Le Château vert/03

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 23-31).

CHAPITRE III

Julia, qui était curieuse, comme toutes les commères désœuvrées, revint bientôt à la rescousse :

— Et vos parents, mademoiselle ?

— Ils ne savent pas où je suis.

— Par exemple !… Enfin n’importe, vous devez avoir faim ?

— J’avoue que oui.

— On va préparer le poisson… Ah ! nous n’avons pas grand’chose, pécaîré !

— Il y en a toujours assez quand c’est offert de bon cœur.

— Pour ça, le cœur y est.

Micquemic avait coupé des sarments sur le dossier de la chaise. Dans la cheminée profonde s’éleva une flambée qu’à mesure il alimentait de bouses de vaches bien sèches. Le poisson frétilla dans l’huile de la poêle. Julia mit sur la table, en guise de nappe, un torchon qui ne la couvrait pas tout entière et que l’usure avait déchiré par-ci, par-là. Et de bonne humeur, chacun prit un siège, Thérèse l’unique chaise, Julia un escabeau, Micquemic un tonnelet qu’il établit debout.

Certes, Thérèse avait un tressaillement de regret quand elle songeait à sa mère ou à Philippe, mais elle chassait vite leur ombre importune. Ses lumineux yeux noirs, qui étaient la parure de son visage, s’émerveillaient de voir ses hôtes très doux, dans ce cadre de misère que la femme entretenait si propre, avec son zèle d’ancienne lavandière. Tandis qu’après le poisson et la salade de doucettes, que Micquemic avait ramassée dans le fossé d’une vigne, Thérèse croquait une pomme, Julia lui dit :

— À présent, racontez-nous votre affaire.

Thérèse, d’une voix où peu à peu se ranima sa colère, raconta tout : la promenade, la plongée de Philippe, incident affreux et ridicule dont ses parents même, et sans raison, la rendaient responsable. Finalement, l’injustice de tous au Château l’avait indignée, et, pour les punir de leur méchanceté, elle était partie. Par hasard, sans intention maligne, elle nomma, au cours de son ramage, les Barrière, voisin des Ravin, dans l’agreste quartier d’Agde.

Ses hôtes, pour l’écouter, ne mangeaient plus, les coudes sur la table.

— Oui, conclut-elle, il paraît que la fille de ces Barrière, qui sont très riches, est discrète, distinguée, tandis que moi… Qu’est-ce que ça peut me faire qu’ils soient riches les Barrière !

À ces mots, Micquemic ricana :

— Ils n’ont pas toujours été riches, ceux-là, ni même, bons pour leur prochain. J’en sais quelque chose.

— Vous les connaissez donc ?

— Je crois, et beaucoup. Ce Barrière n’a-t-il pas commencé par être maçon, à treize ans, en sortant de l’école, comme moi ! Au travail nous étions presque toujours ensemble. Seulement ce métier ne lui a jamais plu. Il faut dire que Barrière n’est pas bête, et même qu’il a de l’idée, qu’il sait parler aux choses et les fignoler à sa fantaisie. Les dimanches, les jours de loisir, il cultivait des fleurs dans la vigne de son père. C’est quand il eut créé un potager, qui lui permit bientôt de cheminer vers la fortune, qu’il a quitté la truelle. Plus tard, il a acheté, en bordure du parc des Ravin, une magnifique propriété qui a dû lui coûter cher, et il se livre en grand à l’horticulture. Mais le saut qu’il a fait de son jardin maraîcher à sa magnifique propriété d’à-présent ne vous semble-t-il pas trop brusque ?…

— Je ne sais pas. Je suis si jeune !

— C’est vrai. Ah ! Ah !…

Micquemic poussa un ricanement sauvage cette fois, où il y avait la révolte du paria qui se croit sacrifié. Avec une verve de mendiant dépité, pour le délicieux plaisir de médire, et sans se rendre compte du retentissement de son mensonge dans l’âme sensible de l’enfant qui l’écoutait, d’abord stupéfaite, il laissa couler ses paroles, tandis qu’en son esprit de visionnaire, qu’inspirait souvent le démon de la bouteille, s’éveillait une de ces images romanesques dont il avait le goût.

— Oui, dit-il, où Barrière a-t-il déniché tant d’argent ? Je suis sans doute le seul aujourd’hui à le savoir. Oui, tout son passé serait admirable, s’il n’y avait pas quelque chose… Hum !

— Tais-toi, Micquemic ! supplia Julia. Il nous arriverait des histoires. D’ailleurs, es-tu sûr de la chose ?

— Sûr, oui, parole ! Pourtant, tu as raison, Julia. Vaut mieux me taire. C’est tellement grave.

