Le Château vert/02

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 13-23).

CHAPITRE II

Le 15 septembre, au Château Vert, Philippe avait tenu sa promesse. À la fraîcheur de l’heure encore matinale, il se promenait dans le bosquet de pins en compagnie des Jalade.

— Votre saison a été bonne ? leur demanda-t-il.

— Très bonne, répondit Benoit, Depuis deux jours nous sommes au calme. Mais je suis sûr que nous aurons du monde tout le long de l’année. Aussi, je ne fermerai pas l’établissement.

— Parbleu ? s’écria Philippe, trop soucieux de sa tranquillité pour contrarier les illusions de ses amis, ce qui d’ailleurs eût été inutile.

Mme Jalade, toute réjouie en ronde corpulence, confirma, non sans affecter une sage modestie, les déclarations de son docile Benoit :

— Nous aurons ici la saison d’été et la saison d’hiver, comme sur la Côte d’Azur.

Ah ! qu’elle enviait, parfois avec une sorte de rage, la fortune solidement assise des Ravin ! Ce qui la consolait en sa médiocrité présente, et certainement passagère, c’était la certitude, ou presque, — car on n’est jamais sûr, — que Philippe épouserait Thérèse. C’est pourquoi les Jalade choyaient celui-ci comme un fils, et ils profitaient de l’occasion pour lui faire des confidences. Philippe était un jeune homme tellement sérieux qui avait le goût des affaires sérieuses !

— Crois-tu, Philippe, repartit Mme Jalade. Je conseille à Benoît de construire un casino : qu’en penses-tu ?

— Sans doute. Excellente idée. Mais ça coûte cher, un casino, surtout aujourd’hui : la construction, l’entretien, le personnel.

— J’ai prévu tous les frais. Et aussi que la clientèle les paiera. On viendra de partout au casino du grau : avec des autos, c’est très facile. Que la fréquentation de notre casino devienne à la mode, voilà l’essentiel !

— Et voilà justement le difficile,

— Bah ! Il faut voir grand.

— Pas trop grand.

— Quelle prudence tu as, à ton âge ! Je parie que ton père approuvera mes initiatives, lui qui n’a pas hésité à se lancer dans le grand commerce des vins.

Mme Jalade avait pris une gravité boudeuse, un pli au front. Elle semblait maintenant commander le silence lorsque d’un pas alerte Thérèse arriva, orgueilleuse d’arborer une robe verte qui froufroutait sur ses genoux et des sandales neuves à rubans verts.

— Eh bien ! Philippe, pourquoi restes-tu là ?

— Je ne suis pas en mauvaise compagnie, je suppose !

— Tu n’as pas encore vu la mer. Viens !

Pareils à deux fiancés, ils s’en allèrent côte à côte vers le quai de l’Hérault. Thérèse était si contente qu’elle ne parlait pas. Sur la plage, peu de baigneurs. C’est qu’en ce mois de septembre le travail des vendanges sur le littoral réclamait la présence des citadins aussi bien que des paysans. Quelques groupes épars de promeneurs animaient à peine la longue étendue de sable, qu’interrompait au loin une coulée de laves qui continue sous la mer jusqu’à l’ilot fortifié de Brescou, l’ancienne bastille de la province du Languedoc. La mer balançait lourdement ses vagues, bourdonnait de ses voix d’orgue, immense sous la voûte du ciel, où de temps à autre la brise passait en coup d’éventail.

— Tu ne désires pas te baigner ? dit Thérèse.

— Non. Le bain me fatigue.

— Comme tu te soignes !

Philippe ne répondit mot, sans qu’elle s’en offusquât. Il aimait le silence. Peut-être était-il saisi par la splendeur du spectacle, toujours nouveau, du ciel et de la mer confondant leurs lumières. Thérèse lui disait des gentillesses et riait. Il riait également, amusé de ses flatteries parfois espiègles. Mariette était-elle aussi gaie, aussi exubérante que Thérèse ? Ah ! quelle joie il aurait de la rencontrer un jour sur cette plage familière et d’y trouver avec elle la poésie de ce paysage si simple en sa noblesse ! À cette pensée d’amour il trouvait une saveur délicieuse de fruit défendu, et il oubliait par intermittences la présence de Thérèse qui bavardait constamment.

