Le Châtiment de l’avarice

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Le Châtiment de l’avarice
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LE CHATIMENT DE L’AVARICE.

Il n’y a pas long-tems qu’un jeune garçon aussi ambitieux que pauvre, et se piquant encore plus d’être cru gentilhomme, que d’être estimé animal raisonnable, sortie des montagnes de Navarre, et vint avec son père chercher dans Madrid ce qui ne se rencontroit pas dans son pays, je veux dire des bienfaits de la fortune, qui se trouvent à la cour plutôt qu’ailleurs, et qui ne s’y acquièrent guéres qu’en demandant et en se faisant souvent refuser. Il eut le crédit, je ne sai pas comment, d’être reçu page chez un prince (condition qui en Espagne n’est pas si heureuse que celle de laquais en France, et qui n’y est guéres plus honorable.) Il prit les livrées à douze ans, et dès ce tems-là il fut le page du monde le plus ménager et le plus fripon. Il n’avoit pour tout bien que ses hautes espérances, et un pauvre lit dressé dans un petit galetas, qu’il avoit loué dans le quartier de son maître, et là il se retiroit la nuit avec son père, riche d’années, puisqu’il en vivoit, et que faisant par-là pitié à tout le monde il en recevoit des charités. Ce vieux pére mourut, et son fils s’en réjouit, se croyant déjà enrichi de ce que son pére ne dépenseroit point. Dès-lors il s’imposa lui-même une frugalité si grande, et une régle de vie si étroite et si austére, qu’il ne dépensoit presque rien du peu d’argent qu’on lui donnoit chaque jour pour vivre. Il est vrai que c’étoit aux dépens de son estomac, et de tous ceux de sa connoissance. Dom-Marcos (c’étoit son nom) étoit d’une taille plus petite que moyenne, et faute de nourriture devint bientôt l’homme du monde le plus mince et le plus sec. Quand il servoit son maître à table, il ne desservoit jamais d’assiette chargée de viande, qu’il n’en mît dans sa poche ; et parce que les viandes liquides y faisoient un mauvais effet, il fit argent de la cire d’un grand nombre de bouts de flambeaux qu’il avoit amassés avec grand soin, et en acheta des pochettes de fer blanc, dont il fit depuis des merveilles pour l’avancement de sa fortune. Les avares sont d’ordinaire vigilans et soigneux, et ces deux bonnes qualités jointes à la furieuse passion que Dom-Marcos avoit de devenir riche, le rendirent si agréable à son maître, qu’il ne pouvoit se résoudre à se défaire d’un si bon page. Il lui fit donc porter les couleurs jusqu’à l’âge de trente ans. Mais enfin ce doyen de tous les pages du monde étant trop souvent obligé de se faire razer, son maître le métamorphosa de page en gentilhomme, et ainsi fit en lui ce que le ciel n’avoit pas voulu faire. Voilà donc les appointemens augmentés par jour de quelques réales ; mais au-lieu d’en augmenter sa dépense, il resserra tant sa bourse que son nouvel emploi l’obligea à l’élargir. Il avoit bien ouï dire que quelques-uns de sa profession, faute de valet, se servoient le matin de vendeurs d’eau-de-vie pour faire leurs chambres, qu’ils y attiroient sous prétexte d’en vouloir boire ; et quelquefois en hiver se faisoient déshabiller par les oublieurs : mais comme cela ne se pouvoit faire sans quelque sorte de violence, et que notre Marcos n’étoit injuste qu’à soi-même, il aimoit mieux se passer de valet. Jamais bout de chandelle ne s’allumoit dans sa chambre, s’il ne l’avoit volé ; et pour le bien ménager il commençoit à se déshabiller dans la rue dès le lieu où il avoit pris de la lumiére, et en entrant dans sa chambre il l’éteignoit et se mettoit au lit. Mais trouvant encore qu’on se couchoit à moins de frais, son esprit inventif lui fit faire un trou dans la muraille qui séparoit sa chambre de celle d’un voisin, qui n’avoit pas plutôt allumé sa chandelle, que Marcos ouvroit son trou, et recevoit par-là assez de lumiére pour ce qu’il avoit à faire. Ne pouvant se dispenser de porter une épée postiche, à cause, de sa noblesse qui l’étoit aussi, il la portoit un jour à droit et l’autre à gauche, afin qu’elle usât ses chausses en symétrie, et que le dommage en fût moindre, étant également partagé. Dès la pointe du jour il se tenoit sur sa porte, et demandoit de grace une fois à boire à tous porteurs d’eau qu’il voyoit, et ainsi se fournissoit d’eau pour plusieurs jours. Il entroit souvent dans une petite salle du commun, à l’heure que les autres domestiques de son maître y prenoient leurs repas, et là louoit ce qu’ils mangeoient pour avoir droit d’en tâter. Il n’acheta jamais de vin, et en buvoit tous les jours, ou tâtant de celui des crieurs publics, ou arrêtant dans les rues ceux qui venoient d’en prendre au cabaret, à qui il en demandoit par essai pour en acheter de semblable. Venant à Madrid sur une mule, il trompa si bien les yeux de ses hôtes, qu’il ne la nourrit que des paillasses des lits où il coucha, et s’étant lassé dès le premier jour de payer la nourriture du premier valet qu’il eut jamais, il feignit de ne pouvoir boire du vin de l’hôte, et envoya son valet en chercher d’autre à une grande lieue de l’hôtellerie où il avoit mis pied à terre. Le valet y alla sur la bonne foi de son maître, qui cependant avoit gagné le devant, et ainsi le pauvre garçon fut réduit à