Thérèse, fort intriguée par l’insinuation du vieil homme, protesta :

— Si vous ne voulez pas achever vos révélations, vous n’auriez pas dû les commencer. On peut croire à des calomnies.

— Calomnies ! Malheureusement non.

— Ne seriez-vous pas jaloux ?

— Jaloux, moi ! Pécaïré, non. À mon âge, dans mon dénûment, on ne peut plus l’être. C’est lui qui est un égoïste. C’est lui qui m’aurait laissé accuser…

— Tu vas parler, Micquemic ! s’écria Julia. Prends garde !

— Eh bé ! oui, je parlerai ! Pourquoi non, après tout !… À la condition, mademoiselle, que vous ne le répétiez à personne ?

— À personne, je vous le jure.

Micquemic se versa une bonne rasade de vin, et comme il avait déjà vidé un litre, il dut en entamer un deuxième. Car, s’il aimait lézarder au soleil, sur les quais de la ville ou sur la plage du Cap, il aimait davantage boire le vin de son pays, le vin gris de la plaine sablonneuse, qui plus loin, sur le littoral, produit les crus renommés de Pomérols, de Frontignan et de Lunel.

— Eh bé, voilà, mademoiselle, on était des gamins, dix-huit ou dix-neuf ans, à la veille du service militaire. L’on travaillait dans la même équipe, de l’autre côté de l’Hérault, à réparer un château d’ancien temps. Un jour, Barrière découvrit sous le grand escalier un trésor, des louis d’or dans une cassette, qui s’enfouissaient là depuis la Révolution. Il ne dit rien, ni à moi, ni aux autres. Mais moi, je l’avais surpris. Devant son silence bizarre, je l’ai interrogé. Il m’a répondu tranquillement que la cassette ne contenait que des cailloux. Mais, au lieu de me la montrer, il l’a tout de suite emportée chez lui, en prétextant que comme ça on ne la lui chiperait pas, au chantier.

— C’est drôle que vous n’ayez rien divulgué à ce moment-là ?

— Bah ! on était des gamins insouciants. Et qui aurait eu le courage d’accuser un camarade d’un vol aussi hardi ? La chose, pourtant, s’est bien ébruitée dans la ville, mais on riait d’une pareille supposition que Barrière pût être un voleur, lui qui passait déjà pour le modèle de l’application au travail et de la sagesse, et qui n’avait pas plus d’orgueil après sa découverte qu’avant… Ensuite, le bruit des commérages s’est évanoui dans le fracas d’autres événements qui intéressaient tout le monde.

— Mais celui-là intéresse également tout le monde.

— Les survivants de cette époque sont devenus, comme moi, de vieilles patraques, qui ne veulent plus se faire du mauvais sang inutilement. Personne ne veut plus se souvenir. Je crois même que, si quelqu’un par hasard rappelait cette histoire de la cassette, on le prendrait pour un fou. D’autant que Barrière passe toujours pour le plus honnête homme de la terre, et que ceux qui l’envient dans sa fortune ont pour lui beaucoup de respect.

— Mais comment avez-vous constaté que la cassette contenait des pièces d’or ?

— Oh ! ce n’était pas difficile, repartit Micquemic, très fier de retenir l’attention de la demoiselle du Château Vert. Je les ai entendues tinter, ces pièces d’or. Parfaitement !… Et puis, cette hâte qu’il a eue de se sauver chez lui. Et puis, après les cinq ans de caserne, il s’est établi dans son jardin potager, sans rien changer à ses conditions de vie, pour ne pas éveiller les soupçons. Un beau jour, il a acheté sa magnifique propriété, il en a amendé le terrain, il a restauré la maison de la famille paysanne en maison bourgeoise qui a du confort et du luxe ; il a construit des pépinières, des terres, enfin tout ce qu’il y a de mieux. Et pour aboutir à tout ça, d’où aurait-il tiré l’argent, je vous le demande ?

— En somme, cet homme est un voleur !

— Ma foi, il n’y a pas d’autre mot. C’est comme ça dans la vie. Pendant que les uns montent, les autres descendent.

Julia maugréait contre son homme, qui n’avait pas plus de continence pour son bavardage que pour la boisson. Doucement, il se versa une nouvelle rasade.

— Tout de même, dit Thérèse, c’est dommage que vous n’ayez pas dénoncé la disparition de cette cassette.

— Bé ! Il me fallait des preuves !… C’est que Barrière aurait eu le toupet de m’intenter un procès. Et je n’en serais pas sorti aussi blanc que la neige… En tout cas, vous savez, mademoiselle, ne répétez rien à personne. Ici, on est pauvre, et j’ai besoin de tout le monde.

— N’ayez point de crainte, répondit Thérèse qui affecta un air d’importance.

