Le Château vert/16

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 113-125).

CHAPITRE XVI

Philippe sortit assez tard de chez les Barrière, au moment où le crépuscule blanchit la rue. Il traversait d’un pas rapide, pour se rendre à son magasin, la route neuve qui longe son parc et monte vers la plaine de sable, lorsqu’il croisa Micquemic.

Celui-ci ne le reconnut point. Pressé de rentrer chez lui avant la nuit, il titubait un peu au milieu de la chaussée, et il serrait entre ses bras, contre son cœur, une bouteille. Aussi longtemps qu’il marcha sur la route très large, il ne risqua pas de choir. Mais sur le sentier sinueux, qui se déroule à la base de la colline de laves, où là-haut l’attendait sa masure, il broncha contre des pierres, contre des racines de roseaux. Certes, il avait l’habitude de ces parages rocailleux, et toujours il franchissait habilement chaque obstacle.

Mais l’ombre devenait épaisse sur la plaine de sables, sur la mer qu’on entendait gronder lourdement, là-bas. Au loin, sur les gradins de la montagne Saint-Clair, qui supporte la ville de Cette, les « baraquettos », éparses dans les vignes et les bocages, allumaient leurs lampes et leurs lanternes, plus brillantes qu’au firmament les étoiles. Ici tout proche, les trois maisons isolées du Cap ressemblaient n’ayant point de lumière, à de grands rochers plus noirs que l’ombre, sur le bord des vagues qui roulent sans fin les galets et les coquillages.

Maintenant Miquemic suivait le sentier capricieux sur le bord de l’étang de Luno, un étang profond, sans reflet, qui sommeille d’un éternel repos parmi la brousse de vigoureux ajoncs et de nénuphars aux larges feuilles. Micquemic, de plus en plus, haletait de fatigue, de crainte aussi. Car il avait trop bu au Cabaret Catalan, place de la Marine : il tenait mal son équilibre, il ne voyait plus du tout l’eau perfide, dont il respirait pourtant l’âcre émanation.

Tout à coup il heurta de l’épaule un bouquet de roseaux. Sous le choc la bouteille lui échappa, bouteille de vin précieux, qu’il voulut aussitôt rattraper. Mais, dans la violence de son élan maladroit, il s’écroula d’une masse dans l’eau profonde. Éperdu de colère, il se débattit désespérément, appela au secours. Hélas ! personne ne pouvait percevoir son appel. N’ayant guère de raison, presque pas de force, les ajoncs et les nénuphars entravèrent ses bras et ses jambes, bientôt le ligotèrent. Et l’étang de Luno, comme cela chaque année lui arrive deux ou trois fois, garda sa proie…

Là-haut, Julia, sa femme, veilla tard pour l’attendre dans la désolation. Elle tenait à Micquemic, non peut-être par affection pure, mais par accoutumance, parce qu’un lien de misères et d’humiliations les attachait l’un à l’autre. Humiliations, d’ailleurs, dont ils ne souffraient plus depuis longtemps, depuis qu’ils s’étaient résignés à vivre au jour le jour, au gré des aumônes. Si jamais Julia se trouvait seule sur la terre, comment s’arrangerait-elle, à son âge, pour ramasser les ressources les plus indispensables, parler aux gens de la ville le doux langage du cœur ? Jamais elle n’avait envisagé la possibilité horrible de son isolement dans la vie. Certes elle pâtissait de l’inconduite de son homme, paresseux, menteur, ivrogne. Mais il peuplait sa solitude, il lui donnait du pain. Il avait le génie quelquefois de lui apporter du poisson, plus rarement un morceau de viande. Et si quelquefois aussi il la battait, c’est qu’il était son maître. Que deviendrait-elle seule sur la terre ?…

La première clarté du soleil éveilla Julia sur la chaise, où, auprès de l’âtre froid, elle s’était endormie. Micquemic, son homme, n’avait pas reparu. Reparaîtrait-il jamais ? Elle pressentit le malheur, la méchanceté du sort qui s’acharnait sur elle infatigablement après tant de calamités, elle qui jadis, dans sa jeunesse, avait joui de la bonté des gens et des choses et à qui la vie avait offert ses charmes, comme un jardin ses gentillesses souriantes, au printemps.

