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Le Château vert/15

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 102-113).

CHAPITRE XV

Au Château Vert, on pressentait, malgré les clartés d’optimisme qui passaient toujours dans les magnifiques parages du Grau, quelque catastrophe. On aurait bien voulu la conjurer, mais chacun manquait de cette vertu trop rare de reconnaître ses torts. Les Jalade, surtout leur fille, auraient cru s’humilier trop, presque se déshonorer en se rendant à Agde, chez leurs charitables amis, solliciter l’oubli de leurs sottises et de leurs méchancetés. À présent, le mal était accompli, sans doute irrémédiable. Il faudrait un miracle, l’intervention du dieu Hasard, pour que les deux familles eussent le privilège de renouer leur confiante amitié.

Or, le miracle semblait au moins se préparer. Ce matin, Thérèse n’apprenait-elle pas que Philippe avait à l’improviste, l’avant-veille, quitté Agde en véritable fugitif, et qu’il s’en était allé à l’aventure sur les routes du littoral distraire la fatigue de son esprit et de son cœur ? Aussi tôt, elle courut annoncer la bonne nouvelle à sa mère, qui, là-haut dans le petit salon séparant leurs deux chambres achevait sa toilette.

— Ah !… fit Mme Jalade, étonnée. Tu es sûre, petite ?

— Très sûre. C’est le pêcheur qui, en revenant de la Marine, me l’a dit. Il parait que dans Agde on ne parle que de cette fugue inattendue.

— Mais alors, dis-moi, ce ne serait pas mauvais pour nous.

— Philippe doit comprendre, à la fin, que cette Mariette, qui change si vite d’opinion dans une question aussi sérieuse que celle du mariage, n’est pas assez bien élevée pour lui. Car, en somme, abandonner un fiancé comme ça, sans raison plausible, c’est une injure. Il doit y avoir, dans tous les cas, quelque chose là-dessous.

— Pardi ! Et alors, qui sait ? Philippe comprend maintenant où sont ses véritables intérêts. Ici, pas vrai ? Nous l’aimons tous. Non certes pour sa fortune, mais pour le charme de sa personne, pour ses qualités, et puis à cause de tant de liens qu’un simple malentendu ne pourra jamais briser. Après tout, les Jalade ont reçu une autre éducation que les Barrière.

— Je crois bien, petite. D’abord nous possédons autant de fortune que les uns et les autres, davantage peut-être. Une fois que nous serons débarrassés de nos dettes, quelle famille sera plus enviable que la nôtre ?

Et dans leur aveuglement, Mme Jalade et sa fille s’excitaient à une crédulité si orgueilleuse qu’elles finissaient par admettre le retour prochain, presque repentant, du gentil Philippe, qui d’ailleurs avait bien, lui aussi, pécaïre ! le droit de se tromper.

— Alors, dis, maman, si tu essayais de voir la maman de Philippe ?

— Bigre ! voilà une corvée qui n’a rien de réjouissant.

— Puisque la maman de Philippe est seule, ce sera plus facile… Un matin, dis ? elle t’inviterait certainement à déjeuner.

— Oui, diable !… Nous verrons ça ; il faut réfléchir. J’ai l’habitude de réfléchir, moi.

Durant toute la matinée, le beau miracle de s’en retourner chez les Ravin et d’y ressaisir Philippe, toujours sage, alimenta leur conversation… Elles avaient oublié tout à fait Micquemic et ses racontars. À table, où l’on se mit assez tard, parce que Jalade était allé à Agde renouveler quelques provisions, elles trahirent bien vite un frémissement de plaisir et d’impatience.

— Que vous êtes contentes ! leur dit Jalade.

— Oui, mon ami, répondit sa femme. Tu ne devines pas pourquoi ? Tu ne devines jamais rien…

— Ma foi, je ne suis pas sorcier.

— C’est ça, fais de l’esprit, Benoît.

— Oh ! maman, ne vous disputez pas !… intervint Thérèse, soucieuse de ne pas troubler les douceurs de son espérance.

— Benoît, tu ne sais pas que Philippe est parti précipitamment, qu’il a tout lâché ?

— Tout lâché !… Oh ! Oh !… Comme tu y vas !

— Bon ! Te voilà toujours pessimiste !… Alors, tu ne crois pas que Philippe nous ait, malgré tout, gardé son affection ?

