Le Chaddanta-Jâtaka
LE CHADDANTA-JÂTAKA
Chaddanta est le titre du 514e des 547 textes qui forment la compilation pâlie du Jâtaka[1]. Il peut passer pour un des plus célèbres du recueil et paraît surtout jouir d’une grande popularité au Laos. Car il y en a une copie parmi les manuscrits laociens, provenant de la mission Pavie, entrés depuis deux ans à la Bibliothèque nationale. C’est le seul texte du Tipiṭaka qui fasse partie de cette collection ; il est vrai qu’elle se réduit à seize ouvrages, la plupart fort courts, et ne comptant pas, dans leur ensemble, plus de 492 olles. J’ignore de quelle façon elle a été formée ; mais je suppose que, si une copie du Chaddanta s’y trouve comprise, c’est parce qu’il en existe un grand nombre dans le pays ; et cette multiplicité ne peut avoir d’autre cause que l’importance attachée au texte et la popularité[2] dont il jouit.
Le Chaddanta-Jâtaka, dont le héros est un éléphant qui, d’après ce titre, aurait eu « six défenses », est représenté, dans la littérature bouddhique du Nord, du Sud et de l’Est, par plusieurs versions distinctes, que je me propose d’étudier parallèlement. Mais ce Jâtaka n’est pas le seul qui ait un éléphant pour héros, et il me paraît à propos de commencer par jeter un coup d’œil rapide sur différents textes qui appartiennent, comme le 514e Jâtaka, à ce que je crois pouvoir appeler « le groupe des Jâtakas de l’Éléphant ». J’entends par là ceux dans lesquels le Bodhisattva est éléphant. Il n’est pas question de ceux où figurent des éléphants qui ne sont pas le futur Buddha.
Je choisis dans le Tipiṭaka pâli cinq textes qui nous représentent le Bodhisattva vivant comme roi d’éléphants. Ce sont les Jâtakas 72 et 514, où il est qualifié Nâgarâja « roi des Éléphants » (le birman dit : Chaṅ-phrû[3] « éléphant blanc ») ; — le Jâtaka 455 où il est qualifié Nâga « éléphant » (le birman dit encore : Chaṅ-phrû) ; — le 122, où il est qualifié Hatthî « éléphant » (le birman dit de nouveau : Chaṅ-phrû) — enfin le 267 où il est qualifié Vâraṇa « éléphant » (le birman dit ici : Chaṅ-maṅ[4] « roi d’éléphants »).
À ces cinq Jâtakas du Sud il en faut ajouter un sixième qui appartient à la littérature du Nord, le Hastî-Jâtaka, 31e texte du Jâtaka-mâlâ sanscrit. Ces six textes ne sont pas les seuls qui nous montrent le Bodhisattva sous forme d’éléphant ; mais ils sont les seuls qui prêtent à un rapprochement avec le Jâtaka 514. Je vais donner une brève analyse du Jâtaka sanscrit et des textes 72, 122, 267, 655 du Jâtaka pâli, mais sans me conformer à l’ordre suivi par ce recueil, lequel est fondé sur la longueur relative des « textes ». Je range mes analyses d’après le rapport qu’elles ont avec le Jâtaka 514, commençant par les récits qui s’en rapprochent le moins, finissant par ceux qui s’en rapprochent le plus.
Je ne me ferais aucun scrupule de mêler un texte sanscrit à des textes pâlis, si l’utilité de ce mélange était clairement indiquée. Mais, comme ce n’est pas le cas actuellement, je profite de la séparation qui existe naturellement, malgré tant d’analogies, entre les textes du Nord et ceux du Sud, pour mettre à part et en avant le 31e texte du Jâtaka-mâlâ sanscrit.
Un éléphant blanc, semblable à une montagne neigeuse, vivait seul dans une épaisse forêt, lorsqu’il entendit un jour un bruit de plaintes de gens en détresse. S’étant dirigé du côté d’où venait ce bruit, il aperçut une troupe de sept cents hommes accablés de fatigue, tourmentés par la faim et la soif. À sa vue, les malheureux eurent peur et essayèrent de fuir ; mais il les rassura et leur demanda qui ils étaient et d’où ils venaient. Ils répondirent que, bannis au nombre de mille par le roi, ils avaient été réduits à sept cents par les souffrances qu’ils avaient endurées. L’éléphant, touché de compassion, pleura sur la cruauté du roi et sur le malheur de ces pauvres gens. Il lui vint alors une idée lumineuse, celle de les tirer de ce mauvais pas et de sacrifier sa vie pour les sauver, afin d’arriver lui-même non à la condition humaine, à la félicité de Brahmâ, ou même à la délivrance pure et simple, mais au privilège de faire traverser aux créatures la forêt de la transmigration. Il leur montra le sommet d’une montagne, disant que, au pied de cette montagne, il y avait un lac ; que, près du lac, ils trouveraient le corps d’un éléphant dont la chair leur servirait pour se nourrir et les viscères pour puiser de l’eau ; et il leur indiqua le chemin à prendre pour arriver au pied de la montagne. Mais lui-même s’y rendit rapidement par un autre chemin, la gravit et se précipita du sommet. Quand les voyageurs y arrivèrent, ils trouvèrent le corps d’un éléphant mort depuis peu. Ils remarquèrent sa ressemblance avec celui qui les avait renseignés, et la plupart pensèrent que ce devait être un de ses parents ; mais les plus avisés comprirent que c’était celui-là même qui leur avait parlé. Ils firent ce qu’il leur avait recommandé, se nourrirent de sa chair, puisèrent de l’eau avec ses viscères et furent ainsi sauvés. Cet éléphant sauveur n’était autre que le Bodhisattva pratiquant au plus haut degré la première des Pâramitâs — Dâna « le don », le sacrifice.
Un crabe colossal en or molestait les éléphants qui venaient se baigner dans son lac. Le Bodhisattva, ému de pitié envers le troupeau qui dépérissait, résolut, pour le sauver, de naître d’une des femelles qui en faisaient partie ; puis, quand il fut uni à une autre de ces femelles, il s’informa du moment où le crabe attaquait les éléphants. Ayant appris que c’était à la sortie de l’eau, il ordonna à tous les éléphants de sortir d’abord, lui restant le dernier. On fait ce qu’il a prescrit. Le crabe le saisit par un pied avec ses pinces. Se sentant entraîné, il pousse un cri ; les éléphants fuient épouvantés. Sa femelle, qui était auprès de lui, veut fuir également. Mais il la retient, et elle s’adresse au crabe, le priant de laisser aller son époux. Le crabe, entendant une voix féminine, lâche prise et l’éléphant, dont le pied était redevenu libre, en profite pour lui monter sur le dos et briser sa carapace : le troupeau était délivré. Le Bodhisattva avait échappé à la mort ; mais il avait généreusement risqué sa vie.
Ce Jâtaka 267 n’est pas aussi éloigné du 514 qu’on le pourrait croire ; car il a, comme on le verra plus loin, beaucoup d’analogie avec un récit qui est une véritable variante de ce même Jâtaka 514.