Il y eut un moment de gêne. Julia quitta son escabeau pour ranger dans la cheminée les derniers bouts de sarments au cœur de la braise, d’où une flambée s’échappa. Micquemic, après qu’il eut vidé son deuxième litre, appuya sa tête contre ses bras, et il ne bougea plus.

— Maintenant, mademoiselle, que faisons-nous ? maugréa Julia.

Thérèse éclata d’un rire sec, qui dissimulait mal son anxiété.

— Si je pouvais rentrer chez moi ? dit-elle.

— Seule, vous ne pouvez guère. Il fait trop nuit.

— La mer éclaire toujours un peu.

— On voudrait vous accompagner un brin. Or, voilà que mon homme dort, et vous savez, plus lourd qu’une bûche. Moi, malgré les apparences, je suis bien faible. Pourtant, il me semble préférable que vous partiez.

— Quelle heure est-il ?

— Au moins dix heures. Et ici, dans cette tanière, où coucheriez-vous ? Nous n’avons pas de lit.

— Oh ! je m’arrangerai bien… Té ! là sur la chaise.

— Comme une poule, alors… Non, té ! je vous accompagne. Seulement je n’ai pas de manteau pour vous abriter du froid. Prenez au moins ce sac de toile sur vos épaules.

— Merci, madame. Là ! Je n’aurai pas froid.

— Une seconde ! Attendez-moi.

Julia alluma une lanterne sourde. Puis, rejoignant Thérèse qui était sortie de la masure, elle éclaira ses pas avec soin sur le sentier des roches qui descendent vers la mer. À la dernière marche, quand la lave s’étale presque de plain-pied avec le sable, Thérèse s’arrêta.

— N’allez pas plus loin, madame. Vous avez été très bonne. Té ! voilà le sac de toile.

— Non ! Non ! Vous me le rendrez l’un de ces jours.

— Bien ! À votre convenance. Mais rentrez chez vous.

— Oui, je remonte, à cause de cet homme qui, s’il se réveille par miracle, peut faire quelque bêtise. Allons, je vous souhaite un bon retour au château.

— Oh ! il n’y a personne sur la plage et je la connais si bien !

Julia grimpa d’un pas impatient les gradins de la colline. Thérèse s’approcha tout à fait de la mer qui était douce, et sur le fin tapis de sable, où finissait en un rythme régulier l’écume, elle marcha. C’était vrai que de l’immense flot, ainsi que des cavernes de l’horizon, émanait, comme du ciel, quand le nuage ne cache pas ses étoiles, une lueur étrange qui dansait un peu sur la plage. Plus d’un kilomètre à parcourir jusqu’au quai de l’Hérault. Thérèse marchait depuis cinq minutes, lorqu’elle aperçut soudain, cheminant à sa rencontre, une ombre humaine. Cette ombre s’arrêta. Thérèse, prise de peur, ralentit son allure, avec l’intention de s’évader vers la plaine des vignes. Tandis qu’elle hésitait, l’ombre se remit en marche, et d’un pas rapide cette fois. C’était un douanier achevant sa ronde. D’une voix bourrue, il cria :

— Avancez donc !

— Oui, monsieur. Oh ! je vous reconnais !

Elle courut, heureuse de trouver à l’improviste, dans la solitude que la mer et la nuit rendaient farouche, le vieux fonctionnaire si estimé sur le littoral, depuis le grau d’Agde jusqu’aux Onglons, par delà le Cap. Lorsque Thérèse l’eut atteint, il retira ses mains de sous son manteau, en souriant :

— Diantre, mademoiselle, seule ici, à pareille heure !

— Oui. J’ai fait la mauvaise tête, et, vous le voyez, je reviens de chez Micquemic.

— Micquemic ! Méfiez-vous !

— Pourquoi ?

— Rien, rien. Je n’ai rien dit. Tout le grau est informé de votre escapade. Vos parents se désolent… Et tout le grau vous donne tort.

— Parce qu’on ignore mes raisons.

— On ne les ignore pas du tout. Vous vous trompez. Personne ne vous reproche la moindre faute.

— Que si ! Je m’en suis bien rendu compte. En tout cas, je suis inquiète pour mon père et ma mère.

— Il est bien temps. Allons, dépêchez-vous de filer !

Thérèse reprit son chemin sur la marge de sable où le flot mourait languissamment. Au bout d’un quart d’heure, elle arriva au quai de l’Hérault, le long des auberges séculaires, luisantes de goudron. Le Château Vert s’enveloppait d’un morne silence. Jamais on ne fermait à clef la grande porte du vestibule. Thérèse entra, furtive, monta l’escalier à pas comptés, et glissant sur la pointe des pieds dans le long couloir du premier étage, elle ouvrit chez ses parents, la porte de leur chambre, avec une précaution infinie.