— Si, je le crois. Mais je crains aussi que vous ne vous égariez, une fois de plus, dans des rêves mirifiques.

— Avec toi, on ne ferait jamais rien, on croupirait dans ses ennuis. Eh bien ! tu sais, j’ai décidé d’aller bravement demain chez Eugénie, sans façon, comme toujours. Si tu ne me vois pas rentrer à midi, ce qui est probable, c’est qu’elle m’aura invitée à déjeuner.

Benoît avait trop de bon sens, trop d’expérience, pour ne pas sentir le péril où sa femme allait de gaieté de cœur se précipiter, et tous avec elle. D’autre part, il redoutait les interminables bourrasques de sa rancune, le désordre puéril de ses prétentions et de ses fantaisies. Même s’il la contrariait davantage, ne risquait-il pas de l’exaspérer dans ses maladresses ? Prudemment, il prit donc le parti de se taire, hochant la tête de temps à autre, en signe de vague approbation.

Son mutisme, bientôt, indigna l’irascible Irène :

— Tu es un sot !… Tu as peur de moi, je le comprends. Pourtant, je ne te reproche rien, je ne te veux aucun mal.

— Je l’espère, bourdonna ce pauvre Benoît. Allons, calmons-nous.

— Oui, parfaitement !… Je déjeunerai demain chez les Ravin.

— Tant mieux, mon amie, tant mieux !

— Et nos affaires, malgré toi, par une manière habile d’envelopper, de séduire les gens, se rétabliront à merveille.

Thérèse, qui regardait son père avec un peu de pitié mêlée de tendresse, dit tout bas :

— Maman, tu as raison.

Il y eut un silence. Puis, non sans ménagemont, Benoît, très calme, résigné désormais à subir, après tant de revers, de nouvelles défaites, aiguilla la conversation sur la question, si chère à sa femme et à sa fille, des agrandissements de l’hôtel. Et l’on se retrouva d’accord.

Le lendemain, ainsi qu’elle l’avait promis, Irène se rendit à Agde, vers dix heures. N’y avait-elle pas toujours des comptes à régler, des emplettes à faire ? Après des visites à sa couturière, à sa modiste, elle entra dans un magasin de chaussures, la plus riche de la ville. Là, elle ôtait à peine ses souliers pour en essayer de neufs qu’Eugénie se présenta, lente, coquette, heureuse.

— Tiens !… s’écria Irène. Quelle rencontre ! Comment vas-tu, Eugénie ?… Il y a si longtemps !…

Eugénie avait soudain changé d’allure et, fronçant le sourcil, elle ne s’approcha qu’à regret de son amie, qui, contrainte de ne point quitter sa chaise, lui tendait la main.

— Il y a longtemps, en effet, répondit-elle.

Ayant du bout des doigts effleuré, la main qui lui était tendue, elle se détourna, aussitôt, indifférente. Le patron déjà s’empressait auprès de Mme Ravin, qui n’achetait que des chaussures à la dernière mode, les plus coûteuses. Mais elle s’inclinait vers la porte.

— Et ton mari ! Ton fils !… insista cependant Irène. Comment vont-ils ?

— Très bien ! répondit plus sèchement encore Eugénie, qui, s’adressant tout de suite au patron d’un peu haut, ajouta :

— Je reviendrai tout à l’heure, monsieur.

Et Mme Ravin sortit, lente, grave, sans accorder un regard à son amie d’autrefois, à la maman de Thérèse, qui devint rouge de honte et de colère.

C’était la rupture. Mme Ravin elle-même en éprouvait une douleur profonde, physique aussi bien que morale. Des larmes mouillaient ses yeux, une onde de feu parcourait son corps, qui un moment chancela de vertige. Heureusement, la rue était déserte.

Oui, c’était la rupture. Et, ma foi, par dignité, n’aurait-on pas dû la provoquer plus tôt avec ces bavards du Château Vert, dont les médisances finiraient par compromettre les plus innocentes de leurs victimes ? Car chez les Ravin ne subsistait plus aucun doute que la calamité qui frappait l’excellent M. Barrière, et par répercussion les deux fiancés et leurs familles, provenait des malices de cette petite vipère de Thérèse, sottement soutenue par sa mère. Néanmoins, on était liés depuis toujours avec les Jalade. Et les Ravin, en dénonçant de leur propre initiative les abominables défauts et les péchés de leurs anciens amis, n’eussent-ils pas manqué à la charité la plus élémentaire ?