Un roi de Magadha avait un Maṅgalahatthî (éléphant de bénédiction, de cérémonie, de gala) tout blanc et admirable, si bien que lorsque le roi paraissait dans la ville de Râjagṛha, installé sur le dos de son éléphant, la foule se récriait sur la beauté de l’animal, le déclarant digne d’un roi Cakravartin. Cela revenait à dire que la monture était trop belle pour celui qu’elle portait ; du moins, le roi le comprit ainsi et devint jaloux de son éléphant au point de vouloir le faire périr. Il ordonna donc au cornac de monter sur la bête et de la conduire au sommet du mont Vepulla. Là, il demanda que l’éléphant se tînt successivement sur trois pieds, sur les deux pieds de devant, sur les deux de derrière, puis sur un seul. Il espérait que, dans l’un de ces exercices, le Maṅgalahattî tomberait ; mais « l’éléphant de bénédiction » justifia son nom ; il sortit victorieux de toutes ces épreuves. Enfin le roi demanda qu’il se tînt en l’air ; ce nouveau tour de force fut exécuté. Alors le cornac, lui ayant dit à l’oreille de le conduire à Bénarès, adressa au roi une admonition sévère, puis s’enfuit, à travers les airs, sur le dos de son éléphant, jusqu’au palais du roi de Bénarès, où il descendit en présence d’une foule émerveillée. Informé de l’arrivée de ces hôtes inattendus et instruit de ce qui s’était passé, le roi fit trois parts de son royaume, en donna une à l’éléphant, une autre au cornac et se réserva la troisième. La présence de l’éléphant valut à ce roi la domination sur l’Inde entière. Le roi de Magadha était Devadatta, celui de Bénarès Çâriputra ; le cornac était Ananda et l’éléphant le futur Buddha Gautama-Çâkyamuni.
Un bel éléphant tout blanc, dont la trompe ressemblait à un câble d’argent, vivait dans la région de l’Himavat, entouré de huit mille de ses semblables. Sa mère était aveugle, et il chargeait ses compagnons de lui porter les fruits sauvages nécessaires à sa nourriture. Mais les infidèles messagers les mangeaient au lieu de les lui donner. Quand l’éléphant blanc le sut, il quitta le troupeau, transporta sa mère secrètement, de nuit, au pied du mont Caṇḍorana, où il l’installa dans une grotte voisine d’un étang de lotus, et là, il la nourrissait : d’où le nom de Mâtuposaka-nâga.
Il lui arriva un jour de rencontrer un habitant de Bénarès perdu dans la forêt. Il le prit sur son dos et le remit dans le bon chemin. Mais l’ingrat nota les arbres et les montagnes afin de pouvoir plus sûrement trahir son bienfaiteur. Il arriva à Bénarès au moment où le Maṅgalahatthî du roi venait de mourir, et une proclamation invitait ceux qui connaîtraient un sujet digne de le remplacer à le faire savoir. Il s’empressa de déclarer qu’il connaissait un éléphant blanc, vertueux, ayant toutes les qualités requises ; qu’on n’avait qu’à lui donner un dresseur d’éléphants et qu’il se faisait fort de l’amener. Le roi accueillit la proposition, et l’homme, accompagné d’un dresseur, se rendit au Candorana dont il avait si bien étudié le chemin. L’éléphant, en le voyant, pénétra son mauvais dessein ; mais il ne voulut pas se livrer à sa colère. Il inclina la tête comme pour saluer et se laissa prendre par la trompe. Sept jours après, il était à Bénarès.
Pendant que sa mère se lamentait, le roi, averti à l’avance de cette capture, avait fait de grands préparatifs pour recevoir avec les honneurs voulus le nouveau Mangalahatthî qui fut introduit dans la demeure de ses prédécesseurs ; mais, quand on lui apporta sa nourriture, il refusa de manger sans sa mère ; le roi, n’ayant pu vaincre sa résistance, ordonna de lui rendre sa liberté, ce que l’éléphant reconnut en adressant au monarque un discours sur les dix devoirs d’un roi avec la recommandation d’être vigilant ; puis, se rendant auprès de sa mère, il la sacra avec de l’eau prise avec sa trompe dans l’étang de lotus. Le roi, touché, créa un village en ce lieu et le donna pour demeure perpétuelle à la mère et au fils. Quand la vieille éléphante aveugle fut morte, son fils, après avoir célébré ses obsèques, se rendit à l’ermitage de Karandaka, où les 500 ṛṣis de l’Himavat vinrent s’établir ; il le leur donna pour habitation.
Le roi fit faire une image de l’éléphant blanc et institua une grande fête, où l’on se rassemblait chaque année de tous les points du Jambudvîpa, et qui fut appelée Hatthimaha « fête de l’éléphant ».
Le roi d’alors était Ânanda, le dresseur d’éléphants Çâriputra, et la mère aveugle Mahâmâyâ devî. Il va sans dire que le voyageur ingrat et perfide était Devadatta, de même que l’éléphant moral, qui remettait les égarés dans le chemin, faisait la leçon aux rois et se dévouait au soin de sa mère était le Bodhisattva, le futur Buddha[5].
Ce Jâtaka 455 est représenté dans le Cariyâ-piṭaka par dix stances qui forment le onzième texte du recueil et le premier de la section Sîla-pâramitâ. C’est le seul des « Jâtakas de l’Éléphant » qui ait été introduit dans ce petit recueil de trente-cinq textes.
Un éléphant blanc avait renoncé à sa royauté sur huit mille individus de son espèce pour vivre solitaire. Il rencontra un jour un habitant de Bénarès égaré dans la forêt, le prit sur son dos et le remit dans le chemin. Revenu à Bénarès et se trouvant dans la « rue des Ivoiriers » (Dantakâravithi), l’homme vit quelques-uns de ces industriels occupés à leurs travaux et leur proposa de leur fournir de « l’ivoire vif » (jîvadante). Son offre étant acceptée, il prend une scie, va trouver l’éléphant et lui dit que, réduit à la misère, il a besoin, pour vivre, d’une portion de ses défenses. La bonne bête lui donne satisfaction et s’agenouille pour que cet homme puisse à loisir scier l’extrémité de ses défenses (aggadante). Ayant dissipé le prix de cet ivoire, l’homme retourne à son éléphant et lui demande ce qui lui reste des défenses (avasesadante). Toujours de bonne composition, le vertueux animal se prête à son désir. Une troisième fois, l’homme revient pour avoir les racines des défenses (muladaṭṭhâ). Avec une docilité qui ne se dément pas, l’éléphant lui donne toute facilité et se laisse meurtrir pour que son protégé puisse s’en aller chargé de ces dernières dépouilles. Mais c’en était trop ; la terre, indignée, s’entrouvre, et les flammes de l’Avîci enveloppent le méchant qui tombe dans le gouffre. Ce méchant était naturellement Devadatta ; l’éléphant vertueux était son futur cousin, le Buddha Gautama-Çâkyamuni. Le texte lui donne la qualification de Sîlavâ, ce qui indique la pratique du sîla, la deuxième pâramitâ ; mais il me semble que son action rentre plutôt dans la première pâramitâ, le « don », le sacrifice. Je me borne à signaler maintenant cette difficulté ; elle se représentera plus tard.
Ce Jâtaka 72, qui est le premier des « Jâtakas de l’Éléphant » dans le recueil pâli, est proche parent du dernier, le 514, dont nous nous proposons de faire une étude spéciale. Il pourrait presque en être considéré comme une variante : dans l’un comme dans l’autre, il s’agit d’un éléphant qui fait le sacrifice de ses défenses, et cela pour contenter un indigne, pour donner satisfaction à une passion coupable ; seulement les circonstances dans lesquelles se consomme ce sacrifice sont totalement différentes. Les autres Jâtakas résumés ci-dessus présentent avec le 514 des rapprochements de détail plus ou moins nombreux et frappants ; mais l’analogie qu’offre le 72e est particulièrement saisissante ; et un lien plus intime l’unit au 514 qui va maintenant nous occuper exclusivement.