Lasse, les reins meurtris, elle voulut néanmoins avoir du courage. Elle mangea du pain, du fromage, but un verre de vin, ce vin délicieux et maudit que son homme aimait trop. Elle enveloppa sa tête, les cheveux et la nuque, à la mode agathoise, d’un foulard noir, chaussa ses forts souliers, et s’en alla vers la ville. Par le même sentier que Micquemic avait suivi la veille, elle longea le bas de la colline, passa sur le bord de l’étang de Luno, où dans la brousse des ajoncs et des nénuphars demeurait enfoui le cadavre.

En ville, sur les quais, à la Marine, dans les cabarets, où Micquemic avait l’habitude de traînailler son oisiveté tantôt geignarde, tantôt rieuse, personne ne put fournir sur lui le moindre renseignement. Au Cabaret Catalan, pourtant, des pêcheurs se souvinrent que, la veille, Micquemic était parti pour la baraque de bois assez content, une bouteille entre les bras.

Julia ne manqua point de le chercher dans les trois églises, dans des auberges, à l’hospice, ni enfin de monter à la Mairie formuler une plainte. Micquemic s’était-il donc évanoui subitement, sans laisser sur la terre aucune trace ? Julia réintégra son logis vers le soir, fourbue, l’âme pleine d’angoisse. Le lendemain, livrée à son ignorance, elle ne sut qu’entreprendre. Elle mangea du pain, son dernier pain, vida sa bouteille, et, tout en pleurs, elle s’endormit sur la pierre de l’âtre.

Puis, le lendemain, qui était le samedi, la tempête souffla pendant la matinée. Julia ne sortit donc que vers trois heures de l’après-midi, quand la mer, sous le baiser du soleil, se fut assoupie. Mais où aller ? La ville était loin. Julia n’y espérait plus de consolation. Elle se dirigea par la plage vers le Grau, vers le Château Vert, qui lui avait toujours manifesté de la bienfaisance.

Au Château, tout le personnel s’affolait en des préparatifs de grande bataille. Une noce de quarante couverts ne s’annonçait-elle pas à l’improviste pour le dîner de ce soir même. On tuait des poules, des lapins et des canards : on ouvrait des boites de conserves, des huîtres, on tournait de la rémoulade, on exhibait des buffets les plus belles argenteries et le linge le plus fin ; on était allé à Agde se procurer du pain, des gâteaux et des fleurs. Mme Jalade s’agitait en fièvre de-ci, de-là, distribuant des ordres, morigénant l’un, puis l’autre des serviteurs, même sa Thérèse, qui semblait aujourd’hui ne rien comprendre aux intérêts de l’hôtel, surtout son mari, qui voyageait toujours dans la lune.

C’est dans le tumulte d’un tel branle-bas que Julia se présenta à la porte de la cuisine. Timide, les yeux à demi baissés, elle figura soudain, dans le noir de son vêtement fripé, la statue décourageante de l’indigence et de la douleur. Elle commença de bredouiller ses éternelles prières, en essuyant de temps à autre les larmes qui coulaient sur ses joues. Comme on ne l’écoutait point, elle haussa progressivement le ton de ses patenôtres.

Enfin, Mme Jalade se tourna vers l’intruse ;

— Quoi ! Qu’est-ce que vous voulez ?

— Vous ne me reconnaissez pas, pardi ! Je suis la femme de Micquemic. Depuis deux jours, je le cherche…

Mme Jalade s’arrêta incontinent de fourbir ses couteaux sur une planchette saupoudrée de clair d’acier. Thérèse, qui auprès d’elle frottait des verres d’un cristal délicat, leva le front et dit :

— Maman, nous devrions écouter cette femme.

— Pas ici, en tout cas. Les domestiques répètent tout.

Thérèse, d’un signe, entraîna la mendiante, et toutes les trois, en complices qui vont tramer des complots, s’enfermèrent dans le bureau de la direction.

— Nous sommes pressées, Julia. Mais ça ne fait rien. Asseyez-vous sur cette chaise, et n’ayez pas peur.

Julia, étonnée de rencontrer au Château Vert, si riche pour elle, plus que de la pitié, une complaisance attentive, s’assit sur la chaise du patron, le dos à la table. Mme Jalade et sa fille se tenaient debout auprès d’elle, l’une à gauche, l’autre à droite.

— Alors, demanda Mme Jalade, votre mari a réellement disparu ?