Mme Ravin avait marché au long des rues d’un pas plus ardent qu’à l’ordinaire, sans trop savoir où elle allait. Sur la place de la Marine, les cris et les rires des marchands et des ménagères lui rendirent tout à coup le sens de la réalité familière. Dans la douceur du gai soleil, la vue de tout ce monde insouciant apaisa son esprit. Afin d’utiliser ses deux heures de matinée, elle passa chez quelques-uns de ses fournisseurs.

Un peu avant midi, elle s’en retournait à son castel, lorsque, sur la place du pont suspendu, elle rencontra M. Barrière qui rentrait également chez lui.

— Tiens, cher monsieur, que faites-vous ici ?

— Ah ! madame, je viens d’accomplir ma prouesse.

— Votre prouesse ?… Ah ! oui, je sais : le secret dont vous nous parlez souvent.

— Oui, madame, le secret libérateur. À présent, je puis vous le révéler.

— Voyons ça.

Mme Ravin, cheminant à côté de M. Barrière, frémissait d’une impatience rieuse, et tous les passants, les boutiquiers sur leurs portes, les épiaient longuement, non sans sympathie.

— C’est bien simple, madame. Je veux que soit institué sur mon compte, aux sujets des calomnies qui me poursuivent, une sorte de referendum chez les hommes qui seuls importent dans la ville et qui gouvernent l’opinion publique. Je viens donc de la poste recommander une lettre que j’envoie au cercle des Négociants et par laquelle j’y sollicite mon admission.

— En effet, c’est très simple. Il fallait pourtant le trouver, ce moyen aussi ingénieux que décisif.

— Ces notables, dont personne ne conteste l’expérience et la probité, diront si je suis un honnête homme, digne de l’estime des honnêtes gens. J’ai pleine confiance en leur verdict. Et nous verrons si quelqu’un osera le discuter. Notez qu’on vote au scrutin secret. Chacun est tout à fait libre, par conséquent, d’exprimer son sentiment. Je n’ai pas besoin d’ajouter, madame, que je n’esquisserai pas le moindre geste pour obtenir un seul suffrage de complaisance.

— Je vous reconnais bien là, monsieur Barrière.

— Autre chose. Je veux l’unanimité des suffrages. Sinon je me retire dans la paix de mon jardin, d’où je ne sortais guère, et d’où alors je ne sortirais plus. Enfin, promettez-moi, madame, de ne rien répéter à qui que ce soit de mes intentions, que je ne modifierai pas pour un empire.

— Non, je ne dirai rien. Soyez tranquille. Cependant, permettez qu’à mon tour je vous adresse un reproche.

— Lequel ?

— Celui de n’avoir pas attendu la présence de mon mari et de mon fils.

— Pardon, madame. Je l’ai fait à dessein. J’entends que personne n’intercède en ma faveur : je veux que chacun des membres du cercle manifeste son opinion en pleine indépendance.

— Très bien ! Parfait ! Vous êtes admirable, monsieur Barrière, fit avec émotion Mme Ravin. Vous avez mille fois raison : c’est à visage découvert que vous affrontez la bataille, et je suis bien sûre que vous triompherez.

— Certes, moi aussi, j’en suis sûr. Mais ne dites pas que je suis admirable, ni courageux, car je n’ai rien, absolument rien, à redouter de ma conscience… Après tout il faut en finir de ces ignobles histoires !

— Et, ce sera bientôt, le scrutin ?

— Bientôt. C’est aujourd’hui samedi. Il faut, selon les statuts du Cercle, qu’une candidature soit affichée sur ses murs pendant au moins une semaine. Donc, le scrutin aura lieu dimanche prochain, de demain en huit.

— Comme on va cancaner dans la ville ! Vous allez devenir le grand personnage.

— Malgré moi, et c’est la seule chose qui m’ennuie. Enfin, tant pis !… Ah ! nous voici chez nous. Dites bien le bonjour à chacun de ces messieurs quand vous leur écrirez. Au revoir, madame !…

Barrière partit dare-dare dans son chemin rustique. Chez lui, il rentra si guilleret, tout frais de bon vent et de bon soleil, que Mariette et sa mère s’étonnèrent.