Il existe, à ma connaissance, cinq versions bien distinctes du Chaddanta-Jâtaka : — deux versions pâlies ; — une version sanscrite ; — deux versions chinoises. — Je laisse de côté la « version » laocienne qui n’est qu’une traduction du Jâtaka 514. — Je compte donc cinq versions distinctes sur chacune desquelles je vais donner quelques indications.
La première version pâlie est le Jâtaka 514 — le quatrième des dix textes formant la section. Tim̃sanipâta, c’est-à-dire ayant un nombre de stances (gâthâs) supérieur à trente et inférieur à quarante. Celui des stances du Chaddanta n’est pas le même dans tous les manuscrits. Le manuscrit singhalais du texte (no 136 du fonds pâli de la Bibl. nat.) lui en attribue trente-sept ; mais j’en trouve quarante et une dans le manuscrit birman du texte (no 135 du même fonds) et dans le manuscrit pâli-birman (no 146) qui, outre le Commentaire, ajoute une traduction birmane au texte pâli[6]. Or ce chiffre de quarante et un dépasse la mesure et devrait conséquemment faire ranger le texte qui l’atteint dans la section suivante, Cattâlisanipâta. Mais il se trouve que les trente-six premières stances et la stance finale sont les mêmes dans les trois manuscrits ; d’où je conclus que les stances 38-40 des manuscrits birmans doivent avoir été ajoutées postérieurement. Et, en effet, ces stances font partie du Samodhâna, c’est-à-dire de l’identification des personnages du Jâtaka, identification qui, d’ordinaire, ne fait pas partie du « texte » et se trouve seulement dans le « Commentaire ». D’où vient donc que ces stances de Samodhâna ont été introduites dans les manuscrits birmans ? Apparemment de ce que la stance finale commune à tous les manuscrits fait elle-même partie du Samodhâna, qu’elle donne l’identification d’un des personnages, le principal, du Jâtaka, qu’elle est, par conséquent, un Samodhâna, mais un Samodhâna incomplet. Or les stances ajoutées dans les manuscrits birmans sont précisément destinées à le compléter ; car elles fournissent l’identification des autres personnages. Elles auraient sans doute pu donner ce renseignement en termes plus brefs de manière à se renfermer dans la limite du total de stances qui caractérise les textes du Timsanipâta ; mais elles ne font, en définitive, que développer avec une certaine exubérance le germe contenu dans la stance finale du Jâtaka, laquelle est, je le répète, un Samodhâna.
À l’existence de ce Samodhâna, complet ou incomplet, qui caractérise le Jâtaka 514 par une particularité exceptionnelle, sinon unique, il faut ajouter cette autre circonstance que le « texte » de ce Jâtaka (je veux dire les stances qui le composent) est intelligible et fait connaître par lui-même au lecteur de quoi il s’agit ; ce qui est encore une chose rare, exceptionnelle, les stances des Jâtakas ne pouvant ordinairement se comprendre qu’à l’aide du Commentaire qui les encadre, et les plus claires, celles dont le sens ne peut donner lieu à aucun doute, ne permettant souvent pas même de deviner à quels faits elles se rapportent.
Les stances 26 ef 27 du Jâtaka 514 ont été introduites dans le Dhammapada dont elles sont les neuvième et dixième stances. Et la partie du Commentaire de ce recueil qui se réfère à ces stances est une histoire (vatthum) que l’on peut à bon droit considérer comme une variante du Chaddanta-Jâtaka, d’autant plus que le Commentaire lui-même y renvoie le lecteur. Cette version, beaucoup plus simple et plus courte, différant même sur un point très important, on pourrait dire essentiel — le sacrifice des défenses — dont elle ne dit mot, se rapproche, par certains traits, du Jâtaka 267, celui des récits analysés ci-dessus qui semblait s’éloigner le plus du Jâtaka 514. Mais quand on compare ensemble des textes bouddhiques, il y a toujours quelques points par lesquels ils se rattachent les uns aux autres. Si deux récits semblent différer plus qu’on ne s’y attendait, il s’en trouve un troisième, qui sert de moyen terme et les réunit en tenant à la fois de l’un et de l’autre.
Le vingt-cinquième des vingt-neuf ou trente textes du Kalpadruma-avadâna, intitulé Ṣaḍdanta-avadâna, est — le titre lui-même l’indique — une version du Chaddanta-Jâtaka[7]. J’ai parlé ailleurs de ce Kalpa-dr-av., collection de récits amplifiés et versifiés, empruntés à des recueils plus anciens et encadrés dans un dialogue entre le roi Açoka et le Sthavira Upagupta. Les deux tiers de la compilation reproduisent des récits de l’Avadâna-çataka ; le Ṣaḍdanta-avadâna n’appartient pas à cette catégorie, il n’a pas son équivalent dans les « Cent légendes » ; mais il suppose un récit antérieur, analogue à ceux de l’Avadânaçataka, dont le Kalpa-dr.-av. nous donne une amplification versifiée. Ce récit antérieur ne paraît pas exister dans ce qui nous reste de la littérature bouddhique sanscrite ; mais on peut espérer le retrouver dans les ouvrages nouveaux qui pourraient être découverts ultérieurement. Il me semble impossible qu’il ne soit pas quelque part dans le Kandjour ; mais, à l’exception d’une mention sommaire qui en est faite dans la stance 60 du chapitre xiii du Lalitavistara, et qui ne peut passer pour une « version », je ne l’ai pas encore rencontré et je ne sais trop où le chercher. Je suis donc réduit au récit fourni par le Kalpa-dr.-av. ; on verra qu’il cadre parfaitement avec le Jâtaka pâli 514, sauf pour le récit du temps présent qui diffère totalement.
J’ai trouvé deux versions chinoises de notre Jâtaka, et je ne suis pas sûr qu’il n’en existe pas davantage. Elles différent notablement l’une de l’autre, et différent aussi des versions pâlie et sanscrite, qu’elles, reproduisent, mais qu’elles abrègent considérablement et dont elles ne sont nullement des traductions proprement dites. L’une d’elles est un véritable Jâtaka, réunissant récit du temps passé et récit du temps présent ; l’autre se compose uniquement du récit du temps passé, qui est, après tout, la partie essentielle.
Je mets au premier rang et j’appelle « première » celle qui, ayant les deux récits, constitue un Jâtaka régulier. Elle est le dixième texte, commençant le chapitre ii du Tsa-pao-tsang-king[8] et a pour titre :
Lou-ya-pesiang-in-youen
(Ṣaḍdanta-çveta-nâgasya nidânam)
« Destinée de l’Éléphant blanc à six défenses. »
Elle suit, en général, la version pâlie, surtout pour le récit du temps présent. J’y ai compté six cent quatre-vingt-dix caractères chinois. L’autre version, que j’appelle la « deuxième », est le deuxième texte du chapitre iv du Lou-t’ou-tsi-king[9], recueil qui a pour objet de montrer comment le Buddha a pratiqué jadis les « six perfections (pâramitâs) » et correspond, par cette disposition, sinon par ses éléments, au Cariyâ-piṭaka pâli et au Jâtakamâlâ sanscrit. Il n’a pas de titre et compte six cent sept caractères chinois. Il paraît se conformer plutôt à la version sanscrite. Du reste, on retrouve, dans les deux textes chinois, des traces de l’une et de l’autre version indienne, avec certains détails qui leur sont propres et attestent la liberté dont usent habituellement les traducteurs ou imitateurs chinois, bien différents des traducteurs tibétains.
Je rappelle que je désigne ordinairement ces deux versions par les termes « première » et « seconde », pour ne pas avoir à répéter constamment les titres chinois des recueils auxquels elles appartiennent.