demander l’aumône jusqu’à Madrid. Enfin Dom-Marcos fut le portrait vivant de l’avarice et de la lézine, et fut si bien reconnu pour l’homme d’Espagne le plus avare, que dans Madrid on n’appelloit plus un avaricieux que Dom-Marcos. Son maître et tous ses amis en faisoient mille bons contes, et même devant lui, parce qu’il entendoit parfaitement raillerie. Il disoit qu’une femme ne pouvoit être belle, si elle aimoit à prendre, ni laide, si elle donnoit ; et qu’un homme prudent ne devoit jamais se coucher qu’il n’eût profité de quelque chose. Sa belle théorie secondée d’une pratique fort exacte, lui avoit acquis à l’âge de quarante ans plus de dix mille écus en argent ( somme immense pour un écuyer de grand-seigneur, et encore Espagnol.) Mais que ne gagne-t-on point à la longue, quand on dérobe tout ce qu’on peut à soi-même, et aux autres ? Dom-Marcos ayant la réputation d’être riche sans être débauché ni joueur, fut bientôt demandé en mariage par plusieurs femmes intéressées, dont le nombre n’est jamais petit. Entre celles qui lui offrirent leur liberté, il se trouvoit une Isidore, femme qui passoit pour veuve, quoique véritablement elle n’eût jamais été mariée, et qui paroissoit plus jeune qu’elle n’étoit, par les déguisemens qu’elle savoit donner à son visage, et par l’art de s’ajuster, qu’elle savoit parfaitement. On jugeoit de son bien par sa dépense, qui n’étoit pas petite pour une femme de sa condition ; et le monde, qui est souvent téméraire et menteur, lui donnoit pour le moins trois mille livres de rente, et pour dix mille écus de meubles. Celui qui proposa à Dom-Marcos son mariage avec Isidore, étoit un insigne fripon, courtier de toutes sortes de marchandises, et marchand en gros de femmes faciles. Il parla si avantageusement d’Isidore à Dom-Marcos, qu’il lui fit venir l’envie de la connoître (curiosité qu’il n’avoir jamais eue pour personne,) et il lui persuada si bien qu’elle étoit riche et veuve d’un cavalier des meilleures maisons d’Andalousie, que dès-lors il se tint quasi pour marié. Le jour même cet entremetteur, qui s’appelloit Gamara, vint prendre Dom-Marcos pour le mener chez Isidore. L’avare Navarrois fut ravi de la propreté et de la magnificence d’une maison où le fit entrer Gamara, et e fut encore plus quand son conducteur lui assura que c’étoit celle d’Isidore. Il y voyoit des meubles, des alcôves, des estrades, et une profusion de bonnes senteurs, qui étoient plus d’une dame de la plus grande qualité, que de la femme future d’un simple écuyer de grand-seigneur ; et pour elle il la crut pour le moins une déesse. Dom-Marcos la trouva qui travailloit à des ouvrages entre une demoiselle et une femme de chambre, l’une et l’autre si braves et si belles, que quelque aversion qu’il eût pour la dépense et pour le grand nombre de domestiques, il se fut marié avec Isidore par la seule ambition de commander à des servantes de si bonne mine. Ce que lui dit Isidore, fut si bien dit, que non seulement il plut à Dom-Marcos, mais il l’enchanta ; et ce qui acheva de lui gagner le cœur, fut une collation aussi délicate que bien servie, où le beau linge et la vaisselle d’argent répondirent aux beaux meubles de la dame qui la donnoit. A cette collation se trouva un jeune garçon bien vêtu et bien fait, qu’Isidore disoit être son neveu, qui avoit nom Augustin, et que sa bonne tante appelloit Augustinet, quoiqu’il eût plus de vingt ans. Isidore et Augustinet régalèrent Dom-Marcos à l’envi l’un de l’autre, et le servirent pendant le repas de tout ce qu’il y avoit de meilleur dans la collation ; et pendant que notre écuyer donna à son estomac mal nourri et fort affamé des provisions pour plus de huit jours, ses oreilles furent charmées par la belle voix de la demoiselle Marcelle, qui au son d’un clavessin chanta des airs fort passionnés. Dom-Marcos mangea comme un diable aux dépens d’autrui , et la collation finit avec le jour, à la clarté duquel on fit succéder celle de quatre grosses bougies en des chandeliers d’ar- gent bien pesans et bien travaillés , que Dom-Mar- cosdès-lors résolut de réformer en une seule lampe, quand il seroit le mari d’Isidore/ Augustin et prit une guicarre , et joua plusieurs sarabandes et chan- sons, que la soubrette Marcelle et la femme de chambre Inez dansèrent admirablement bien , ac- cordant leurs castagnettes au son de la guitarre. Le discret Gamara du tout bas à Dom-Marcos qu’Isi- dore se couchbit de bonne heure. Le civil gentil- homme ne se le fit pas dire deux fois > et faisant à Isidore plus de complimens et de protestations d’amitié et de servitude au’il n’en avoir jamais fait à personne, lui donna le bon soir , et au petit Au- gustinet aussi, leur laissant la liberté de dire de lui ce qu’ils en pensaient. Dom-Marcos amoureux d’I- sidore , et encore plus de son argent , avoua à Ga- mara , qui l’accompagna chez lui, que la belle veuve lui donnoit dans la vue, et que de bon cœur il aqroit donné un doigt de sa main pour être déjà marié avec elle, parce qu’il n’avoir jamais trouvé de femme qui fût plus son. fait que celle-là , quoiqu’à la vérité il prétendît qu’après leur mariage elle ne vivroit pas avec tant d’ostentation et de luxe. Elle vit plutôt, en princesse qu’ep femme d’un particulier , disoit le prudent Dom-Marcos au dissimulé Gamara , et elle ne considère pas, ajoutoit-il, que les meubles qu’elle a mis en argent ^ et cet argent joiqt à celui que j’ai» nous peuvent faire une bonne rente, que nous pour- rons mettre en réserve, et par l’industrie que dieu m’a donnée, en faire un fonds considérable pour les- enfans aue dieu nous donnera. Et si notre mariage est sans lignée, puisqu’lsidore a un neveu a nous lui Assurerons le bien que nous aurons amassé, pourvu que je le reconnoisse garçon réglé et de bonne vie. Dom-Marcos enrretenoit Gamara de <:es discours ou de semblables 3 quand il se trouva devant sa porte. Gamara prit congé de lui , après lui avoir dorme parole que dès le lendemain il concluroit son mariage avec Isidore , à cfiuse , lui dit-il, que les affaires de cette nature $6 romppient autant par retardement , que par la mort de Tune des parties.. Dom-Marcos ernbrassa son cher entremetteur y qui alla . rendre compte à Isidore de Pétat auquel il vénoit de laisser son amant > et cependant notre amourette écuyer tira, de sa poche un bout de bougie, le piqua au bout d* son épée , et l’ayant allumé à une lampe qui brûloic devant le crucifix public d’une place voisine, non sans faire une manière d’oraison jaculatoire pour la réus- site de son mariage » il ouvrit avec un passe-par-tout 1* porte de la maison où il couchok9 et s’alla mettre dan» son méchant lit, plutôt pwr songe* à son amour que pour dormir* Gamara le vint vpir le matin, pour lui annoncer l’agréable nouvelle de son mariage avec Isidore , qui remettoit le jour des noces à la vo- lonté de Dom - Marces. Notre amoureux dit à Gamara, que quand il se marierait le jour même, il ne le seroit pas encore aussi-tôt qu’il Je souhaiteront* Gamara lui dit qu’il ne tenoit plus qu’à.lui; et Dom Marcos l’embrassant, le pria de faire ertsorte que l’on travaillât an contrat dès le jour. même. Il donna heure à Gamara pour l’aptès-dinée quand il auroif été au lever et au dîner de son maître* L’un et l’autre se trouvèrent ponctuellement à l’assignation* Ils allèrent chez Isidore, et Dom-Marcos en fot encore mieux

  • eçu qu’il ne Tavoit été, Marcelle chanta, Inez dansa,

Angustinet joua de la gnitarre, et Isidore, la prin- cipale actrice > donna à son fatuc.Qjpptj* un -grand repas qu’elle sçavoit bien où reprendre. Il le dévora comme un loup affamé, et ne laissa pas de le cen- surer dans son ame. Gamara amena un notaire, qui peut-être ne l’ctoit pas. On dressa les articles du mariage, et on les signa. On proposa à Dom-Marcos de jouer à la prime pour passer le tems. Dieu m’en garde, dit le bon Marcos: je sers un maître qui ne me garderoit pas un quart-d’heure, s’il sçavoit que je fusse joueur, et pour moi,je ne cohnois pas les cartes. Que le seigneur Dom-Marcos me fait plaisir de parler ainsi » dit Isidore. Je dis tous les jours la même chose i mon neveu Augustinet ; mais les jeu- nes-gens ne profitent guéres des remontrances qu’on leur fait. Allez, méchant garçon, dit-elle à Augus- tinet, allez dire à Marcelle et à Inez, qu’elles achè- vent de manger , et qu’elles viennent réjouir la compagnie avec leurs castagnettes. Pendant qu*Au- gustinet alla faire monter les servantes, Dom-Marcos prit la parole en ces termes; si Augustinet, dit-il, veut me plaire, il peut bien renoncer au jeu et i courir la nuit. Je suis bien-aise qu’on se couche de bonne heure dans ma maison , et que la nuit elle soit bien fermée. Ce n’est pas que je sois jaloux de mon naturel, je ne trouve rien de plus impertinent que de l’être , et même quand on a une honnête femme, comme j’en vais avoir une; mais les mai- sons, où il se trouve quelque chose i prendre, ne peuvent être trop à couvert des larrons ; et pour moi, je ne me consolerois jamais , si un fainéant de larron, sans autre peine que celle qu’il y a à prendre ce qu’on trouve, m’&toit en un instant ce 3u’un grand travail ne m’a donné qu’en beaucoup . ’années : et ainsi, poursuivit Dom-Marcos, je lui ôtcrai le jeu et les courses de nuir; ou le diable s’en mêlera, 09 je ne serai pas Dom-Marcos. L*en*» porté Seigneur dit ces dernières paroles avec tant de colère, qu’il en coûta plusieurs douceurs à Isidore pour lui remettre l’esprit dans sa tranquillité ordi- naire. Elle conjura Dom-Marcos de ne se fâcher pas davantagej et lui assura qu’Augustiftet lui donneroit toute sorte de satisfaction j parce qu’il étoit le plus docile et le plus accommodant garçon qu’elle eue jamais, connu. On changea de discours à la venue d’Augustinet et des danseuses j et on passa une panie de la nuit à danser et à chanter. Dom-Marcos, pour n’avoir pas la peine de s’en retourner si tard chez lui, voulut persuader à Isidore de trouver bon qu’ils vécussent déjà ensemble comme mari et femme » et que du-moins il couchât chez elle. Mais elle prie un visage sévère » et protesta à haute voix que de- puis le jour malheureux qu’elle commença d’être veuve » aucun homme n’avoit mis le pied dans le chaste lit qui fut i son Seigneur, ni ne l’y metrroit que l’église n’y eût passé ; que sa condition de veuve ne permettoit pas qu’aucun homme , hormis Au- gustinet, couchât chez elle. Dom-Marcos lui en sur bon gré » nonobstant son impatience amoureuse. 