— Oui, madame. Je ne sais pas s’il a disparu. Mais voilà plus de deux jours que je ne l’ai pas vu.

— Oui. On me disait tout à l’heure qu’à Agde tout le monde ne parle que de ça.

— Il était si connu, et il était si brave !… Ah ! pécaïre !

— C’est bien ennuyeux pour nous, Julia.

— Pour vous !… Te ! par exemple !… Et pour moi ?

— Pour vous aussi, naturellement. Mais vous savez bien la chose… la… cassette ?

— La cassette, ah ! quelle blague !

— Une blague ! protesta Thérèse. Micquemic nous a souvent certifié l’histoire de ce vol affreux, et il ne faut pas ; surtout aujourd’hui, nous donner un démenti, profiter de ce que le pauvre homme n’est plus là.

Julia essaya, dans le désordre de ses lamentations, de rattraper sa maladresse. Et, ses larmes coulant en abondance jusque sur sa poitrine, elle supplia :

— Vous savez, mademoiselle, dans le chagrin où me jette le malheur, ça ne m’est pas facile de bien exprimer ce que je pense. Je veux dire que cette affaire de la cassette ne gênera plus M. Barrière, si nous ne retrouvons pas mon homme.

— Juste ! répondit Thérèse, qui devançait l’intervention de sa mère. Il me semble que vous touchez au mystère de cette disparition. Qu’a-t-on fait de votre mari ? Qui donc avait intérêt à le supprimer ?

— Ah ! voilà !… Qui ? Qui ?… Alors, vous croyez que je ne le verrai plus ?

— Comment répondre à votre question, ma pauvre femme ! déclara Mme Jalade. Mais tout est possible. On a si vite fait de noyer quelqu’un, le soir, quand il fait nuit, dans l’Hérault ou dans un étang.

À ces mots, Julia s’agita de colère, les mains sur la tête, et vociféra :

— Que m’apprenez-vous là !… Oh ! mon Dieu !… Sainte Vierge !… Mon homme qui s’est noyé !…

— Qu’on a peut-être tué !

— Tué, lui !… Ah ! pardi, il se méfiait si peu ! Il était si brave !… Ah ! madame ! madame ! Et je vais rester seule, sans le sou, sans même un morceau de pain !

— Vous n’avez qu’à dénoncer la chose à la police.

— Je suis allée déjà chez M.  le maire, à la « Commune ». Mais tout ça ne le fera pas revenir. Ah ! mon Dieu, et je n’ai rien à manger, rien !…

— Nous autres, nous ne pouvons pas vous donner une aide bien grande, mais c’est très malheureux que Micquemic ait disparu précisément aujourd’hui, à la veille d’un événement qui nous intéresse tous.

— Tous ! Tous !… Oh ! oui, tous ! répliqua Julia, sans trop savoir ce qu’elle disait, les poings à la bouche.

— En ce moment, nous sommes très occupés, mademoiselle et moi. Revenez dans deux ou trois jours.

— Oui. Mais à présent ne pourriez-vous pas me donner un petit quelque chose ?

— Si. À la cuisine on vous donnera. Té ! Voici deux billets de dix francs. Surtout, n’oubliez pas de vous adresser de nouveau à la police.

— Non… Merci, madame… À bientôt ! Dans deux ou trois jours !…

Et Julia, toujours en pleurs, suivit ses bienfaitrices jusqu’à la cuisine. Thérèse lui remit dans un journal un gros morceau de pain et une tranche de viande froide que l’hôtel ne pouvait plus utiliser. Julia n’en croyait pas ses yeux. Tant de nourriture à la fois ! Elle en ressentit une fierté, qui subitement la délivra de son inquiétude.

— Allons, merci à tout le monde. Bonsoir !

Serrant son trésor entre ses bras, Julia décampa bien vite.

Elle n’avait pas quitté le Château Vert qu’on appela M. Jalade au téléphone. Benoît courut à son bureau et empoigna le récepteur. C’était Ravin qui, revenu précipitamment de Paris, informait « M. Jalade » qu’il l’attendait à son magasin lundi soir, après six heures. Ravin avait parlé d’une voix grincheuse, en maître. Mon Dieu, quelle mauvaise nouvelle son ami de naguère allait-il lui annoncer !

Benoît tremblait encore d’émotion, quand dans la cuisine Irène l’interrogea :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Oh ! rien. C’est Ravin qui m’attend lundi soir.

