il te plaira !

Jeanne.

Tu vas t’y opposer, n’est-ce pas ?

Le Roi.

Au contraire ! Tu seras obéie ponctuellement. Essaye.

Le Roi des Gnomes sort en riant ; et les rires,
dans la coulisse, redoublent.

Scène VIII.

JEANNE, seule.

Que me veulent-ils donc contre lui ? et dans quel but ? Qu’importe ! un péril le menace. Il y tombe, peut-être ? Il est perdu. Ah ! qu’il revienne ! Que faire ensuite ? Je n’en sais rien. Nous fuirons.

Appelant.

Général !

Le nain, général des géants, paraît.

Oh ! non, pas lui ! C’est un des leurs ! D’autres ! le chef de ma garde, le chancelier, des soldats, quelqu’un ! Venez donc ! venez donc !


Scène IX.

JEANNE, Un Officier avec des soldats, Le Chancelier.
Jeanne, à l’officier.

Ces deux étrangers partis tout à l’heure, cours après ! Malgré notre sauf-conduit royal, quoi qu’ils fassent, tu m’entends, je les veux ! ramène-les ! Tu m’en réponds sur ta tête !… Plus vite.

L’officier et les soldats sortent par la droite. — Au chancelier.

Pourquoi donc t’ai-je appelé, toi ?… Ah ! tu dois avoir encore entre tes mains l’ordre de supplice de cet homme… tu sais… qui a pleuré l’autre jour.

Le chancelier, avec une grande révérence,
le lui montrant.

Le voici, gracieuse Majesté.

Jeanne.

Donne !

Elle le déchire en morceaux.

Je lui fais grâce !…

Le chancelier la regarde, stupéfait.

Oui ! entièrement grâce !… Va le délivrer toi-même, et tu auras soin qu’on lui porte, pour qu’il n’ait plus faim à l’avenir, trois tonnes d’argent et la charge en blé de quatre dromadaires.

Fausse sortie du chancelier.

Écoute donc ! Il doit y avoir beaucoup d’esclaves dans mes jardins ? Qu’on brise leurs chaînes et qu’on les renvoie, sur des vaisseaux, dans leur patrie ! Ensuite, tu prendras aux magasins du palais tous les vêtements qui s’y trouvent : les dolmans de fourrures, les vestes en brocart d’or, les robes tissues de perles, et tu les distribueras aux habitants de ma ville, en commençant par les plus pauvres !… Reviens ! Je n’ai pas fini ! On tirera des arsenaux toutes les armes, et l’on en fera sur les places de grands bûchers qui réjouiront les veuves ! Comme j’ai trop de parfums, qu’on les jette par les fenêtres pour laver les rues ! J’ordonne qu’il n’existe rien des commandements portés jusqu’à ce jour en mon nom ! Je veux qu’il n’y ait plus dans mon royaume une seule douleur, mais un même sourire de joie sur la face de tout mon peuple ! Rien, maintenant, que des larmes d’allégresse et des bénédictions pour moi !

Paul et Dominique rentrent à droite, par la portière,
avec l’officier et les soldats.

Ah !

À l’officier.

C’est bien ! Laissez-nous !


Scène X.

JEANNE, PAUL, DOMINIQUE.
Paul, ironiquement.

Je me doutais de cette clémence, ô Reine !

Jeanne.

Malheureux qui me calomnies encore ! Écoute, il y va de ton salut.

Dominique.

Peut-être du mien ! Miséricorde !

Jeanne.

De ta vie !

Paul.

Que vous importe ?

Un long silence.
Jeanne.

C’est à moi que tu le demandes, toi !… toi, Paul de Damvilliers !

PAUL. Qui vous a dit mon nom ?

Jeanne, fièrement.

Eh ! que t’importe à ton tour ?

Silence.
Paul.

Ah ! je comprends. En effet, vous avez pour vous la science des Gnomes ; moi, j’ai la protection des Fées. Je vous défie.

Jeanne.

Ah ! oui, insulte-moi, méprise-moi, exècre-moi bien ! Mais au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, par les âmes de ceux qui te sont les plus chers, par pitié pour toi-même, je t’en supplie, reste, reste ici !

Paul.

Je partirai, cependant !

Jeanne.

Pourquoi donc t’obstines-tu à ne jamais me croire ?

Paul.

C’est que vous m’avez déjà trompé sous tant de formes ! Tout à l’heure encore, vous m’accabliez d’offres et de protestations, et puis à propos de rien, subitement, voilà que vous reprenez avec violence cette liberté que vous aviez eu tant de mal à fournir !

Jeanne.

Mais tu ne sais pas que tu te précipites à une mort certaine, puisque je ne le savais pas moi-même. Jusqu’à présent, j’étais la victime d’esprits infernaux dont je ne soupçonnais pas les desseins.

Paul.

Ah ! c’est un autre artifice maintenant ?

Jeanne.

Non, je te jure. Ne t’en va pas !

Paul.

Eh ! tous les hasards sont moins périlleux que vos serments.

Jeanne.

Regarde-moi donc. Est-ce que j’ai l’air de mentir ?

Paul.

Un nouveau piège ! Car plus je vous considère, et plus votre visage, évoquant pour moi des souvenirs lointains, m’en représente un autre… celui d’une jeune fille.

Jeanne.

Achève !

Paul.

Elle valait mieux que toutes les reines ; et j’aurais bien fait peut-être de retourner en arrière dans ma vie, plutôt que de toujours poursuivre en avant !

Jeanne.

Grandeur de Dieu ! quelle punition !

Paul.

Rien qu’une justice !

Jeanne.

Mais c’est affreux ! Tu ne me reconnais donc pas, quand tu sauras… quand je te dis… !

Le Roi des Gnomes, apparaissant tout à coup.

Prends garde !

Paul, à part.

Encore lui !

Jeanne.

Je ne t’ai pas appelé, toi ?

Le Roi des Gnomes, avec un grand salut.

Raison de plus pour venir, ô Reine !

Jeanne.

Va-t’en, va-t’en ! Je le sauverai seule !

Le roi des gnomes.

Mais tu vois bien que le misérable lui-même ne veut pas de ton secours.

Jeanne, à Paul, qui est déjà remonté au milieu de la scène.

Grâce ! Reviens !

Paul.

Jamais !

Il entraîne Dominique immobile de terreur, et s’en va par le fond.
Jeanne.

Au nom du souvenir dont tu parlais tout à l’heure ! Dussé-je pour te convaincre donner ma vie !…

Paul.

Je n’en ai que faire de vos dons !

Jeanne.

Écoute, je suis…

Paul et Dominique ont disparu. Le Roi des Gnomes étend sa main
sur Jeanne qui balbutie d’une voix mourante :

Jeanne la laitière !

Elle tombe comme foudroyée sous la main du Roi des Gnomes… Alors, toutes les marches du trône s’entr’ouvrent ; et les Nains, avec les têtes des Gnomes qu’ils avaient au premier tableau, s’élancent autour d’elle, dansant et chantant.

Elle est morte, elle est morte ! personne désormais ne nous contrariera. Enfin ! nous triomphons ! Haha ! haha ! haha !

La Reine des Fées, apparaît debout sur le trône.

Non, elle n’est pas morte !

Elle descend gravement les marches du trône et étend son manteau
sur Jeanne pour la défendre.

Son abnégation l’a sauvée !

Les Gnomes, reculant, font un cercle au milieu duquel se trouve Jeanne
et la Reine des Fées.