11 lui donna le bon soir, retourna â son logis, ac- compagné de Gamara, tira de sa pochette son bout de bougie , le ficha au bout de sou épée, l’alluma i la* lampe du crucifix; enfin, il fit tout ce qult . avoit fait la nuit précédente, tant sa ponctualité étoit Srande, si ce n’est qu’il ne pria point Dieu, comme avoit fait, à cause peut-être que son affaire étoit faite, et qu’il n’avoit plus besoin du secours du ciel. Les bans furent bientôt publiés, parce qu’il y eue plusieurs fêtes de suite. Enfin ce mariage tant souhaité de part et d’autre, se fit avec plus de cérémonie et de dépense qu’on n’en devoit attendre de l’avarice du marié * qui de peur de toucher à ses dix mille écus, «mputau de l’argent dç ses amis- Les prin- cipaux domestiques de son maître furent des noces, ec ne se lassèrent point de le louer <tu boa choix qu’il avoit faix. Ou fit bo&oé ’ chéce, quoique ce fût aux dépens de DoKwMarces, qui pour Upreaucre fois s’écoit nais eu fbûs, et par un prodige d’amour avoit fait faire de fort belles hardes pour Isidore et pour lui. Les convies se retirèrent de bonne heure, et Dom-Marcos ferma lui-même les portes, et mit des barres aux fenêtres , non tant .pour garder sa femme , que le coffre où son argent étoit enfermé, qu’il fit placer auprès du lie nuptial. Les épousés se couchèrent i et pendant que Dam-Marcos ne rrouve pas tout ce qu’il pensoit trouver , et commence déjà peut-être i se repentir de s’être marié, Marcelle et Inez murmurent ensemble de l’humeur <le. leur maître, et blâment la précipitation de leur traîtresse à prendre un mari. Inez jure ^an grand dieu quVJie aimeroit meeux être Sœur-Laye dans un couvent,, que d’être servante dans une maison qui se ferme à neuf heures du «soir. Et que feciez-vous dpnc si vous étiez en ma place ? dit Marcelle à liiez ; car vous allez ex venez pour hs affaires du ménage ; mais moi, qui suis une Demoiselle faite à la hâte, A faudra que je mène une vie retirée avec la chaste épouse du jaloux mari, et que de toutes les séré- nades que l’on doiwoit si souvent sous nos fenêtres, {"e n’en entende non plus parler que des plaisirs de ’autre monde* Encore ne sommes-nous pas tant à plaindre que le pauvre Augusunet, dit lnez : il a fasse sa jeunessse a servir d’écuyer a sa tance, qui est comme je la suis-, et à cette heure que le voila homme fait, elle lui donne un pédagogue, qui mi reprochera cent fois le jour sa nourriture et sesvê- femeos » ec dieu sçait s’il les a bien gagnés. Ta tn’appreiis-là tx que je ne sçavois pas , dit Marcelle * et je ne m’étonne plus si notre maîtresse faisoic tant la sévère» quand son neveu ad honores s’apprivoisoic avec nous. Si j’avois voulu le croire, jaurois bientôt xké le neveu à la tante ; mais elle m’a nourrie dès ma jeunesse, et encore faut-il avoir de la fidélité «pour ceux dont on mange le pam. Pour vous dire le vrai, continua Inez , je ne nais point ce pauvre garçon, et je vous avoue qu’il m’a fait tantôt grande pitié , quand il a été seul de si mauvaise humeur entre tant de gens qui se réjouissoient. C’est ainsi que s’entretinrent ks servantes, et qu’elles raisonnè- rent sur le mariage de leur maître. La bonne Ine* s’endormit, mais Marcelle avoit autre chose à faire. Ausskât qu’elle vit sa compagne endormie , elle s’habilla , ec alla faire un gros paquet «les hardes d’Isidore, et de quelques-unes de Dom-Marcos , qu’elle avoit adroitement tirées de leur chambre , avant que le prévoyant Seigneur en fermât la porte. Ayant fait son coup , elle s’en alla ; et parce qu’elle n’avoit pas dessein de revenir, elle laissa ouvertes les portes de l’appartement >qu’occupoit Isidore daas cette maison. Inez s’éveilla i quelque tgms de-là, et ne trouvant point sa compagne auprès d’elle » elle eut envie de sçavoir où elle étoit à telle heure. «Elle écouta auprès de la porte d’Augusttnet 9 non -sans quelque périr soupçon et quelque jalousie : mais n’y ayant point ouï de bruit, elle alla la cherchât par-tout ou elle crut qu’elle pouvoit être, et ne k trouva pas, mais bien les portes ouvertes* Elle courut frapper à celle de la chambre des nouveaux mariés* qu’elle mit d’abord en peine du grand bruit qu’elle fit* Elle leur dit que Marcelle étoit sortie la nuit, qu’elle avoit laissé les portas ouvertes, et qu’eue craignoit qu’elle n’eût emporté quelque chose /peut-être pou* m le pas rappprter. Dom - Marcos se jetta hors du lie comme un furieux , courue à ses habits et né les vie plus , ni la belle robe d’Isidore -, mais il vit cette chère épouse d’une figure si différente de celte sous laquelle il en a voit été charmé y qu’il en pensa tomber de son haut. La pauvre dame s’étant éveillée en Sursaut, n’avoit pas pris garde que sa perruque n’é- toit pas sur sa tête. Elle la vit par terre à coté du lit et la voulut reprendre, mais on ne fait presque jamais rien de bien quand on se précipite. Elle mit sa tétiére le devant derrière, et son visage ,’ qui si matin n’avoit pas reçu toutes ses façons journalières, parut mal cofc’ffé, et, dépeint comme il l’éroit, si horrible à Dom-Marcos, qu’il en eut peur comme d’un fantôme. S’il jettoit les yeux sur elle, il voyoit un monstre affreux; et s’il portoit sa vue ailleurs, il ne voyoit plus ses habits. Isidore fort défaite ap- perçut dans les