Je passe maintenant à l’analyse un peu minutieuse qui constitue la partie essentielle de ce travail.
Le Chaddanta-Jâtaka est un véritable drame. Je vais en exposer les diverses péripéties après avoir donné la description du héros et du lieu de la scène. Je suivrai la version pâlie du Jâtaka 514, en rapprochant constamment d’elle les autres versions, de manière à rendre sensibles les concordances et les différences.
Qu’y a-t-il d’étonnant si, au temps où les bêtes et spécialement les éléphants parlaient[10], il y en eut un pourvu de six défenses ? Car c’est bien là le sens propre du mot Chaddanta. Mais le héros du Jâtaka 514 jouissait-il véritablement de ce privilége un peu encombrant, à ce qu’il semble ? Il paraît que la chose est douteuse.
Ce mot Chaddanta, qui est le titre et a l’air d’être le nom du héros du Jâtaka 514, ne se rencontre pas une seule fois dans les stances du « texte »[11]. Il est vrai qu’il y est largement remplacé par son synonyme Chabbisâna, dont l’équivalent sanscrit Ṣaḍvisâna se lit, avec Saddanta, au commencement du chapitre vi du Lalitavistara ; car c’est sous la forme d’un petit éléphant à six défenses que Siddhârtha entra dans le sein de Mâyâdevî[12] ? Mais Chabbisâna n’est, pas plus que Chaddanta, un nom propre. À vrai dire, le héros du récit n’a pas de nom ; il n’est désigné que par des épithètes dont la principale est Chaddanta. Lorsque le « texte » parle des défenses, il n’en dit pas le nombre, mais il met une fois dans la bouche de son héros cette phrase significative : « Elles sont nombreuses les magnifiques paires de défenses que j’ai comme (en ont eu) mes pères et mes aïeux[13]. » Je conclus de là que cet éléphant appartenait à une famille hors ligne, où l’on avait, de père en fils, plus de deux défenses, dont le nombre, à cause du qualificatif chabbisâna, doit être fixé à six. Mais telle n’est pas l’interprétation du « Commentaire ».
D’après le Commentaire, le nom de Chaddanta (qu’il paraît préférer) viendrait de ce que les défenses émettaient des rayons de six couleurs[14]. Il le dit et le répète ; et la traduction explicative birmane ne manque pas, chaque fois que revient le mot Chabbisâna, de bien spécifier qu’il s’agit de défenses à six « couleurs » (aroṅ)[15]. On pourrait mettre le texte et le commentaire d’accord en supposant six défenses qui auraient chacune sa couleur propre. Mais ce serait une interprétation subtile et inexacte ; la véritable pensée du commentateur doit être que le Chaddanta avait deux défenses qui brillaient de six couleurs variées. Sur quoi se fonde-t-il pour entendre ainsi le mot Chabbisâna ? Est-ce sur l’épithète uḷârâ (magnifiques) ? Peut-être. Cependant ce serait donner bien de l’importance à un simple qualificatif. Il doit y avoir quelque autre raison que nous indiquerons tout à l’heure.
La version sanscrite emploie couramment le mot Ṣaḍdanta sans l’expliquer et sans le donner comme nom propre. Quand elle parle des défenses, elle n’en dit pas le nombre, pas plus que ne le font le texte et le commentaire de la version pâlie. Il y a toutefois un passage douteux que nous citerons ultérieurement, où elle semble faire allusion à deux défenses.
Quant aux versions chinoises, elles aussi ne donnent pas de nom au héros du récit et ne disent pas le nombre de ses défenses, quand elles ont à en parler. Mais elles le désignent l’une et l’autre comme un éléphant à six défenses[16], expression qui se rencontre une seule fois dans chacune d’elles. Il n’est pas douteux qu’elles entendent par là un éléphant pourvu de six défenses, et le lecteur chinois ne peut pas comprendre autre chose. C’est bien certainement aussi ce qu’entend Hiouen-thsang dans le passage où il dit avoir vu le Stûpa élevé en l’honneur de l’éléphant à six défenses[17].
Parmi les 108 figures du Phra-bat (ou Çri-pada), « pied sacré » du Buddha, reproduites par Alabaster[18], il y a trois éléphants : le premier (no 19) est vu de face, il a trois têtes et six défenses ; les deux autres (nos 42 et 50) sont vus de profil et n’ont chacun qu’une tête et deux défenses, le no 42 portant une selle sur laquelle se voit la marque Çrîvatsya[19]. Alabaster nous dit que le premier (19) est Airâvana, l’éléphant d’Indra, le deuxième (42) Ubosot (= Uposatha), le troisième Chatthan (= Chaddanta). Il ajoute que Eug. Burnouf avait appliqué le nom d’Airâvana à un éléphant à une tête et celui de Chaddanta à un éléphant à trois têtes, mais qu’il s’était trompé, l’éléphant à trois têtes étant la monture d’Indra, Airâvana[20].
L’éléphant à six défenses serait donc pour les Brahmanistes la monture d’Indra, pour les Bouddhistes le Buddha, dans une de ses vies passées, et, selon quelques-uns, au moment de sa conception — si l’on prend les mots Chaddanta-chabbisâna dans leur sens propre : ce que je fais, considérant l’explication du commentaire comme relativement récente. Dans cette hypothèse, on ne peut guère admettre que les Bouddhistes aient imaginé les six défenses et leur aient ensuite substitué les six couleurs parce que les Brahmanistes se seraient approprié cette création. Je considère donc les six défenses comme une invention brahmanique adoptée par les Bouddhistes qui, se ravisant et pensant que l’adhésion à cette fiction humiliait trop le Buddha (subordonné en quelque sorte à Indra) ou témoignait de trop peu d’originalité, auraient donné des mots Chaddanta et Chabbisâna (en s’appuyant peut-être sur l’épithète uḷârâ une interprétation nouvelle qui certainement ne peut se tirer de ces mots eux-mêmes.
L’éléphant du Jâtaka 514 est blanc, « tout blanc » (sabbaseto), qualificatif qui, dans le texte pâli, accompagne toujours Chabbisâna. Mais la force de cette expression est restreinte par l’assertion du Commentaire que les pieds et l’extrémité de la trompe, d’ailleurs « semblable à une corde d’argent », étaient rouges. La version sanscrite nous dépeint son héros « resplendissant comme la neige, couvert de taches d’or » [21], et ces deux qualificatifs sont joints au mot Ṣaḍdanta. La première de nos versions chinoises donne trois fois à l’éléphant la qualification de « blanc » ; la première fois, la blancheur est associée aux six défenses, comme dans le titre du récit cité plus haut. Mais je suis étonné de ne pas trouver le mot pe (blanc) dans la deuxième version chinoise.
L’éléphant du Hastî-jâtaka sanscrit, celui des Jâtakas 72, 122, 455, est blanc ; mais ni le Jâtaka 267, ni le Commentaire du Dhammapada, qui a des affinités avec le 267 comme avec le 514, dont il est une version, ne parlent de la couleur de leur éléphant.
Le Commentaire pâli ajoute aux deux traits caractéristiques et essentiels — la blancheur et les six défenses — des détails sur la taille du Chaddanta. Elle était de 120 coudées (ratana) en longueur et de 88 coudées (hattha) en hauteur ; sa trompe en avait 58 ; les défenses, ces fameuses défenses, en avaient 15 de tour et 16 de long.
Les autres versions sont muettes sur ce point.