— Ah ! Ah !… Il ne devait pas rentrer si tôt !… Il vient évidemment soutenir la candidature du futur père de son fils.

— Pourquoi pas ? Il n’accomplit que son devoir.

— Quoi !… C’est comme ça que tu le défends ! Est-ce que vis-à-vis de nous il accomplit son devoir ?

— Allez !… Une querelle. Pourtant, je n’ai rien dit ni rien fait de travers.

— Tu ne comprends rien à nos intérêts. Tu n’as pas de sang dans les veines. Ah ! ce n’est pas étonnant que, malgré le succès de l’hôtel, nous ne soyons pas plus avancés dans nos affaires !…

Benoît leva les bras au ciel, et sans répliquer un mot, il fila dehors, vers le garage.

Le lendemain dimanche, quelle anxiété au Château Vert ! Chacun ne songeait qu’à l’élection de Barrière au Cercle des Négociants, et personne, pas même cette étourdie de Thérèse, n’osait en évoquer l’image. Mais dans Agde, de quoi parlait-on le plus : des ambitions de M. Barrière ou de la disparition mystérieuse de Micquemic ? Ne se trouverait-il pas, au moins dans le Cercle, quelques notables assez intelligents pour apercevoir une relation certaine entre les deux événements. Hélas ! le monde n’est guère composé que de sots moutons de Panurge. En tout cas, si Barrière était élu, il ne le serait pas à l’unanimité qu’exigeait ce rapace. Tout de même, quel orgueil pour lui ! Pour le Château Vert, quelle défaite ! À force de détester le nouveau riche, futur allié de ces traîtres de Ravin ; à force de lui souhaiter toutes les misères, les Jalade, même Benoît, qui ne connaissait plus une minute de tranquillité, en arrivaient à considérer les Barrière comme des ennemis personnels qui, ne leur ayant causé que du mal, méritaient un châtiment.

Après-midi, ne fût-ce que pour démontrer aux gens du Grau une sérénité parfaite, Thérèse s’attifa d’une toilette élégante, passa sur ses lèvres charnues son bâton de rouge, autour de ses yeux brillants son bâton de noir, farda de poudre son visage au teint très brun, presque cuivré. Et jolie, fraîche, éclatante de jeunesse, elle emmena sa mère sur la plage, pour une longue promenade.

Le soir, les Jalade dînèrent de fort mauvaise humeur, sans échanger la moindre conversation. Ils s’impatientèrent de plus en plus de recevoir quelque nouvelle d’Agde, lorsque la bonne, en servant le dessert, dit tout bas, sur un ton d’indifférence affectée :

— Vous savez que M. Barrière est élu ?

Les trois Jalade tressaillirent de surprise, comme si jamais ils n’eussent prévu ce désastre.

— Qui vous a dit ça ! maugréa M. Jalade, lequel simulait à merveille, pour gagner la bienveillance de sa femme, une indignation profonde.

— Des clients qui arrivent d’Agde, qui le racontent à table d’hôte.

— Pardi ! grommela Mme Jalade. On ne doit parler en ville que de cette élection. Tout le monde doit en ce moment féliciter le glorieux vainqueur, qui sans doute célébrera sa victoire en famille, avec nos fameux amis les Ravin. Ah ! mon Dieu, quel scandale ! Et personne n’a pu l’empêcher, pas même toi, Benoît !…

Irène frappait du poing sur la table, épiait du coin de l’œil, pour la plaindre, sa petite Thérèse dont le dépit crispait les traits, un peu rudes, du visage. Benoît avait baissé le front prudemment : le couteau entre les doigts, il découpait en silence le gâteau, que la bonne avait déposé devant lui.

— Et toi, Benoît ! cria Irène, tu ne dis rien ?

— Que veux-tu que je dise ? Tu me rends responsable de la plus mince de tes contrariétés.

— Si tu trouves que cette élection de Barrière n’est qu’une contrariété, tu n’es pas difficile. C’est toi maintenant qui devient optimiste. En attendant, nous ne sommes plus rien. On nous rejette à l’écart.

— Hé ! c’est nous-mêmes qui…

— Moi, pas vrai ? Moi seule !… Accuse-moi encore. Et pourquoi te mande-t-il à son magasin demain soir, ton ami Ravin, comme si tu étais un employé, un domestique !