À la lueur d’une veilleuse, Mme Jalade sommeillait dans un fauteuil, tandis que Jalade, couché dans son lit, n’était qu’assoupi. D’une main timide, Thérèse frappa sur l’épaule de sa mère. Celle-ci, écarquillant soudain les yeux, se redressa :

— Qui est là !… , c’est toi !… Enfin !…

— Oui, maman. Ne me gronde pas.

— Que tu nous as fait souffrir !… Ah ! Toquée !… Imbécile ! D’où viens-tu ?

— Je n’étais pas loin.

— Quel préjudice tu te fais à toi-même ! Nous t’avons cherchée partout.

La voix de Mme Jalade grondait sourdement. Jalade s’agita sous ses couvertures, et d’un sursaut il se mit sur son séant.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu ne vois pas ta fille !

— Si ! D’où viens-tu, Thérèse ? Est-ce permis de commettre des sottises pareilles !

— Ne crie pas, toi ! intervint Mme Jalade. Laisse-la s’expliquer.

Thérèse, qui s’était prosternée aux pieds de sa mère parla d’une voix d’abord confuse, larmoyante :

— J’étais chez Micquemic, au-dessus de la douane. Ainsi, ce n’est pas loin.

— Qui t’aurait devinée là !… Et pourquoi nous as-tu quittés ?

— Écoute, maman. Ici je souffrais trop. On me rend responsable du malheur de Philippe.

— Mais non, pas du tout ! Quelle idée !

— Je sais bien ce que je dis… Et comment va-t-il Philippe ?

— Mieux, beaucoup mieux. Mais toi, tu dois être fatiguée ?

— Pas trop… Et si tu savais ce que Micquemic m’a raconté !…

— Tu me le diras demain. Va te coucher.

— Tout à l’heure. Écoute…

— Quoi donc ?

Tandis que Jalade, excédé par tant d’émotions, refermait les yeux, Mme Jalade, qui oubliait vite ses chagrins, caressait les cheveux, les joues encore fraiches de sa fille.

— Écoute, maman. Tu sais M. Barrière, le voisin des Ravin, celui qui a installé un si beau domaine d’horticulture ? Eh bien, c’est un voleur.

— Allons donc !

Mme Jalade étouffa un rire entre ses grosses mains.

— Où as-tu appris ces sornettes ?

— Chez Micquemic, je te l’ai dit.

— Micquemic est un fainéant qui ne trouve sans doute pas la vérité dans le vin.

— Je t’avoue, maman, qu’il m’a fourni des précisions, Sais-tu, par exemple, que M. Barrière a commencé, tout jeune, par être maçon ?

— Il me semble qu’on me l’a dit.

— Eh bien, un jour, il a découvert un trésor sous l’escalier d’un château, et il l’a emporté chez lui, sans rien révéler à qui que ce fût, et en s’imaginant que personne ne l’avait surpris, mais son camarade, qui était ce Micquemic, l’avait pincé. Seulement, il n’a pas pu dénoncer le voleur, parce qu’il n’avait point de preuves.

— Ma petite, tout ça, c’est du roman.

— Ce qui me tracasse, c’est que les Ravin se sont liés avec les Barrière. Et qui sait si ces Barrière ne recherchent pas Philippe pour leur fille !

— Hein !… Il ne manquerait plus que ça !

Mme Jalade se débattait entre les bras de son fauteuil, en un tel courroux que M. Jalade se réveilla. Avec ses yeux clignotants, sa moustache ébouriffée, les traits de son visage tiraillés par la stupéfaction, il était presque laid.

— Qu’est-ce qui arrive ? demanda-t-il.

— Je te le raconterai tout à l’heure. Allons, Thérèse, viens te coucher.

Thérèse se laissa conduire, au delà du salon, dans sa jolie chambre, semblable à celle de Philippe, qui donnait sur le quai, sur l’immense espace où s’unissent les voix, parfois orageuses, de la terre et des eaux. Elle éprouvait maintenant un malaise de corps et d’âme, presque une honte, et le désir câlin d’en être consolée par des tendresses. Pendant que sa mère la bordait dans son lit, elle soupira :

— Il ne faut pas que les Ravin soient fâchés contre moi.

— Mais non, petite. Tu te fais des imaginations.

— Ni que les Barrière nous remplacent dans leur intimité.

— Mais non, va ! Philippe est un garçon sérieux, fidèle à ses affections. Quand il sera guéri, les choses iront toutes seules, dès que nous le voudrons.

— Je l’espère, maman.

Celle-ci baisa au front sa fille et se retira, disant :

— Allons, petite, fais dodo.