Cet éléphant était le chef — le Commentaire pâli dit « l’aîné » [22] — d’une troupe de huit mille[23] de ses semblables, comme le héros des Jâtakas 72 et 455. La version sanscrite et les deux versions chinoises lui donnent simplement le titre de « Roi des éléphants ». C’est du reste celui qu’il a dans l’intitulé pâli et la version birmane[24]. Mais ces trois versions sont d’accord pour réduire à cinq cents individus le troupeau du Chaddanta. Peut-être serait-il plus juste de dire que c’est le Commentaire pâli qui l’a porté au nombre hyperbolique de huit mille. Le commentaire du Dhammapada dit « plusieurs milliers ».
Les huit mille éléphants du troupeau sont dépeints comme ayant la force et la rapidité du vent, détruisant tout sur leur passage. Le texte semble même leur attribuer des défenses semblables à celles de leur chef, et le pouvoir de se transporter à travers les airs leur est reconnu par le Commentaire, pouvoir que la deuxième version chinoise semble attribuer plus spécialement au chef et qui appartient également au héros du Jâtaka 122.
Ce roi d’éléphants avait deux épouses que la version sanscrite appelle Bhadrâ et Subhadrâ. Le commentaire pâli leur donne à l’une et à l’autre le nom de Subhaddâ, les distinguant par les qualificatifs : Mahâ (grande) et Cûla (petite). La différence est légère. Dans les deux versions chinoises, l’éléphant à six défenses a aussi deux épouses ; mais la deuxième version ne les nomme pas et ne les distingue que par les qualificatifs première et seconde ; la première version au contraire leur donne des noms correspondant à ceux de la version sanscrite ; car il appelle l’une Hien (= Bhadrâ) et l’autre Chen-hien (= Subhadrâ).
Il demeurait, dit la version sanscrite, « sur le versant méridional de l’Himâlaya»[25], non loin de la « Mandâkinî abondante en lotus[26] ». La première version chinoise parle d’une forêt et d’une montagne qu’elle ne désigne pas autrement ; la deuxième, plus précise sans être plus claire, place la résidence de son héros au Sud (!), à une distance de 3,000 li, dans une région montagneuse où l’on n’arrive qu’après deux jours de marche. Le Dhammapada dit simplement « une forêt ». Mais le Commentaire pâli du Jâtaka 514 fait une description luxuriante et étrange.
Il nous montre le roi des éléphants établi sur les bords d’un lac circulaire, appelé Chaddantadaha (lac de Chaddanta), ayant 50 yojanas de diamètre et entouré d’une montagne haute de 7 yojanas, appelée Suvannapassa (aux flancs d’or). Cette montagne est entourée elle-même d’une autre, celle-ci d’une troisième et ainsi de suite, jusqu’à la septième. Leur hauteur va en décroissant d’un yojana successivement et elles portent les noms de Manipassa (flanc de joyaux), Suriya-passa (flanc solaire), Canda-passa (flanc lunaire), Udaka (eau ?), Mahâkâla (grand noir), Cûlakâla (petit noir)[27].
L’eau du lac a la couleur du Maniskandha et n’est libre de toute plante aquatique que sur une surface de 12 yojanas de diamètre. À partir de cette limite jusqu’au mont Suvaṇṇa, il y a un très grand nombre de plantes diverses énumérées avec soin par le Commentaire et formant autant de forêts (vana), qui commencent par celle des Lis blancs (kallahâra) et finissent par celle des bambous (veḷu).
Au bord du lac était un Nyagrodha gigantesque, dont le tronc avait 5 yojanas de tour et 7 de haut ; les quatre branches principales, tournées vers les quatre points cardinaux, avaient 6 yojanas en longueur aussi bien que celle qui se dirigeait vers le zénith. Les branches verticales qui avaient pris racine étaient au nombre de huit mille, pour abriter tout le troupeau du Chaddanta dont cet arbre était la résidence d’été. Comme le Nyagrodha était situé à l’orient du lac et, par conséquent, exposé au vent et à la pluie, l’éléphant s’y tenait pendant la saison des chaleurs. Quand venait la saison des pluies, il habitait, dans le Suvaṇṇa-passa, une grotte à la voûte et aux parois d’or.
Tous les textes sont d’accord pour placer la dedemeure du Chaddanta dans une région très éloignée, montagneuse, presque inaccessible. Comment faire coïncider ces indications avec le dire de Hiouen-thsang qui déclare avoir vu un Stûpa élevé à l’endroit même où se passèrent les faits racontés dans le Jâtaka 514[28] ? Et où était ce Stûpa ? dans le pays de Bénarès, non loin et à l’ouest du Mṛgadâva où le Buddha fit sa première prédication, dans le voisinage des trois étangs où le Buddha se baigna, lava son vase à aumônes et lava son vêtement, étangs qui ayant, le premier 200, le deuxième 180, le troisième 150 pas de circonférence et se trouvant dans la plaine indienne, n’ont évidemment rien de commun avec le Chaddantadaha célébré par le Commentaire pâli du Jâtaka 514. Je n’entreprends pas de résoudre la difficulté ; je me borne à la signaler.
Les éléphants n’étaient pas les seuls habitants de cette région déserte : les rochers en étaient hantés par des Kinnaras, et il s’y trouvait une troupe de 500 Paccekabuddhas. Le « texte » pâli fait deux fois mention des premiers qui, cependant, restent inactifs et ne semblent figurer dans la description des lieux que pour augmenter l’horreur de leur aspect sauvage ; il ne parle pas des Paccekabuddhas qui jouent pourtant, dans le récit du Commentaire, un rôle important. Le Chaddanta rendait à ces éminents personnages un culte assidu et leur fournissait des aliments. Le culte rendu aux Paccekabudhas prend dans le Commentaire du Dhammapada une grande extension : c’est le troupeau tout entier qui, se rendant au bain, ne manque jamais de les saluer à l’aller et au retour.
La version sanscrite remplace les Paccekabuddhas du commentaire pâli par des Munis se livrant à leurs mortifications dans la forêt (tapovana), détail plus brâhmanique que bouddhique, mais nullement déplacé. La deuxième version chinoise y met des Pretas (Ngo-kweï), sans leur donner aucun rôle dans les événements qui surviennent ; l’éléphant cite seulement comme un de ses mérites le soin qu’il prend de les nourrir. La première version chinoise emploie l’expression Fo-ta qui signifie « tour de Buddha » et semble désigner un Stûpa ou un Caitya. L’éléphant porte à Fo-ta des fruits et des aliments. Il est bien vrai qu’on dépose sur les Caityas des offrandes diverses ; mais le contexte indique assez clairement des êtres animés nourris par le roi des éléphants. Fo-ta ne représenterait-il pas le sanscrit-pâli Bhûta qui serait, dans ce texte, l’équivalent de Prêta ?
La deuxième épouse devint jalouse de la première : de là les malheurs de Chaddanta. — Voici comment la désunion naquit dans le ménage.
Informé un jour par les jeunes éléphants que les Sâlas étaient en fleur, Chaddanta se mit en marche avec ses deux épouses et secoua de son front un de ces arbres : des feuilles fraîches saupoudrées de pollen tombèrent sur Subhaddâ l’aînée ; mais Subhaddâ la jeune était si malheureusement placée qu’elle ne reçut que des feuilles mortes, des rameaux desséchés et des fourmis. Elle crut à une méchante intention de son époux et lui en garda rancune. Une autre fois, après le bain du roi et des deux reines, les éléphants, s’étant baignés à leur tour, rapportèrent un grand lotus appelé Sattudaya et l’offrirent à leur chef qui le prit avec sa trompe, se saupoudra le front de pollen et l’offrit à Subhaddâ l’aînée. Nouveau motif de rancune pour Subhaddâ la jeune.