larges, longues et peuplées mous* taches de son mari ; une partie de ses dents postiches qui s’y étoient prises. Elle alla pour les reprendre avec beaucoup de confusion ; mais le pauvre homme qu’elle avoit tant effrayé , ne pouvant s’imaginer qu’elle lui portât les mains si près du visage pour autre chose que pour l’étrangler, ou lui arracher les yeux, se retira en arriére, et évita ses approches avec tant d’adresse, que ne pouvant le joindre , elle fut contrainte enfin de lui avouer que ses mous- taches lui retenoient quelques-unes de ses dents. Dom-Marcos y porta les mains, et y ayant trouvé les dents de sa femme , qui avoient autrefois été celles d’un Eléphant originaire d’Afrique , ou des Indes Orientales, il les lui Jetca avec beaucoup d’in- dignation. Elle les ramassa , et celles qui étoient eparses dans le lit ec dans la chambre, ec se] sauva dans un petit cabinet avec ce rare trésor, et quelques brosses de l’avarice. brosses qu’elle prit sur sa toilette, Dom-Marcos , cependant, après avoir bien renié son créateur, s’é- ’ toit mis dans une chaise , où il faisoit de tristes réflexions sur la mauvaise affaire qu’il avoit faite en se mariant avec une femme qui venoit de lui découvrir, à travers les neiges de soixante hivers pour le moins, qui lui blanchissoient sa tête rase , qu’elle étoit plus vieille que lui de vingt ans, et ne rétoit pourtant pas assez pour n’en passer pas encore une vingtaine en sa compagnie, même da- vantage. Augustiner, que la rumeur avoit fait lever à la hâte, entra moitié habillé dans sa chambre , et fit ce qu’il put pour appaiser le mari de sa tance par adoption ; mais le pauvre homme ne faisoit que soupirer, se frapper la cuisse de la main, et quel- quefois aussi le visage. Il se souvint alors d’une belle chaîne d’or qu’il avoit empruntée pour se parer le jour de ses noces-, mais c’est tout ce oui lui en resta, 2ue ce triste souvenir. Marcelle l’avoir comprise ans la provision des hardes qu’elle s’écoit faite aux’ dépens du nouveau marié. Il la chercha d’abord avec quelque tranquillité, quoiqu’avec beaucoup de soin ; mais quand après s’être lassé de la chercher par toute la chambre , il vit qu’elle étoit perdue, et sa peine . aussi, on ne vit jamais un déplaisir égal au sien» Il fit des gémissemens à mettre en peine tout son quartier. Isidore sortit de son cabinet à ses cris dou- loureux, et sortit si renouvellée et si belle, qu’il crut qu’on venoit de lui changer sa femme encore une troisième fois. Il la regarda avec admiration , et ne lui parla point en colère. Il tira de l’un de ses coffres son habit de tous les jours, s’en habilla; et suivi d’Augustinet alla se tasex à courir les rues après la méchante Marcelle. Us la cherchèrent envaia jusqu’à l’heure du dîné ; qui se fit des restes des noces. Dom-Marcos et Isidore se querellèrent comme des gens qui ont envie de se manger, et mangèrent comme des gens qui se querellent. Isidore pourtant tâchoit quelquefois de ramener Dom-Marcos dans son humeur pacifique, lui parlant avec le plus d’hu- milité et de douceur qu’elle pouvoir, et Augustinet faisoit de>on mieux pour radoucir les esprits aigris: mais la perte de la chaîne d’or étoit à Dom-Marcos plus qu’un poignard au travers du corps. Us étoient près de sortir de table où ils n’avoient fait que se Suereller, tandis que le seul Augustinet mangeoit e toute sa force, quand il entra dans la chambre deux hommes, de la part du maître d’hôtel de l’amiral de Castille » qui prioit madame Isidore de lui renvoyer la vaisselle d’argent qu’il lui avoit prê- tée pour quinze jours, et qu’elle avoit gardée plus d’un mois. Isidore ne sçut que répondre, sinon qu’on alloit la rendre. Dom-Marcos protesta qu’elle éroi: i lui, et voulut faire le mauvais. Un de ces hommes demeura dans la chambre pour ne perdre point de vue ce qu’on faisoit difficulté de lui rendre , et l’au- tre alla quérir le maître-d’hôtel^ qui vint, et qui reprocha a Isidore son mauvais procédé, fît peu de cas de l’opposition de Marcos et de tout ce qu’il put dire, emporta la vaisselle, et laissa lé mari et la femme se querellant sur ce nouveau sujet. Leur con- testation , ou plutôt leur querelle, étoit sur la fin, quand nn frippier accompagné de valets et de porte- faix entra dans la chambre, et dit à Isidore que puis- qu’elle étoit mariée à un homme riche , il venoit uerir les meubles qu’il lui avoit loués, et l’argent ^ u louage, si elle n’aimoit mieux les acheter. C’est ici où la patience échappa à Dom-Marcos ; il voulut battre le frippier -, le frippier lui fit voir qu’il étoit homme à le lui rendre, et injuria Isidore, qui lui rendit injure pouf injure t il la battit; elle se revan- cha, et le plancher fut en peu de tems couvert des dents et des cheveux d’Isidore .,k1u manteau , du cha-, peau y et des gands de Dom-Marcos, qui avoir voulu défendre sa femme. Tandis que les combattans ramas- sent par la chambre les pièces de leur harnois, que le frippier enlève ses meubles, et se fait payer en frippier, et que tous ensemble font une rumeur de tous les diables, le propriétaire de la maison qui lo- geoit dans l’appartement d’en-haut, descendit dans celui d’Isidore 3 et lui dit que s’ils pensoient faire tous les jours le même bruit, ils n’avoient