— Ma foi, je n’en sais rien.

— Oui, c’est ça. Tu ne sais jamais rien. Eh bien, moi, je t’annonce que Ravin, qui n’est, après tout, qu’un homme d’affaires, va, juste à la veille de notre prospérité, nous étrangler ! Il est capable de nous flanquer à la porte de notre Château Vert.

Thérèse, qui n’avait pas encore soufflé mot, interrompit d’une voix tremblante sa mère :

— Les Ravin ont donc le droit de nous chasser d’ici ?

— Oui, ma petite. Si le père de Philippe exige le remboursement de notre dette, il est le maître de disposer de notre bien, puisque ton père n’a pas su s’arranger…

Celui-ci, à la fin, protesta :

— Voyons, sapristi ! Ne nous désolons pas avant l’heure. Le père de Philippe a toujours été gentil envers nous.

— Voilà !… Des compliments à nos ennemis !… Tant pis, rien à espérer d’un homme qui a des yeux pour ne pas voir. Ah ! mon Dieu !…

La bonne revenait de la cuisine pour desservir la table. Thérèse, sur un ton de prétentieuse sagesse, l’interrogea.

— Savez-vous si M. Barrière a été élu à l’unanimité ?

— L’una… Ah ! mademoiselle, je ne l’ai pas entendu, ça.

— Bah ! Notre horticulteur n’est pas exigeant, ricana Mme Jalade. Unanimité ou non, le voilà classé parmi les notables du pays. Ce n’est pas ça, d’ailleurs, qui peut le blanchir. Il y a toujours la disparition de Micquemic.

— Cela n’a rien de commun, bourdonna Benoît.

— Toi, tu n’acceptes jamais ce qui est simple.

Irène repoussa violemment sa chaise, et Thérèse, boudeuse, regarda une dernière fois de ses beaux yeux pleins de dédain son père qui poussa un gémissement, en se levant de table le dernier.

Dans la grande salle à manger de l’hôtel, les gens de la noce menaient force tapage, chantant, buvant, riant, vociférant. Au son du piano, ils se livrèrent à des danses effrénées, que par intermittences surexcitaient des beuveries de champagne. En véritables conquérants de l’hôtel, si paisible à l’ordinaire, ils dansèrent la farandole, comme au carnaval. Ah ! que ces gens-là étaient heureux ! Et sous le même toit, les Jalade, souffrant de leur joie ainsi que d’une injure, éprouvaient davantage l’amer sentiment de l’humiliation.

À l’aube seulement, le Château Vert recouvra sa tranquillité. Thérèse se réveilla tard, un peu avant midi. La journée parut interminable, chargée de détresse. Et quel affront nouveau d’apprendre que le père de Mariette en trait en triomphe chez les notables, dont pas un ne s’était même abstenu ! Tous en chœur lui avaient donné leurs suffrages.

Le soir, Benoît s’apprêta, dès la première ombre, à partir en auto pour Agde. Son âme était triste, dépourvue d’espérance. Irène, méchante qu’elle devenait dans la fureur de ses déceptions et aussi de ses craintes, ne daigna pas lui offrir le réconfort d’une parole caressante. Thérèse se déroba au désir qu’il avait de l’embrasser, comme d’habitude. Il se voyait affreusement seul dans sa misère, et une angoisse l’oppressait malgré tout, de constater qu’à une heure suprême de leur destinée commune sa femme et sa fille méconnaissaient leurs intérêts véritables et qu’elles manquaient de justice envers lui aussi bien qu’envers leur prochain.

Le ciel se couvrait de nuées. Un vent désagréable galopait par l’étendue immense, soulevant le sable, troublant la clarté des lampes électriques qui, de loin en loin, s’échelonnent le long du chemin, secouant çà et là les bouquets de roseaux et les champs d’amarines, sur le bord des vignobles. Toutes les forces hostiles de sa terre bien-aimée semblaient, ce soir, se liguer contre Benoît, qui opposait en vain le meilleur de sa volonté aux menaces du sort,

Néanmoins, il fut exact au rendez-vous chez Ravin, un peu avant six heures. La pluie commençait de tomber.