Telle est la version pâlie. La sanscrite décrit les jeux du Ṣaḍdanta et de Subhadrâ dans la Mandâkinî. Ṣaḍdanta enlève les lotus d’or avec sa trompe et en couvre Subhadrâ ; il va même jusqu’à en placer un, en signe d’amour, sur chacun de ses globes frontaux ; ce qui cause le dépit de Bhadrâ. Selon la première version chinoise, Subhadrâ aurait ravi un magnifique lotus trouvé dans la forêt par l’éléphant et destiné à Bhadrâ qui s’indigna d’en être frustrée. La deuxième version parle d’un lotus cueilli dans l’eau et offert à la première épouse ; d’où l’exaspération de la deuxième. Ces diverses versions reproduisent donc avec de légères nuances le second trait de la version pâlie.
Subhaddâ la jeune, décidée à se venger, imagina le moyen suivant : acquérir des mérites, et, par eux, la réalisation de ses désirs, en faisant l’aumône aux cinq cents Paccekabuddhas. Le Chaddanta leur donnait des fleurs au goût de miel et des racines de lis avec du miel de lotus ; la pauvre Subhaddâ ne pouvait offrir que des fruits sauvages. Elle les leur présenta avec une requête pour renaître fille de roi dans la famille des souverains de Madda, devenir l’épouse du roi de Bénarès et gagner ses préférences de manière à faire tuer Chaddanta par un chasseur et à obtenir comme dépouilles les défenses de l’éléphant. Cette prière (patthanâ) si précise, où l’on mettait les points sur les i, fut exaucée. Je comprends fort bien qu’une offrande de mince valeur confère plus de mérites qu’un don de grand prix ; je comprends moins qu’un acte réputé religieux, inspiré par une pensée de vengeance, ait plus de poids qu’un acte religieux pur de toute intention haineuse et tourne contre l’auteur de cet acte irrépréhensible. Mais voyons la suite.
Le Kalpa-dr-av. nous montre Bhadrâ se rendant dans le bois des mortifications, s’adressant à un vieux Muni, recevant de lui la formule du « jeûne à huit membres[29] » et faisant un pranidhâna (vœu) pour obtenir, dans une autre naissance, un mariage royal et se faire fabriquer un « siége de plaisance » (krîḍâsanam̃) avec les défenses du Ṣaḍdanta. D’après la première version chinoise, elle offre des fruits et des aliments aux Fo-ta de la montagne, et fait un praṇidhâna[30] pour renaître parmi les hommes et arracher, grâce aux mérites acquis par ce moyen, les défenses de l’éléphant. Dans la deuxième version chinoise, la seconde épouse fait le serment (chi[31]) de s’entendre avec quelqu’un pour tuer avec des flèches empoisonnées l’époux dont elle croit avoir à se plaindre.
Je n’insiste pas sur les petites différences de ces récits suffisamment concordants. Je note seulement que dans deux versions (sanscrite et première chinoise) l’épouse jalouse a recours au praṇidhâna, une des pâramitâs complémentaires ; ce qui me paraît bien grave : un praṇidhâna pour arriver à la perpétration d’un crime ! Nous avons déjà remarqué que le Commentaire pâli se sert d’un mot plus faible : patthanâ (demande, requête). L’emploi de ces différents termes est-il intentionnel ? L’auteur du Commentaire pâli a-t-il voulu atténuer l’expression ? ou le compilateur septentrional a-t-il voulu la renforcer ? Je ne sais. Le terme employé par la deuxième version chinoise, chi(=pratijñâ) paraît devoir se placer entre les deux autres. Mais qu’il s’agisse de prière, de serment ou de vœu, nous avons toujours un acte marqué d’un caractère plus ou moins profondément religieux, visant au crime et couronné de succès, comme on va le voir.
Après avoir accompli ses actes méritoires, l’épouse jalouse meurt, selon son désir, mais de quelle façon ? « En se desséchant par abstention de nourriture[32] », dit le Commentaire pâli. La version sanscrite, moins explicite, dit qu’elle « abandonna son corps[33] » ; mais, comme c’est à la suite de la pratique d’un jeûne très complexe, il faut entendre qu’elle mourut d’inanition. Les deux versions sont sensiblement d’accord. Les versions chinoises diffèrent ici beaucoup : d’après la première, notre héroïne se serait précipitée du haut de la montagne, ce qui rappelle la mort dé l’éléphant du Hastî-Jâtaka sanscrit ; d’après la seconde elle se serait pendue ou étranglée (kie-ki) au moyen d’un nœud interceptant la respiration. Ces deux modes violents du suicide conviennent sans doute à une personne en proie à une passion ardente comme l’était cette épouse dominée par la jalousie, mais non à un être qui, comme elle, prépare son avenir par des actes religieux ; le suicide par inanition, considéré presque comme une manifestation de vertu, est le seul qui soit approprié à la situation.
Mais, à peine morte, elle renaît fille du roi de Madda et de la première épouse de ce roi, sous le nom de Subhaddâ ; devenue nubile, elle est unie au roi de Bénarès qui ne tarde pas à en faire son épouse préférée, la première ou « l’aînée » de ses 16,000 femmes. La puissance mystérieuse qui règle le Karma était donc à la dévotion de l’épouse jalouse. Telle est la version du Sud ; d’après la version du Nord, Bhadrâ renaquit à Bénarès comme fille de Khandita, conseiller du roi. Ge roi, que le Commentaire pâli ne nomme pas, mais que le texte sanscrit appelle Brahmadatta, la remarqua, l’épousa et la mit à la tête des 1,000 femmes de son gynécée. Le lecteur peut remarquer la sobriété relative du Kalpa-dr.-av. qui donne 1,000 femmes au lieu de 16,000 au roi de Bénarès, 500 sujets au lieu de 8,000 au Chaddanta. Dans toute cette histoire, pour l’exubérance, l’hyperbole, l’extravagance, c’est le Sud, non le Nord, qui a la palme.
Les versions chinoises nous donnent ici des noms nouveaux et difficiles. D’après la première, la morte renaquit dans la maison du roi Pi-ti-hi et fut mariée au roi Brahmadatta (Fan-mo-ta). Le chinois Pi-ti-hi-wang correspond au pâli Maddarâja (roi de Madra) ; mais il ne paraît pas possible d’identifier Pi-ti-hi avec Madda ou Madra. Ces trois caractères pourraient représenter Videhi ou Vaidehi ; mais le féminin ne s’explique pas. Et comme ils ne sont pas suivis du caractère kwĕ, ils ne doivent pas former un nom de pays. La deuxième version est encore plus obscure ; elle ne dit pas le nom du père ni peut-être le nom de la femme elle-même ; il la qualifie sse-sing-niu (femme à quatre noms[34] ?) et dit qu’elle fut remarquée et épousée par Ching-so-wang, le roi Chingso, termes qui doivent être la traduction, non la transcription d’un mot indien que je ne puis rétablir. La deuxième version chinoise s’étend beaucoup sur la description du caractère de cette reine qui était une maîtresse femme et gouvernait son mari et l’État.
Dès qu’elle se fut rendue maîtresse de l’esprit et du cœur de son mari, Subhaddâ feignit une maladie grave et mystérieuse. Le roi s’inquiète, la questionne ; elle répond qu’elle a une envie et une envie qu’il faut satisfaire à tout prix. Le roi se déclare prêt à lui donner satisfaction ; car il en a le pouvoir comme la volonté. Mais elle refuse de faire connaître cette envie dès à présent ; elle ne s’expliquera que devant une réunion de tous les chasseurs du pays.