qu’à cher- cher un autre logis. C’est vous , monsieur l’imperti- nent, qui en chercherez un autre, lui dit Dom-Mar- cos, pâle de colère comme un mort. Le propriétaire lui répondit d’un soufflet; le soufflette chercha son épée ou son poignard, Marcelle les avoir emportés ; Isidore et Augustinet se mirent au milieu, et appai- sérent le maître de la maison, et non pas Dom-Mar- cos , qui se donnoit de la tête contre le mur , ap- pelant cent fois Isidore friponne, affronteuse, lar- ronnesse.,Isidore lui répondit en pleurant, quelle n’avoit pu avoir trop d’adresse pour acquérir un Marcosdu mérite du sien -, qu’il devoit par-là juger de son bon esprit, plutôt que de la battre comme il faisoit ; et elle ajouta que même , en matière d’hon- neur, un mari étoit blâmé de battre sa femme. Dom- Marcos jurant doctement, protesta que son argent étoit son honneur, et qu’il vouloir se démarier. Isi- dore lui protesta avec beaucoup d’humilité qu’elle vouloir demeurer mariée j jura à Dom-Marcos qu’il ne pouvoit rompre un mariage fait dans les formes , et lui conseilla de prendre patience. Il fut question de trouver un autre logis. Dom-Marcos et Augus- tinet en allèrent chercher un ; et Isidore cependant eut quelque relâche , et se consola avec Inez de k mauvaise humeur de son mari, par ses coffres pleins d*argenc qu’elle voyoic dans sa chambre. Dem-Mar- cos loua un appartement commode dans le quartier de son maître, et renvoya Aueustinet dîner avec sa tante, ne pouvant se résoudre a manger encore avec cette trompeuse. 11 revint le soir avec tout son cha- grin , et cruel comme un tygre. Isidore l’humanisa un peu par douceur 3 et le matin eut la hardiesse de lui dire Qu’il allât au nouveau logis, pour y recevoir les meubles qu’Augustinet et lnez y aljoient faire por- ter dans un chariot cfu’elle avoit loué. Dom-Marcos s’y en allaj et tandis qu’il les y attend , l’ingrate Isidore y le fripon Augustinet, et la coquette lnez j chargent de tout le bien du pauvre homme une cha- xettebien attelée» s’y embarquent, sortent de Ma- drid , et prennent le chemin de Barcelonne. Dom- JMarcos se lassa de les attendre, alla à son ancien logis, en trouva la porte fermée, et sut des voisins qu’il y avoit déjà long-tems qu’ils s’en croient allés avec ses meubles. 11 retourne d’où il venoit, et ne trouve pas ce qu’il cherche. 11 revient sur ses pas, soupçonnant le malheur qui lui croit arrivé ; il en- fonce la porte de la chambré , et n’y trouve que quelques méchans meubles de bois , et quelques fer- railles, de .cuisine ,. qu’on n’avoit pas jugé valoir la peine d’&re emportés. Il s’en prit a sa barbe et à ses cheveux , il se pocha les yeux de coups de poing , il se mordit les doigts jusqu’au sang, et fut tenté de se tuer ; mais son heure n’etoit pas encore venue. Les plus malheureux se flattent toujours de quelque es- Eérance: il alla chercher les fugitifs dans toutes les ôtelleries de Madrid , et n’en apprit aucune nou- velle. Isidore n’avoit pas été si sotte que de louer* une tharette de jretour à elle en avoit pris une dans un logis voisin de Madrid ; et afin qu’on ne pût pas l’atteindre, elle étoit convenue avec le charètier qu’il ne feroit pas d’autre séjour dans la ville que celui. qui suffisent à la prendre , elle, sa compagnie , et ses meubles. Plus las qu’un chien qui a couru, un lié* vreetl’a manqué, le pauvre gentilhomme, revenoit

  • de courir les hôtelleries de la ville et des fauxbourgs,

quand il trouva Marcelle tête pour tête. Il la prit à la gorge, et lui dit: Je te tiens, méchante larron- nesse, tu me rendras tout ce que tu m’as volé. Mon dieu, mon créateur, lui répondit la friponne ..sans, se troubler, que je m’étois bien doutée que tout tomberbit sur moi ! Ecoutez - moi , mon cher maître, pour l’amour de la sainte vierge : écoutez- moi, avant que de me déshonorer. Je suis fille de bien et d’honneur, par la grâce du bon dieu; et le moindre scandale que vous me feriez donner à mon prochain, me feroit un terrible tort, parce que je , suis sur le point de me marier. Entrons dans l’allie de cette maison, et que votre seigneurie m’écoute a loisir, je lui dirai ce que sont devenus sa chaîne et ses habits. J’avois déjà bien su que l’on mVcusoic de tout ce qui s’étoit passé , et je disois bien à ma \ maîtresse qu’il en arriveroit ainsi, quand elle, me fit faire ce qu’elle voulut que je fisse ; mais elle étoit maîtresse et moi servante. Ah ! que ceux qui servent sont misérables, et qu’ils ont de peine à gagner un morceau de pain ! Dom-Marcos avoit peu e malice : les larmes et l’éloquence de la fausse Marcelle le disposèrent à l’écouter, et même à croire tout ce qu’elle lui voudroit dire. 11 entra donc avec elle sous un portail d’une grande maison , où elle lui apprit qu’Isidore étoit une vieille courtisane, qui avoit ruiné plusieurs personnes qui L’avoient aimée * et n’en avoit pas profité > parce qu’elle étoit fetnme de grande dépense. Elle lui die encore ce qu’elle avbit appris d’Inez , qu’Augustinet n’étoit point ne- veu d’Isidore ; mais une pianiere de filou, fils natu- rel d’une autre courtisane, et qu’elle le faisoit passer pour son neveu, afin de se conserver quelque autorité entre les femmes de son métier, et venger ses que- relles. Elle