Midi bientôt. Les baigneurs quittaient la plage, Philippe et Thérèse, d’un même pas que l’épaisseur du sable rendait pénible, rentrèrent à l’hôtel. On déjeuna sur la terrasse, dans le décor vert enguirlandé des lianes de la vigne vierge, dont l’automne déjà colorait de pourpre et de cuivre les feuilles fanées. À table, Philippe se sentit, malgré lui, adulé comme un jeune roi. Dans la douce atmosphère d’espérance que les Jalade entretenaient chez eux, il n’y eut pour lui aussi que le plaisir de vivre.

— Que ferons-nous, cette après-midi ? demanda-t-il.

— Si tu veux, lui répondit Thérèse, nous irons faire une promenade en mer ?

— Volontiers.

— Té ! jusqu’à Brescou, sur le bateau des voyageurs.

À deux heures, la grosse cloche de l’embarcadère sonna. Thérèse et Philippe s’apprêtèrent avec entrain. Le vent s’était levé, un vent capricieux qui claquait en plis de drapeau dans le soleil. Presque en face du Château Vert, lorsqu’il franchit la passerelle branlante, Philippe se frotta les mains, en disant :

— Il ne fait pas chaud. Le temps se gâte.

— Ce ne sera rien, répliqua Thérèse.

Des baigneurs couraient sur le quai, à droite, à gauche, descendaient vers le primitif embarcadère. La cloche sonnait toujours. Le bateau était balourd, épuisé d’avoir près de cinquante ans transporté des barriques du port lointain d’Agde, aux ports de Cette ou de Marseille. Le pont s’encombrait de paquets de cordes, sur lesquels les passagers s’installaient à la bonne franquette. Thérèse et Philippe, debout, fiers, échangeaient des saluts avec les Jalade, qui s’avancèrent sur le quai, triomphants de montrer aux gens du voisinage l’union des deux enfants si braves.

La cloche se tut, et le bateau indolemment démarra. Au milieu du fleuve, une onde brusque le secoua, une onde de la mer avide qui sans fin assaillait les rochers des phares. La mer l’attira en ses profonds remous. Il vira non sans peine, vers la gauche, dans la direction de Brescou, qui en deçà de l’horizon présentait la forme d’une gigantesque bouée noire.

Philippe était installé à la proue dans le frémissement soyeux de la vague qui enveloppait de sa bouillonnante écume les flancs sourds du bateau. Thérèse, accoudée auprès de Philippe, respectait son silence cette fois. Ils étaient seuls. Malgré le vent, qui par rafales galopait sur la mer mugissante, Philippe jouissait par tout son être de s’abandonner à l’élan du voyage, comme dans un songe vers plus d’espace. Devant lui se précisait mieux, là-bas, dans le tourbillon du vent et de la lumière, la figure barbare de l’îlot de Brescou, les remparts de sa forteresse meurtris par les tempêtes, et tout autour de l’ilot les rocs de lave qui, gardiens fidèles, veillent depuis des siècles sur son isolement.

Philippe, intéressé par le passage d’une troupe de poissons dont les écailles avaient des lueurs de sang, se pencha sans prudence hors du bastingage. Éprouva-t-il tout à coup un vertige ? Le bateau, attaqué perfidement par la boule, inclina-t-il trop fort sa carcasse qui sous le choc geignit ? Philippe, incapable de résister à la secousse plongea dans le gouffre chargé d’écume. Thérèse, saisie d’horreur, demeura sans voix une seconde. Puis, tandis que les passagers, affolés, jetaient des cris d’alarme, elle se pencha sur le gouffre, tendant les bras en pleurant de son impuissance. Philippe était déjà hors d’atteinte lorsque le batelier, à tout hasard, lança un de ses cordages à la mer.