Le roi s’empresse d’obtempérer à sa demande et convoque les chasseurs qui se trouvent à 300 yojanas à la ronde. Il en vient 60,000 ; beau chiffre pour un pays où la vie des animaux est l’objet d’un si grand respect, et où l’on enseigne même que le meurtre de ceux qui sont nuisibles est puni des supplices infernaux ! Quand les chasseurs furent rassemblés, la reine leur dit qu’elle avait vu en songe un éléphant blanc à six défenses, qu’il lui faut ses défenses, ou qu’elle mourra. Les chasseurs se récrient ; jamais ils n’ont ouï parler d’un pareil éléphant ; ils demandent en quel lieu du monde peut vivre un être semblable. Subhaddâ, les voyant si mal disposés, les examine d’un regard scrutateur et en avise un de très mauvaise mine qu’elle reconnaît pour avoir été anciennement, sous le nom de Soṇuttara, l’adversaire du Chaddanta. Elle fait part de cette découverte au roi qui conduit ce chasseur au haut de son palais à sept étages, ouvre une fenêtre et, lui montrant l’Himalaya, lui indique la direction à suivre. Mais Soṇuttara fait des difficultés ; il s’agit d’une opération dangereuse, et le palais du roi renferme assez d’ornements (pilandhana) de toute espèce. Pourquoi, afin d’en acquérir de nouveaux, risquer la vie des gens ? Veut-on donc exterminer les chasseurs ? — Subhaddâ répond qu’elle a fait des dons à des Paccekabuddhas, qu’elle est sûre d’obtenir ce qu’elle désire. Elle promet cinq villages au chasseur s’il tente l’entreprise. Soṇuttara, à demi gagné, demande au moins des renseignements sur la demeure et les habitudes de l’éléphant, sur les moyens de s’en rendre maître. Subhaddâ, qui (chose extraordinaire !) n’a pas perdu le souvenir de son ancienne condition animale, donne les indications demandées avec une abondance et une précision qui ne laissent rien à désirer. Soṇuttara promet de tuer l’éléphant et d’en rapporter les défenses. Subhaddâ lui donne mille pièces de monnaie et le congédie en lui disant de revenir dans sept jours.
Bhadrâ de la version sanscrite ne joue pas la maladie ; elle dit simplement au roi qu’elle mourra si elle ne peut satisfaire le désir ardent qui lui est venu de posséder un siége fabriqué avec les défenses d’un éléphant de l’Himalaya qu’elle a vu en songe. Le roi fait aussitôt venir un vieux chasseur et lui explique de quoi il s’agit. Mais cet homme en sait trop : il n’ignore pas l’existence de cet éléphant, il n’ignore pas non plus que c’est le Bodhisattva, qu’il sera un jour Buddha, que c’est une mauvaise action d’attenter à sa vie, que c’est d’ailleurs une chose impossible, attendu qu’il est invincible ; il y a bien d’autres éléphants, soit dans le palais du roi, soit ailleurs, dont les défenses peuvent être employées pour le travail que l’on veut faire. Les ministres approuvent et le roi se rend. Mais Bhadrâ revient à la charge et met son époux au pied du mur ; il a promis, il doit tenir. Le mari, subjugué, s’adresse à un autre chasseur qui, dès l’abord, et sans savoir ce que l’on veut de lui, donne les signes du plus grand respect et se déclare prêt à exécuter les ordres du roi. Brahmadatta commence par le bien payer en or, puis lui fait connaître la tâche à accomplir et lui donne ses instructions. Le chasseur fera ce qui lui est commandé.
Dans la première version chinoise, Bhadrâ demande à son époux des défenses d’éléphant pour s’en faire un lit, sans parler d’un éléphant spécial qu’elle aurait en vue. Le roi fait aussitôt appel aux chasseurs et promet cent onces d’or à celui qui lui rapportera l’objet demandé. Un d’eux accepte.
Cet épisode a, dans la deuxième, une ampleur qui contraste avec le laconisme, la sécheresse, on peut même dire l’insuffisance de la première.
L’épouse royale a vu en songe un éléphant à six défenses ; et il lui faut ces défenses pour se faire une « agrafe à huit joyaux » (pey-pa-yu) ; sinon, elle mourra de dépit. Le roi dit qu’elle ne mourra pas pour cela.
— « Si ! répond-elle. » — Et cette petite altercation conjugale fait rire les assistants. Mais le roi est obligé de prendre la chose au sérieux et fait délibérer ses ministres. L’un nie l’existence de l’éléphant, un autre la réalité du songe, un troisième objecte la distance à laquelle se trouve cet éléphant, s’il existe ; un quatrième dit que, si on le prend, il regagnera son logis à travers les airs. Finalement les quatre ministres convoquent les chasseurs des quatre régions et les questionnent. Le maître chasseur de la région méridionale déclare que feu son père lui avait toujours dit que cet éléphant existe, mais demeure fort loin. Les ministres s’empressent d’avertir le roi qui présente le chasseur à la reine. Elle lui donne tous les renseignements nécessaires et termine en lui recommandant de percer l’éléphant de ses flèches, de le dépecer, de prendre les défenses et de lui en rapporter à elle-même une longueur de « deux pouces ». C’est pour cette petite quantité d’ivoire quelle exige un si grand effort et l’exécution d’un acte si grave !
Revenons à la Subhaddâ du Commentaire pâli Pendant le délai des sept jours qu’elle avait fixé à Soṇuttara, elle fit fabriquer des scies, des haches, des bêches, des marteaux, des instruments et des armes de toute espèce, des sacs ; elle amassa des provisions ; et quand le chasseur revint, elle lui remit le tout avec une forte somme d’argent pour l’entretien de sa famille pendant son absence ; et cette absence devait être longue : car ce n’est qu’au bout de sept ans sept mois et sept jours qu’il vint à bout de sa rude besogne.
Ainsi muni et approvisionné, il partit pour son expédition. Avant d’arriver aux sept montagnes, il lui fallut franchir dix-huit jungles de diverse nature, mais presque impénétrables, et à travers lesquelles il dut se frayer un passage au moyen des instruments que la reine lui avait donnés. Ensuite il eut à gravir successivement les sept montagnes dont la dernière surtout, le Suvaṇṇa-passa, exigea de pénibles efforts. Le Commentaire décrit longuement, en détail, l’exercice auquel il se livra pour cette ascension difficile. Arrivé au sommet, il aperçut le lac et le Nyagrodha, but de son voyage, puis descendit la pente intérieure avec une gymnastique analogue à celle qui lui avait servi pour gravir la pente extérieure opposée.
Tout ce développement appartient en propre au Commentaire pâli ; aucune des autres versions ne décrit le voyage du chasseur.
Après avoir soigneusement et longuement examiné les lieux, s’être rendu compte de la place que l’éléphant occupait ordinairement, de ses habitudes, du chemin qu’il suivait dans ses allées et venues, le chasseur choisit l’endroit appelé Mahâ-visâla-mâlaka, y creusa une fosse quadrangulaire qu’il dissimula habilement, laissant une ouverture suffisante pour voir et donner passage à son arme. Alors il se vêtit d’habits jaunes, et, la flèche sur l’arc, une flèche empoisonnée, d’une grandeur et d’une grosseur inusitée, prête à partir, il attendit le passage de l’éléphant. Le lendemain, le brave animal, revenant du bain, passa par là ; l’eau qui dégouttait de son corps tomba à travers les interstices, sur le chasseur. C’était le signal : il lança sur l’éléphant sa redoutable flèche et le transperça. C’est là, en résumé, ce que raconte le Commentaire pâli.