— D’où viens-tu donc ?

— Je viens, je viens… ma mie, ma vieille femme !… d’accomplir ma prouesse. Je vais maintenant trahir mon secret devant vous.

Et il répéta les mêmes paroles qu’il avait dites tout à l’heure à la mère de Philippe. Sa femme, qui était assise sur une chaise basse, auprès de la cheminée, demeurait en extase, les mains jointes, son visage pâle plissé d’un sourire. Mariette, qui se tenait debout, le dos au feu avait saisi tout de suite la pensée profonde de son père, le noble défi que, seul dans la lutte, il portait aux hommes éclairés de sa race, et par-dessus leur puissant aréopage désintéressé, à toute la population de la ville, au peuple que ne guide guère, comme un troupeau, lorsqu’il est livré à lui-même, que l’instinct.

À mesure qu’il exposait les motifs de sa résolution, Mariette tressaillait d’orgueil et de contentement. Son beau visage de brune au teint mat avait le brillant d’une soie que le reflet d’une lumière caresse, et dans ses grands yeux noirs aux longs cils passait par intermittences l’éclat d’une joie fervente.

Quand il eut achevé, tout frémissant de son audace à se mesurer seul avec toute une ville, sa femme, dont l’âme simple se flattait d’avoir un tel mari, doué de tant d’intelligence, laissa tomber sa tête entre ses mains et se mit à pleurer silencieusement. Mariette, après une seconde de béatitude, s’approcha de son père et l’embrassa, comme aux jours de fête, en lui disant :

— Quelle idée merveilleuse tu as eue, mon père !… Mais pourquoi nous l’as-tu cachée si longtemps !

— Vous auriez pu en parler à quelqu’un, y faire allusion. Or, je veux que ce soit une surprise pour tout le monde et qu’ainsi personne ne me soupçonne, aussi peu que ce soit, d’avoir sournoisement préparé le terrain de mon élection. Car je serai élu, cela n’offre aucun doute.

— Aucun, mon ami ! lui cria sa femme.

— Je resterai prisonnier ici, dans mon jardin, jusqu’au dimanche du grand événement… À présent, ne faisons plus les enfants. Dressez le couvert, c’est l’heure.

Le soir même, se propageait par la ville la grande nouvelle que M. Barrière, qui avait jusqu’à ce jour vécu à l’écart du monde, posait sa candidature au Cercle des Négociants. On la commenta partout, dans les familles, dans les cafés, dans les plus humbles cabarets. Ce geste d’altier défi déconcerta les aigris et les envieux, chez qui la médisance semble être une profession, et il imposa aux autres, sinon quelque réserve en leurs propos souvent légers, du moins l’obligation de réfléchir aux conséquences d’une calomnie aussi absurde que lâche.

Le lendemain, parmi les membres du cercle, plus nombreux le dimanche, il y eut des entretiens courtois, discrets, mais d’une passion croissante, au sujet de cette candidature. Personne ne pouvait rien reprocher à M. Barrière. Le plus riche des négociants en vins reconnut hautement que l’ami des Ravin était un homme d’ordre et de sagesse, qui avait gagné sa fortune uniquement par ses initiatives et son travail. Le président du Tribunal de commerce déclara que le maître horticulteur honorait par son art terrien la ville d’Agde, qu’il l’avait dotée d’un nouvel élément de prospérité ainsi que d’une parure. Et le président ne cacha point qu’il voterait pour M. Barrière.

Le soir même, alors que le soleil à la fin de sa course, touchait à peine le front des Cévennes, l’opinion des gens du peuple, aussi frêle que la voile dont s’amuse le vent du large, était retournée complètement, dans le bon sens, le sens de la clarté. Pardi ! quel était donc l’imbécile ou le goujat qui avait osé suspecter l’honneur de M. Barrière un homme si discret, si travailleur, qui jamais n’avait nui à son prochain et qui n’affichait aucune vanité de sa fortune ! Personne ne se souvenait plus ; on ne voulait plus se souvenir des injures qui avaient traîné partout, jusque sur les chemins du Grau.