Par bonheur, vêtu d’un léger costume de flanelle chaussé de sandales, Philippe nageait vers la barque de sauvetage, qu’il n’atteignit néanmoins qu’au bout de dix minutes. Que c’est long, dix minutes ! Exténué de fatigue courageux, il s’offrit habilement à l’étreinte du vieux sauveteur qui le hissa dans sa barque. Mais, sous la bâche, dont celui-ci le recouvrit avec soin, il tremblait de froid.

Le bateau avait rebroussé chemin, l’Hérault était loin encore. Il fallut plus de trois quarts d’heure, par une mer plus tumultueuse, pour aboutir au débarcadère. Thérèse, se dérobant à toute consolation, se précipita sur la passerelle et, éperdue de douleur, elle courut au Château.

On avait couché Philippe dans la plus belle chambre, au premier étage, sur le quai, à l’extrémité d’un couloir qui la séparait de l’appartement des Jalade. Thérèse tout de suite voulut voir Philippe.

— Non ! non ! se récria sa mère. Ça ne serait pas convenable.

— Pourquoi ? Philippe aura plaisir à me voir.

— Je ne dis pas non. Mais il lui faut du repos, pas d’émotion.

— Enfin, bon !… Il est ici. Je le verrai bientôt… Et dis-moi, est-ce que vous avez prévenu ses parents ?

— Non. Té ! Dans tout ce désordre… Et un médecin… Il faut téléphoner.

— Je m’en vais à Agde.

— Pas toi. Ce n’est pas ton rôle. D’abord, tu ne saurais pas prendre les ménagements nécessaires.

— Par exemple !… Au contraire. Dis-moi seulement s’il va bien.

— Oui, assez bien. Il dort.

— Ah ! tant mieux !… Dis, maman, je crois que ce ne sera rien ?

— Non, va.

— Je vais à Agde… Si ! Si !…

Mme Jalade, pour ne pas inquiéter sa pauvre enfant, dissimulait la vérité. Car Philippe dans son lit demeurait inerte, blanc comme un linge, toujours frissonnant de froid, malgré les fers chauds que l’on posait à ses pieds, malgré les couvertures et l’édredon qu’on entassait sur les draps. Quel accident effroyable ! On était si content tout à l’heure ! Et maintenant, n’accuserait-on pas les Jalade d’avoir manqué de prévoyance ?

Tandis qu’Irène dans le petit salon séparant sa chambre de la chambre de Thérèse sanglotait entre les bras de son mari, Thérèse partait pour Agde. Accablée sur le siège de la voiture, elle trépignait d’impatience, quelquefois gémissait : « Pourvu qu’on ne m’accuse pas, moi ! »

Il était quatre heures. La magnificence du paysage sous le souffle du vent plus calme qui ridait à peine le fleuve et ne tourmentait guère la brousse des vignes ravagées par la vendange, laissait Thérèse indifférente. Au castel des Ravin, dès le vestibule, elle entendit le rire sonore d’Eugénie, la mère de Philippe. Celle-ci, dans son boudoir familier, se divertissait des commérages qu’une amie lui racontait à propos d’un professeur du collège.

Thérèse, si gaie d’ordinaire, se présenta timidement au seuil du boudoir. Les doigts au menton, interloquée par la présence d’une dame qu’elle ne connaissait pas elle ne bougea plus. Eugénie subitement cessa de rire. Pétrifiée de surprise, elle regarda Thérèse, qui semblait près de pleurer, et elle comprit qu’elle allait entendre un mauvais message.

— Tu es seule, petite ! Qu’y a-t-il ?

Elle se dressa d’un sursaut ; Thérèse s’avança d’un élan rapide. Elles s’embrassèrent.

— Qu’y a-t-il ?… Un malheur ?