Le calme morne des chais et du vaste magasin, le noir de la nuit dans les bureaux, tout ce lugubre silence d’un domaine si animé par le travail durant le jour, émut le cœur déjà désespéré de Benoît. Chez Ravin, dans le cabinet patronal éblouissant de lumière, il entra comme à tâtons, en enfant que le sentiment de sa faute intimide. Son ami, sans lui serrer la main, l’invita d’un geste à s’asseoir dans le fauteuil qui était réservé à ses visiteurs. Et, d’un ton sec, il entama sans préambule la conversation :

— Benoît, je ne suis pas content. Tu sais mieux que moi pour quel motif grave. J’aime la franchise dans mes relations, de même que dans mes affaires. Nous ne pouvons plus être des amis.

— Oh !…

— Ta femme et ta fille se conduisent d’une façon ignoble. Tu ne prétendras pas le contraire, je suppose ? C’est en vain d’ailleurs qu’elles outragent encore cet honnête homme de Barrière, que vient de venger la meilleure société de la ville… Et ces calomnies abominables parce que mon fils Philippe doit épouser Mariette, la fille de Barrière !…

— Tu exagères, François. Mon Dieu, je ne dis pas que nous n’ayons été cruellement déçus… Mais peu à peu tout s’efface.

— Non ! Nous avons assez pardonné. Nous ne voulons plus voir ta femme ni ta fille.

— Tu es dur, François.

— Non !… À présent, nous allons régler nos comptes. C’est pour toi, pour te préserver de l’abîme où tu roulerais certainement…

— Pardon nous avons une clientèle de plus en plus nombreuse et distinguée. Notre mauvais temps passera.

— Il ne passera jamais, si tu restes patron responsable, parce que tu seras toujours le même faible, tenu en laisse par ta femme et ta fille. À présent, il s’agit donc de deux choses : punir ta femme et la fille du mal qu’elles ont commis ; éviter pour toi les pires conséquences d’un désordre que tu ne saurais jamais réprimer.

Benoît eut beau protester, supplier en faveur de son Irène, que l’expérience avait guérie de ses excès d’optimisme, Ravin demeura inflexible, sas yeux aigus plantés sur le visage écarlate du pauvre Jalade, que bouleversant la frayeur d’une tempête chez lui, dès son retour au Château Vert.

— Apporte-moi, ordonna Ravin, le chiffre total de ce que tu dois à tes notaires et à moi. Je me charge de payer intégralement tes dettes. J’assume, d’autre part, la responsabilité de tous tes biens. S’il y a un reliquat, comme je veux l’espérer, je te le remettrai. Au Grau, tu seras mon gérant, sous ma surveillance, avec obligation de ne décider aucune dépense somptuaire sans mon autorisation.

Benoît se remuait fébrilement dans son fauteuil, répliquait en désarroi :

— Oh ! Oh !… C’est trop humiliant !

— Crois-tu qu’on ignore dans le pays que ta situation est fortement obérée ? Si tu as le courage de te soumettre entre les mains de l’homme désintéressé que je suis, on t’estimera davantage.

— Allons, allons, je ne serai plus qu’un domestique.

— Non, mon homme de confiance. À présent, si ta femme n’accepte pas mes conditions, je ferai vendre tes biens sans délai.

Benoît baissa la tête comme sous le couperet de la guillotine, et de quelques minutes, sans que Ravin eût la bienveillance de le ranimer par un mot de consolation, il ne bougea plus. Enfin, d’un élan d’impatience, il secoua ses épaules, se remit debout :

— C’est bon, dit-il, je suis un vaincu. Impossible de ne pas accepter tes conditions, mais, pour que tu sois devenu si sévère à l’égard de tes vieux amis, il faut que les Barrière t’excitent contre nous.

— Non ! Non !… Tu calomnies, à ton tour !… Moi, je ne subis le joug de personne. Et veux-tu savoir toute la vérité ? Si, au lieu de rester indifférent, les mains dans mes poches, devant la misère qui te menace, je m’efforce de te sauver de la faillite, c’est parce que Mariette, elle surtout, m’a supplié de pardonner à tes femmes et de me montrer indulgent vis-à-vis de toi.

— Si cela est vrai…

— Quoi ! Tu doutes de ma parole !…

— Non ! Non !… C’est tellement beau… Je n’aurais pas cru.

— Oui, crois-moi, étourneau que tu es !… Mariette ne veut pas que son entrée dans ma famille paraisse être une cause de malheurs pour son prochain, mais qu’elle soit au contraire l’occasion de faire du bien à ceux mêmes qui ne le méritent pas.