lui dit que c’eroit à lui qu’elle avoit donné la chaîne d’or et les hardes volées, et que c’étoit par son ordre qu’elle s’en étoit allée la nuit ee sans congé» afin qu’elle fût seule soupçonnée d’une si méchante action. Marcelle dit à Dom-Marcos toutes ces belles choses, aux dépens de tout ce qui en pourroit arri- ver , pour se tirer seulement d’entre ses mains, ou peut-être pour s’acquitter dignement de fa bonne coutume qu’ont tous ceux qui observent de mentir toujours , et de dire de leurs maîtres ce qu’ils savent et ce qu’ils ne savent pas. Elle conclut son plaidoyé par une exhortation qu’elle fit à Dom Marcos de prendre patience, lui faisant espérer que ses hardes lui seroient peut-être rendues , lorsqu’il espéreroit le moins. Peut - être aussi que non, lui dit Dom- Marcos de fort bon sens : il n’y a pas apparence que la traîtresse qui m’a volé mon bien , et s’en est fuye, revienne pour me le rendre. Il conta ensuite à Mar- celle tout ce qui lui étoit arriva chez Isidore, depuis qu’elle en étoit sortie. Est-il possible qu’elle ait eu si peu de conscience ? lui dit la méchante Marcelle. Ah ! mon bon seigneur , que ce n’étoit pas sans sujet que vous me faisiez grande pitié ; mais je n’osai vous nen dire, car le soir que vous fûtes volé, pour avoir eu la hardiesse de représenter à ma maîtresse qu’elle ne de voit pas toucher à votre chaîne, j’en ms traitée de fait et de parole, comme le bon aieu sait. Voilà comme tout s’est passé , dit Dom-Mar- cos , &isant un grand soupir» et le pis que j’y vojs c’est gu*il n’y a plus de remède. Attendez , l’inter- rompit Marcelle, je connois un habile homme de mes amis , et qui pourra bien être mon mari (si dieu veut ) qui vous dira où vous trouverez vos gens, comme s’il les voyoit. C’est un homme admirable , Îui fait des diables tout ce qu’il veut. Le crédule >om-Marcos la conjura de le lui faire voir, et Mar- celle le lui promit, et lui dit qu’il se trouveroit le jour suivant au même lieu. Dom-Marcos y vint ; Marcelle s’y trouva , et dit au pauvre homme que le magicien dont elle lui avoit parlé, avoit déjà travaillé à lui faire trouver ce qu’on lui avoit volé, et qu’il ne manquoit plus qu’une certaine quantité d’ambre, de musc et d’autres senteurs dont il falloit faire des parfums aux démons qu’on vouloit invoquer, qui étoient tous du premier ordre , et des meilleures maisons d’enfer, Dom-Marcos sans délibérer mena Marcelle où l’on vendoit des senteurs, en acheta ce qu’elle lui en fit acheter , et lui en donna même ce qu’elle lui en demanda, tant il croyoit lui être obligé de lui avoir fait trouver un magicien. La scélérate Mar- celle le mena dans une maison de mauvaise mine , , ou dans une salle basse, ou plutôt cave nattée j il fut reçu par un homme en soutane , qui avoit la barbe touffue, et qui lui parla avec beaucoup de gravité. Ce vilain homme que Dom - Marcos regardoit avec beaucoup de respect et de crainte, alluma deux bougies noires, les donna à tenir en chaque main à l’effrayé Dom-Marcos, le fit seoir sur un petit siège fort bas, et l’exhorta, mais trop tard, à n’avoir point de peur. Il lui fit ensuite plusieurs questions sur son âge * sa vie , et sur les hardes qu’on lui avoit volées ; et après avoir regardé dans un miroir , et lu quelque tems dans un livre , il dit à Dom-Marcos qui se mouroit de peur, qu’il savoir bien où etoienc ses hardes ,et les lui dépeignit les unes après les au- tres si exactement, que Dom-Marcos laissa cheoic ses chandelles podr lui sauter au col. Le sérieux ma- gicien le blâma fort de son impatience, et lui apprit que les opérations de son art infaillible vouloient beaucoup de flegme et de retenue , et ajouta que pour des actions moins étourdies que celle qu’il ve- noit de faire, les démons avoient quelquefois mal- traité et même étranglé des hommes. Dom-Marcos pâlit à ces paroles, et se remit sur son siège, après avoir repris ses bougies. Le magicien demanda les parfums que Dom-Marcos avoient achetés , et la fausse Marcelle les lui donna. Elle avoit été jtfsques- là dévote spectatrice de la cérémonie ; mais il la fit sortir, à cause , lui-dit-il, que les démons ne se plaîsoient pas avec les femmes. Marcelle sortit en fai- sant une profonde révérence, et le magicien ayant approché un petit brasier de cuivre , fit semblant de i’etter sur les charbons allumés qui étoient dedans, es parfums de Dom - Marcos , y jetta un soufre si puant, et qui fit une si épaisse et si violente fu- mée, que le magicien qui s’étoit imprudemment pen- ché sur ce brasier, en pensa être suffoqué. Il en toussa à se démonter la gorge, et avec un si grand effort que sa barbe touffue, qui n’étoit pas de son crû, et qui étoit mal attachée , tomba et le découvrit à Dom- Marcos pour le pernicieux G^mara. Dom-Marcos lui sauta à la gorge , la lui serra d’une force d’Her- cule , criant au voleur d’une voix effroyable. La justice passoit en même-tems par la même rue, elle entra dans la maison d’où sortoient les cris effroyables qu’on entendoit de loin \ car Gamara que Dom-Marcos tenoit à la gorge, crioit aussi fort que lui. Les ar- chers trouvèrent d’abord Marcelle qu’ils arrêtèrent, çt ayant enfoncé la porte de la chambre magique * trouvèrent Dom-Marcos et Gamara cramponés l’un