— Oh ! oui, un accident bien regrettable.

— À Philippe ?

— On se promenait en bateau, et Philippe est tombé à la mer !

— À la mer !

— Il est sain et sauf. Il repose dans un bon lit, une belle chambre.

— Ô mon Dieu ! Mon Dieu !… Je viens avec toi !…

S’excusant auprès de la dame, son amie, de la triste obligation où elle était d’interrompre leur entretien, Eugénie dit à Thérèse :

— Au lieu d’aller au magasin informer François de cette méchante nouvelle, ce qui nous prendrait trop de temps, je vais lui téléphoner. Ensuite, je monterai à ma chambre… Une minute !

Eugénie se rendit en hâte dans le coin du vestibule où était installé, sous la rampe de l’escalier, derrière un rideau, l’appareil du téléphone. L’appel ne tarda guère. Elle téléphona d’abord à son médecin, puis à son mari. Thérèse, très attentive, ne put percevoir que quelques mots de la dernière conversation, lorsque Eugénie, énervée peut-être, éleva la voix, à son insu : « — Oui, ce ne sera rien. Alors, je dînerai là-bas. Tu viendras m’y rejoindre. Oui, parfait ! À ce soir !… »

Eugénie monta précipitamment à sa chambre, s’apprêta sans souci de coquetterie, rassembla dans une valise un peu de linge et descendit. À sa vieille cuisinière, qui s’était avancée sur la porte de la cuisine, elle donna ses instructions. Et poussant Thérèse par les épaules, elle gagna l’auto. À peine y était elle assise qu’elle interpella, d’assez mauvaise humeur, Thérèse, qui fermait à peine la portière.

— Dis-moi, petite, comment cela s’est-il passé ?

— Ma foi, si vite que je ne puis me l’expliquer moi-même.

— De Philippe qui est si prudent, un tel accident m’étonne. Est-ce que tu n’aurais pas pu veiller sur lui un peu ?

— Si ! Nous étions tout près l’un de l’autre. Seulement, des fois, quand je lui parle, il ne m’écoute pas. En tout cas, je n’y suis pour rien.

Eugénie ne répondit mot, se détourna de Thérèse, pour épier au loin l’horizon de la mer, et ne songeant qu’à l’insouciance, après tout redoutable, des gens du Château Vert. Ces brigands-là ne pouvaient décidément vivre que dans l’inquiétude, comme les poissons dans l’eau. Encore s’ils ne faisaient du mal qu’à leurs personnes, tant pis pour eux, pardi ! Mais ils ne permettaient pas aux autres de rester tranquilles. Ah ! mon Dieu, quelle patience il fallait avoir ! Et Eugénie exhalait des soupirs d’affliction, maugréait des mots de colère, au point que Thérèse, affligée davantage, osa d’un geste de filiale tendresse lui saisir le bras. Aussitôt Eugénie eut un sursaut de protestation :

— Laisse-moi !…

Thérèse, dans son coin, éclata en sanglots. Elle oublia les dangers que pouvait courir Philippe, pour ne penser qu’à elle-même, à ses intérêts et à ses convoitises.

Sur le sable plus épais du chemin, le long de l’Hérault, l’auto roulait dans la joyeuse lumière, au vent frais qui maintenant soufflait des Cévennes. Dès qu’elle eut stoppé devant l’hôtel, Eugénie en descendit à la hâte, criant ;

— Thérèse, dépêche-toi !

Thérèse la conduisit au premier étage, dans le couloir des belles chambres. Là, Irène attendait, haletante d’angoisse :

— Ô ma bonne Eugénie !… Au moins ne t’alarme pas ! Ce ne sera rien.

— Espérons-le, mon Dieu !

Eugénie s’arracha aux effusions intempestives de son amie, et, réprimant sa douleur, elle pénétra sur la pointe des pieds dans la chambre de Philippe. Thérèse essaya de se glisser dans son sillage. Mais sa mère sévèrement l’écarta :

— N’entre pas ! pas encore !…

— Papa, où est-il ?