— Je n’ai plus qu’à m’incliner. Dès que possible, je t’apporterai le résultat de mes comptes.

— Dans huit jours.

— Je tâcherai.

— Dans huit jours. Sinon tout est rompu. Et je te laisse aller à la dérive.

— C’est bien.

Benoît se dirigea rapidement vers la porte. Cette fois, Ravin, dont le visage avait repris son calme, une douceur presque souriante, lui tendit la main.

— Benoît, tu me remercieras plus tard, et plus tôt que tu ne le supposes.

— Peut-être bien. Alors, au revoir !

Le geste amical de Ravin avait soulagé un peu de sa détresse le bon cœur de Benoît Jalade. Cependant il éprouvait un lourd malaise, une honte de se reconnaître aussi pauvre, humilié pour jamais. Ce fut d’une main frémissante qu’il actionna le moteur de sa voiture. Lentement, il gagna le pont suspendu, descendit par les rues étroites et cahotantes sur le quai. La pluie avait cessé. Mais dans ce paysage d’ombres, traversé par les éclairs des lampes électriques, et que hantaient çà et là les miroitements de l’eau farouche, le vent faisait autour de lui parfois des tourbillons de vertige. Aussi ne cheminait-il qu’avec précaution, par crainte de provoquer un accident irréparable ou de s’engloutir lui-même dans le fleuve.

Lorsqu’il arriva au Château Vert, le vent ne soufflait presque plus sur l’immense plaine. Des clartés s’éveillaient au firmament. La mer grondait toujours de sa voix de houle et de tonnerre, jetant par-dessus les rochers du môle ses paquets de vagues dont il entendait cracher l’écume.

Il était plus de huit heures. Sa femme et sa fille, à table déjà, l’attendaient avec anxiété.

— Tu y as mis le temps, maugréa Irène.

— Ce n’est pas ma faute. Qu’est-ce que tu vas dire tout à l’heure !

Benoît s’assit à sa place d’habitude, auprès de sa femme, en face de sa fille. Toutes les deux prêtes à l’attaque, le front tendu, le fixaient d’un regard ardent. Il commença, très doux, en avalant son potage par petites cuillerées, d’exposer les raisons puis les décisions irréductibles de Ravin.

Hélas ! Irène et sa fille ne lui permirent point d’achever son douloureux message. Quel ouragan ce fut, de récriminations, d’invectives, de menaces ! Irène pliait, dépliait rageusement sa serviette, la tiraillait sur ses genoux, agitait son couteau, frappait contre la table son verre au risque de le briser. Thérèse, dont une flamme dévorait le visage aux lèvres épaisses, aux yeux mouillés de larmes, aux courts cheveux en désordre, trépignait sur sa chaise, jetait des gestes de malédiction à la face d’un ennemi qui, pour l’instant, semblait être son père. Et l’une autant que l’autre clamaient sans arrêt :

— Impossible d’accepter ça !… Je ne veux pas être moins que ces gens-là !… Une esclave ! ah ! non !… Et c’est ça, nos amis Ravin !…

Benoît avait prévu un tel fracas. Les coudes sur la table, il espéra patiemment, avec résignation, un moment d’accalmie. Enfin, elles se turent, par lassitude. Avant qu’elles n’eussent repris haleine, il insinua sur un ton d’humilité :

— Des dettes énormes nous accablent, et nous avons de grands torts, nous sommes des vaincus.

Sa femme, puis sa fille lui coupèrent la parole :

— Ce n’est pas vrai, nous avons assez de biens pour répondre aux réclamations de n’importe qui… Ce sont les Barrière qui veulent nous anéantir.

— Non ! Non !… Erreur !… Au contraire !… Vous réfléchirez. Moi, c’est tout réfléchi. Il faut s’incliner.

Comme elles vociféraient de nouveau, se débattant désespérément contre la fatalité souveraine qui les tenait désormais entre ses griffes, Benoît perdit patience, et, déposant sa serviette sur la table, il quitta la table en disant :

— Nous sommes des vaincus. Rien à faire !…

Courageux pour la première fois, il s’en alla au dehors respirer l’air bienfaisant du large, apaiser son âme misérable de brave homme dans le bruit sauvage de la mer, dont le courroux était moins à redouter que la furie des deux êtres qu’il chérissait le plus au monde.