Pour que s’effectuât une si rapide volte-face dans l’attitude d’une ville de onze mille habitants, il avait simplement suffi que la victime de ces bavardages, renonçant à une impassibilité dédaigneuse, dressât devant les assauts de tout le monde son front loyal et manifestât enfin une velléité de se défendre. Et puis, le scandale avait trop duré ; on en ressentait une lassitude, on éprouvait le besoin de changer le motif des commérages. Au bout de trois jours, non seulement chacun repoussait avec dégoût l’hypothèse d’un Barrière malhonnête, mais tous s’accordaient à célébrer ses louanges.

Barrière seul, toujours calme dans son jardin, ne se préoccupait pas plus des caprices de l’opinion que des variations de la température. Pourtant, sa femme, qui avait dû, à deux reprises, aller au centre de la ville, chez des fournisseurs, avait remarqué que, dans la rue, les passants l’épiaient avec sympathie, et dans les magasins les marchands l’entouraient de flatteries, parfois gênantes.

Aussi, le jeudi matin, invita-t-elle Mariette à l’accompagner au marché. Mariette accepta volontiers, curieuse qu’elle était d’observer elle-même l’humeur agréable du monde. Elles sortirent d’un pas allègre. Des boutiquiers qui flânaient sur leurs portes, les saluèrent bien bas.

À la Marine, où s’agitait déjà une foule de ménagères on s’écarta, non sans déférence, pour leur livrer passage. Des marchandes les appelèrent d’une voix complimenteuse :

— Madame Barrière, il ne vous faut rien aujourd’hui ?

— Non, merci.

— Ce n’est pas cher. On sait d’ailleurs que vous pouvez mettre le prix.

— Oh ! oh !… pardon ! Il nous faut économiser, aujourd’hui comme hier.

Tout à coup, la marchande qui, l’autre jour, les avait accablées d’insultes, interpella Mme Barrière et sa fille d’un élan, avec la même sincérité gaillarde dans l’amitié que dans le mépris.

— Hé ! madame !… Nous avons du beau rouget, bien frais… Hé, que diable on n’est pas brouillées, je pense !

Mme Barrière, tirant par la main sa fille qui regimbait un peu, céda par charité à tant de prières.

— Allons, mademoiselle, repartit la marchande, ne me faites pas grise mine. Vous êtes si jolie !… La plus charmante de nos jolies tourterelles !

— Vous me flattez beaucoup ce matin.

— Bah ! on a quelquefois, comme ça, dans notre Midi, des paroles vives en l’air. C’est le soleil qui veut ça, surtout quand on a des contrariétés de chez soi. Mais le cœur est bon. Té !… Pesez-moi ces rougets ! Il y a longtemps qu’on n’en a pas vu de pareils.

La marchande tripotait de ses doigts énormes les poissons aux écailles d’argent et de pourpre, qui exhalaient une forte odeur de marée ; dans le creux de ses mains gluantes, elle les faisait danser. Mme Barrière lui en acheta sa provision, sans lésiner. Et l’on se sépara comme à regret, en échangeant des compliments.

Lorsqu’elles purent cheminer tranquillement, sur le trottoir, dans la direction de leur maison, Mme Barrière dit à sa fille :

— Eh bien !… Les jours se suivent et ne se ressemblent pas ?

— Que c’est vrai ! Avec quelle facilité change l’opinion du monde !

— L’esprit du monde est une girouette.

À la maison, une surprise les attendait. Leur bonne, en allant dans le voisinage acheter quelque objet de cuisine, avait reconnu devant la grille des Ravin l’auto de M. Philippe. C’est que Mme Ravin avait, dès la première heure, annoncé à celui-ci, ainsi qu’à son mari, la candidature de M. Barrière au Cercle des Négociants. Quand la lettre eut touché, un peu tardivement, Philippe à l’une de ses étapes, à Beaucaire, il s’était mis en route pour Agde.

M. Ravin avait répondu à sa femme qu’une affaire importante le retenait encore à Paris, mais qu’il comptait bien se retrouver, la veille du scrutin, au milieu de ses amis du cercle.

Midi allait sonner. Sûrement, lorsque Philippe se serait débarrassé de la poussière de son voyage, il s’empresserait d’accourir chez les Barrière, après déjeuner.