— En bas.

Thérèse se réfugia dans le petit salon qui séparait sa chambre de celle de Ses parents. Elle en laissa, par curiosité, la porte ouverte sur le couloir. Les moindres bruits la faisaient tressaillir. Bientôt le Dr Martin apparut, grave, soucieux, médecin Tant-pis, qui éternellement coiffé d’un beau gibus, des blancs favoris bien peignés sur une figure lunaire, semblait se rendre à un enterrement. Thérèse s’était empressée au-devant de lui. Dédaignant de saluer cette petite évaporée, qui ne pensait qu’à s’amuser, il disparut superbement dans la chambre du malade.

Une demi-heure après, M. Ravin, qui avait annoncé son arrivée pour le soir, se présenta inopinément, rouge d’anxiété, le front trempé de sueur. Thérèse, dont le cœur tremblait de crainte et d’amour à la fois, offrit de le guider.

— C’est ici, François.

— Je sais. Pas besoin de toi !… fit-il, en lui tournant le dos.

Sous l’injure nouvelle, Thérèse eut une défaillance. Elle s’affaissa sur son fauteuil et pleura, malheureuse d’être si lâchement maltraitée. Tout le monde lui reprochait donc cet accident aussi pénible que ridicule ! Et pourtant, en quoi avait-elle fauté ? Eh bien ! puisqu’on la blessait d’un injuste mépris, elle avait le droit d’infliger, à son tour, une sorte de châtiment à tout ce monde méchant, à sa mère même qui, pour la première fois, ne l’avait pas soutenue de son indulgence. Et puisqu’on ne l’acceptait pas au chevet de Philippe, elle eut l’idée, puérile et misérable, d’aller loin, dans la solitude, se consoler toute seule.

Elle s’élança dans le couloir, descendit l’escalier et s’en fut au hasard, par le bosquet de pins. Dans le sentier des dernières vignes, qui viennent le long des haies d’amarines mourir sur les bancs de sable, elle s’engagea délibérément. Sur la plage, il n’y avait qu’un groupe d’enfants que leurs mères ramenaient à l’une des auberges voisines du Château Vert.

Thérèse marchait vite, d’une allure de défi et de bataille. Plus d’un kilomètre au delà du bosquet de pins, le sentier s’insinue à la base d’une faible colline, que forme l’entassement des blocs de lave dégringolant de gradins en gradins jusqu’à la mer. Au creux de l’une de ces roches, criblées de trous comme des éponges, Thérèse se reposa, et dans la brume qu’exhalait le flot immense parmi la paix de la plage déserte, elle eut l’étrange volupté de savourer un acte de vengeance. En effet, chez elle, au Château, ne s’était-on pas aperçu de sa disparition ? On la cherchait certainement partout. Et ses parents, ses amis, devaient enfin souffrir comme elle.

Longtemps elle demeura prostrée, la tête entre les mains. L’ombre rôdait alentour, et sur les vagues à l’écume désormais invisible. Quelques étoiles s’allumèrent au firmament. Tandis qu’un nuage de ténèbres perlait sur la plaine de sables, la lumière des phares, là-bas, à la bouche de l’Hérault, devint aveuglante. Soudain, un pas sonna dans l’ombre, le pas d’un vieil homme qui revenait, un filet de pêche à la main, du « Bras de Richelieu », la longue jetée de pierres qui s’avance droit dans la mer.

Cet homme était petit, maigre, moricaud, les gestes mesurés, les lèvres souriantes sous une moustache grise. Il avait des anneaux aux oreilles, comme un esclave. Esclave volontaire, n’ayant jamais travaillé que par à-coups, sous la contrainte des griffes de l’indigence, il s’était, depuis les années de sa jeunesse, adapté docilement à la nécessité des privations et des quémandes.