sur l’autre , et qui se veautroient par la place. Le prévôt reconnut Gamara pour un homme qu’il cherchoit il y avoit longtems, et qu’il avoit ordre de prendre comme un filou, un maquereau , et un larron sur le tout. 11 le mena en prison avec Dom- Marcos et Marcelle, fit inventorier tout ce qui étoic dans la chambre et le fit mettre en lieu de sûreté. Dès le jour suivant Dom-Marcos fut élargi sous la caution de son maître. Il se porta partie contre Ga- mara j et partie contre Marcelle, qui furent convain- cus de lui avoir volé ses hardes, qu’on trouva toutes entières entre celles qui avoient été inventoriées. On y en trouva beaucoup d’autres > les unes qu’il avoic volées , et les autres qui lui avoient été données en gage ; car il étoit Juif, et par conséquent usurier. Quand il fut pris, il étoit sur le point d’épouser Marcelle, qui lui portoic en mariage , outre les hardes qu’elle avoit volées à Dom-Marcos , une inclination à voler non moindre que celle de son futur époux, un esprit capable d’apprendre tout ce qu’il lui eût pu montrer, et même de le surpasser; et un corps assez beau, sain, et jeune, pour être souvent acheté, souvent livré, et pour durer long- tems daqs les fatigues du putanisme. La bonne cause de Dom-Marcos soutenue du crédit de son maître, lui fit bientôt rendre tout ce qu’on lui avoit volé. Gamara fut envoyé aux galères pour le reste de ses jours, et Marcelle fut fouettée et bannie, et Ton trouva que l’un et l’autre avoient été traités favo- rablement. Pour Dom-Marcos il n’étoit pas si aise de r’avoir ses hardes, et d’être vengé de Gamara et de Marcelle, que désespéré de ce que ce grand fourbe n’étoit pas magicien. La perte de ses dix mille écus l’avoic presque reqdu fou. Il alloit tous les jours .visiter toutes les hôtelleries de Madrid ; et enfin il trouva des muletiers qui revenoient de Barcelone , qui lui dirent qu’ils avoient trouvé à quatre ou cinq journées de Madrid une charrette chargée de hardes, de deux femmes, et d’un homme, et qu’elle s’étoit arrêtée dans une hôtellerie à cause de deux mules qui étoient mortes aux charretiers Eour les avoir trop pressées. II? lui dépeignirent cet omme et ces deux femmes, et les marques qu’ils lui en donnèrent se rapportoient si bien à Isidore, à Inez ec à Augusrinet, que sans délibérer davan- tage il s’habille en pèlerin ; et ayant obtenu de son maître des lettres de recommandation pour le vi- ceroi de Catalogne, et de la justice un décret contre sa femme fugitive, il prit le chemin de Barcelone, tantôt à pied, tantôt sur une mule, et y arriva en peu de jours. Il alla droit au port pour s’y loger ; et la première chose qu’il vit en arrivant, ce fut ses coffres qu’on portoit dans une chaloupe , et Augustinet, Isidore et Inez, qui les alloient escorter jusqu’à un vaisseau qui les attendoit à la rade, dans lequel ils s’alloient embarquer pour Naples. Dom- Marcos suivit ses ennemis, et se mit avec eux dans la chaloupe comme un lion. Ils ne le reconnurent point, à cause de son chapeau de pèlerin qui avoir un bord d’une très-vaste circonférence, et ils le pri- rent pour quelque pèlerin qui alloit à Lorette , comme les matelots le prirent pour être de la com- pagnie d’Augustinet. Dom-Marcos dans la chaloupe pensa y mourir d’inquiétude, bien moins de ce qu’il alloit devenir , que de ce qu’alloient devenir ses coffres. La chaloupe cependant vogua vers le vaisseau, et vogua si vite, ou plutôt Dom-Marcos étoit si occupé de tout ce qu’il avoit dans la tête, qu’il se trouva sous le grand vaisseau, lorsqu’il pensoit en être encore bien loin. On commença d’y faire monter les hardes ; ce qui tira Dom-Marcos de sa profonde rêverie, qui ne l’avoit pourtant pas empêché d’avoir toujours les yeux sur le plus cher de ses coffres, où étoit tout son argent. Un matelot vint prendre ce coffre pour l’attacher avec d’autres, à une grosse corde qu’on tiroit du vaisseau avec une poulie. C’est ici où Dom-Marcos s’oublia : il vit lier son coffre près de lui, et ne branla pas ; et enfin, le voyant déjà en l’air, il se prit des deux mains à un des anneaux de fer qui servoient à le lever de terre, résolu de ne s’en séparer jamais. Et peut-être qu’il en fût venu à bout : car que ne fait point un avaricieux pour conserver son argent ? mais par malheur, le coffre se sépara des autres, et tombant à plomb sur la tête du malheureux, qui ne quitta pourtant point sa prise, il l’enfonça au fond de la mer, ou si vous voulez à tous les mille diables. Isidore, Inez et Augustinet le reconnurent dans le tems qu’il se perdit en la compagnie de leur cher coffre, dont la perte les fit plus pâlir que la peur du vindicatif Dom-Marcos. Augustinet enragé de tant d’argent perdu, et peu maître de son premier mouvement, frappa le matelot qui avoit si mal lié les coffres, d’un furieux coup de poing. Le matelot lui en donna un encore plus furieux, et qui le fit cheoir dans la mer. Il se prit en tombant à la malheureuse Isidore, qui ne se prit à rien ; et ainsi accompagna son cher Augustinet, qui malgré lui accompagna Dom-Marcos. Inez s’embarqua dans le vaisseau avec le reste des hardes, qu’elle mangea dans Naples en peu de tems ; et après avoir été long-tems courtisane, mourut en courtisane, c’est-à-dire à l’Hôpital.