Depuis le départ si brusque de Philippe, quel visage nouveau, radieux de bonne grâce et d’espérance, avait revêtu, aux yeux de Mariette, la réalité des choses ! C’était le courage de son père qui avait accompli le miracle.

Et, dans l’âme de Mariette, le courage aussi s’était ranimé, et la gaieté, comme la chanson à l’oiseau, et le désir d’aimer, comme le parfum à la fleur dont le soleil boit la rosée.

On déjeuna dans un frémissement de plaisir mêlé d’anxiété. La bonne apporta les tasses de café. Bientôt Barrière s’en retournerait à son travail, dans le jardin. Et Philippe, cependant, ne se présentait pas. Mariette désespérait déjà, sans rien trahir de son inquiétude, lorsque dans le couloir elle reconnut le pas de Philippe. Elle se mit debout, au coin de la cheminée, et fixant d’un regard aigu la porte, elle eut une peine étrange de sentir qu’une flamme envahissait soudain ses joues.

La porte s’ouvrit, lentement. Philippe apparut, le teint hâlé, l’allure calme, mais tout souriant de tendresse. Son regard rencontra aussitôt celui de Mariette, et sans prononcer un mot, devant leurs parents aussi troublés qu’eux-mêmes, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Philippe se délivra doucement de l’étreinte, et, la voix tremblante, il dit :

— J’espère, Mariette, que vos appréhensions sont maintenant dissipées et que vous êtes mienne toujours ?

— Oui, Philippe, répondit-elle sur un même ton de sagesse. Je ne vous ai jamais quitté, vous le savez bien ; je suis à vous toujours. Il faut que je le déclare aujourd’hui, à cette heure même : oui, je reste fidèle à mes sentiments de fiancée. Si j’attendais le résultat du scrutin de dimanche, ne serait-on pas en droit de croire qu’ici nous avons douté de la sympathie des notables ?

— Personne n’en doute, ma chère fiancée. Mais que votre père me permette de lui adresser mes plus vives félicitations. Dans le secret, qu’il nous cachait si jalousement, il a vu avec raison un sûr moyen d’anéantir les commérages, si absurdes, de tant de bavards.

Barrière s’approcha de Philippe, et lui posant une main sur l’épaule, il lui parla, les yeux dans les yeux :

— Des bavards, la mère de Mariette m’assure qu’il n’y en a plus, sinon pour célébrer mes mérites. Car il paraît maintenant que j’ai de grands mérites. Mais, Philippe, vous êtes revenu bien vite à Agde, quand vous avez appris ma candidature ?

— Je suis revenu tout de suite, pour vous assister de mon mieux. Mon père également…

— Non ! Non !… Philippe, si vous voulez me rendre un service, je vous supplie de ne pas prononcer un mot, de ne pas esquisser un geste en ma faveur. Je veux que mon élection se réalise dans la plus complète indépendance. Pour que ma victoire soit un triomphe, il faut que chez vous comme chez moi nous gardions tous le silence le plus absolu.

Philippe, étonné d’abord, eut un moment d’hésitation devant l’excellent homme qui, le front haut, les lèvres serrées, l’observait fixement.

— Vous avez raison une fois de plus, dit-il, nous garderons le silence.

— Oui, mon fils. C’est l’honnête manière, croyez-moi.

— J’obéirai.

Et Philippe pressa chaleureusement entre les siennes les mains franches de Barrière.

— Allons, mon fils, au revoir ! N’oublions pas le travail.

— Je ne l’oublie pas non plus, mais vous me permettez aujourd’hui de rester ici plus longtemps que les autres jours.

— Vous avez toutes les permissions. Pas besoin de discours pour se comprendre. Vous voyez bien que je vous appelle mon fils.

Barrière referma la porte sans bruit, en souriant avec gentillesse. Il y eut un silence. Le petit soleil de fin janvier, qui se faisait hardi, répandait par le jardin une nappe de lueur blonde, et sur le vitrage colorié de la maison il jetait un rayon indiscret. Mme Barrière s’était assise dans son fauteuil de chaque après-midi. Et, les mains jointes, elle admirait de nouveau les deux enfants, le bon Philippe qui d’une caresse chaste enlaçait la taille de Mariette, et Mariette qui, les yeux baissés, tremblait d’amour et de joie.