À présent, paria que n’humiliait point le geste de mendier la charité de son prochain, il ne travaillait plus du tout. Son bonheur, il le trouvait à vivre au gré des circonstances et à boire.

Sa femme, lessiveuse jadis, était devenue auprès de lui une pauvresse résignée aux fatalités du sort, qu’elle croyait injuste.

Repoussés par la méfiance du monde, ils étaient venus, loin de la ville, habiter une masure, que l’homme avait réparée de son mieux, presque en haut de la colline, au-dessus du poste de douane, sur une terrasse d’où l’on dominait le magnifique panorama de ciel et d’eau depuis les Pyrénées jusqu’à la montagne de Cette. Nourri de haine contre le monde, qu’il rendait responsable de ses calamités, l’homme n’imaginait que des vilenies, à propos des hommes, ses semblables, et d’un air de sainte-nitouche il salissait de ses bavardages les meilleurs de ses bienfaiteurs.

Donc, passant par le sentier qui grimpe vers la lave, parfois en marche d’escalier, il aperçut au creux de sa cachette la grande enfant immobile, la tête entre les mains. Il s’arrêta :

— J’ai eu peur ! s’écria-t-il. Mais, est-ce que je me trompe, c’est bien la demoiselle du Château Vert ?

— Vous ne vous trompez pas, répondit Thérèse, qui, levant les yeux, reconnut le vieux Micquemic.

— Que faites-vous là ? Vous aurez froid.

— Je me suis querellée avec mes parents. Et je suis partie.

— Vous avez encore le temps de rentrer au Château. Il n’est pas sept heures.

— Non. Je ne rentrerai plus chez moi, on ne m’y aime pas.

Té ! Vous ne ferez croire ça à personne. C’est par amour-propre que vous n’osez pas rentrer… Hé hé ! alors, venez chez moi. On verra ensuite.

— Chez vous, je veux bien.

Elle suivit Micquemic sur le sentier grimpant de la colline. Bientôt, dissipant sa mauvaise humeur au contact d’un être humain qui lui montrait de la compassion, elle l’interrogea :

— C’est du poisson que vous portez dans ce filet ?

— Oui, mademoiselle. Quand les jambes me le permettent, je m’en vais à la pêche. C’est la mer qui nous fournit le plus solide de la subsistance.

Quand ils eurent dépassé le petit poste de la douane, qui était barricadé comme un soir d’hiver, Thérèse interrogea de nouveau :

— On ne vous dérange pas souvent dans votre retraite ?

— Je vous garantis que non.

— Ce ne sera donc pas ici qu’on aura l’idée de venir m’attraper ?

— Non. Cependant, il n’est pas possible que vous laissiez longtemps souffrir votre famille.

— Tant pis ! J’ai assez souffert, moi.

— Et de quoi, à votre âge ?

Thérèse ne répondit pas. On arrivait à la masure de planches goudronnées, où, sur une table ronde, brillait la lampe à pétrole. La vieille Julia, entendant son homme qui soufflait de l’effort de la grimpade, se présenta sur le seuil. Plus grande que lui, brune éclatante autrefois, un certain charme persistait encore sur son visage plissé de rides, mais éclairé par le chaud rayon de ses yeux noirs et par la belle santé de ses lèvres fortes, fièrement dessinées.

— Il me semble, Micquemic, que tu amènes quelqu’un ? s’écria-t-elle.

— Oui. Et tu seras étonnée.

— Où as-tu pêché cette enfant ?

Thérèse s’avança, un peu languissante, dans la faible lumière.

Té ! C’est mademoiselle Thérèse du Château Vert !

— Oui, madame, répondit Thérèse. Je m’étais assoupie dans le creux d’un rocher, quand votre mari m’a surprise. J’avais froid, je l’ai suivi.

— Vous avez bien fait. Té ! Asseyez-vous là, près du feu. Et comment avez-vous arrangé ça de vous trouver dans ce creux de rocher ?

— Je vous le dirai, après un instant de repos.