La version sanscrite est sensiblement différente. Le chasseur se revêt bien d’habits jaunes pour se donner l’air d’un moine ; car c’est là un élément essentiel du récit : mais il ne creuse pas de fosse et, s’il dissimule ses armes, il ne cache pas sa personne. Il la montre même si bien que Subhadrâ l’éléphante, le voyant rôder à l’entour, prend l’alarme et fait part de ses inquiétudes à son mari ; celui-ci n’y faisait guère attention et ne s’émeut pas. Il demande comment cet inconnu est accoutré, et, apprenant qu’il est vêtu d’habits jaunes, déclare qu’il n’y a rien à craindre (bhayasthânam̃ na kasyacit). — C’est au moment où il exprime cette confiance absolue qu’il reçoit le coup mortel.
Les deux versions chinoises se partagent. D’après la deuxième, très brève, le chasseur exhibe les habits jaunes, prend le vase à aumônes et se place dans une fosse après avoir lancé sa flèche (si j’entends bien le texte). Ce qui me paraît singulier. Cette version suit donc le pâli, mais d’une façon assez maladroite. La première version est tout autre, beaucoup plus satisfaisante et plus conforme au Kalpa-dr.-av.
Le chasseur, cachant ses armes et exhibant l’habit jaune, est aperçu de Subhadrâ qui prévient son mari. Celui-ci, apprenant quelle est la tenue de cet étranger, répond que « dans l’habit de moine, il y a nécessairement du bien, non du mal[35] ». Et il ne tarde pas à être percé par la flèche du traître. Mais ici se place un incident spécial à cette version. Subhadrâ, qui, dans les autres, est accablée par ce malheur et consolée par son époux, a, dans celle-ci, la force de lui reprocher son imprudence, sous une forme respectueuse d’ailleurs et en écolière docile : « Tu disais que dans l’habit du moine il y a du bien et non du mal. Que dis-tu maintenant de celui-ci ? » — À quoi le sage imprudent répond : « Ce n’est pas dans l’habit du moine qu’est la transgression ; c’est dans le cœur qu’est le mal, la colère, la transgression. » Assurément ! il n’en reste pas moins que Subhadrâ avait témoigné une méfiance raisonnable et justifiée, et le Chaddanta une confiance insensée. Il avait d’ailleurs dit formellement que le bien, non le mal était dans l’habit ; parole imprudente, erreur funeste qu’il était bien nécessaire de rectifier. Sa réponse est au fond une rétractation. Il admet en réalité la critique formulée par Subhadrâ contre la proposition qu’il avait émise tout d’abord.
Remarquons le rôle de l’habit jaune dans cette histoire. D’après le Commentaire pâli et la deuxième version chinoise, il n’est d’aucune utilité pour le meurtre ; l’éléphant est frappé sans avoir vu celui qui le blesse et sans savoir quelle mine et quel accoutrement il peut avoir. Ce n’est qu’après avoir reçu le coup qu’il découvre l’habit de moine. La fosse est, dans cette version, le moyen d’arriver au but, la mort de l’éléphant. De là vient que, dans l’autre version, celle du Kalpa-dr.-av. et du Tsa-pao-tsang, la fosse disparaît ; car elle est inutile, puisque le chasseur peut, avec son déguisement, inspirer à la proie qu’il guette une confiance illimitée. Dans le premier système, l’habit jaune n’est pour le meurtrier qu’un moyen de se protéger contre la vengeance de sa victime ; dans ie second, elle est le moyen qu’il emploie pour l’accabler.
Ce rôle de l’habit jaune est encore plus accentué, ou, si l’on veut, plus exclusif dans le récit du Commentaire du Dhammapada. Ici, il n’y a ni époux, ni épouse jalouse ou non jalouse. Un chasseur, qui travaille pour lui-même et n’est le délégué ou l’émissaire de personne, a revêtu l’habit monacal pour mieux tromper des éléphants très dévots qui le saluent avec respect, chaque fois qu’ils passent devant lui, le prenant pour un Paccekabuddha ; et, chaque fois, le dernier du troupeau tombe frappé d’une flèche, sans qu’aucun puisse découvrir d’où la mort lui arrive. Ce troupeau finit par avoir un roi plus avisé qui se doute de ce que ce peut être. Il examine avec soin la situation : cet habit jaune ne lui dit rien qui vaille. Il marche le dernier du troupeau ; mais comme il est aussi méfiant que le héros du Kalpa-dr.av. est confiant, il évite la flèche meurtrière et se cache derrière un arbre. Le chasseur, persuadé que le coup a porté, arrive pour saisir sa proie et se trouve pris entre le tronc de l’arbre et la trompe de l’éléphant ; il allait être broyé quand l’éléphant, se ravisant par respect pour l’habit jaune ou pour ceux qui le portent, lui fait grâce et se contente de lui adresser la leçon exprimée dans les vers 9-10 du Dhammapada et 26-27 du Jâtaka 514, sur ce thème bien connu en Occident comme en Orient : « L’habit (ou la robe) ne fait pas le moine. »
Le roi qui a sauvé son troupeau au péril de sa vie, en démasquant le faux Paccekabuddha, n’est autre que le Bodhisattva. Ainsi que nous l’avons déjà remarqué, cette histoire ressemble fort au Jâtaka 267 ; néanmoins nous devons la considérer, malgré bien des différences importantes, comme une version du Chaddanla-Jâtaka, auquel il nous faut maintenant revenir.
En recevant le coup, le Chaddanta poussa un cri terrible ; les huit mille éléphants répondirent par un cri semblable. Puis, informés de ce qui était arrivé, ils se répandirent dans toutes les directions, soulevant la poussière avec fureur et cherchant, pour le mettre en pièces, l'adversaire de leur roi. Chaddanta, plus calme, consolait Subhaddâ. Cependant une pensée de vengeance lui était venue tout d'abord à l'esprit, d'autant qu'il pensait pouvoir facilement découvrir son ennemi ; car la direction de la flèche, entrée par le nombril et sortie par le dos, permettait de reconnaître le point de départ. Mais il crut devoir d'abord écarter Subhaddâ qui restait auprès de lui pour le retenir et le consoler. Il l'engagea à rejoindre les autres éléphants ; elle obéit et s'éloigna par le chemin des airs. Alors, d'un coup de pied, il fit sauter une des planches qui recouvraient la fosse, et le meurtrier apparut à ses regards. Il s'apprêtait à le frapper, quand il aperçut l'insigne des Arhats, le fameux habit jaune, que le chasseur démasqué, mais hypocrite et fourbe jusqu'au bout, lui présenta humblement en le déposant comme une offrande sur sa trompe. Tout en reconnaissant qu’on peut porter l’habit jaune, sans avoir les vertus dont il est l’emblème, le Chaddanta renonce à la vengeance par respect pour l’habit. Car, cela est dit positivement, et Hiouen-thsang répète cette tradition, c’est à cette usurpation de l’habit jaune que le chasseur dut d’être épargné. L’éléphant blanc fit au faux Arhat la leçon que méritait cette ruse indigne et le questionna sur son injustifiable agression. Le chasseur ne cacha rien et, d’ailleurs, il n’avait rien à cacher : il déclara n’avoir fait qu’obéir à la reine de Bénarès qui tenait absolument à avoir les défenses du roi des éléphants.
Dans le Kalpa-dr.-av., le meurtrier est connu ; il n’y a pas à le découvrir. Le Ṣaḍdanta, dominant son émotion et sa douleur, relève Subhadrâ abattue par le chagrin ; il reconnaît s’être laissé tromper par la couleur de l’habit, déplore l’hypocrisie et la fourberie du méchant, mais ne veut voir dans ce qui lui est arrivé que l’influence de son Karma. Là est, en effet, l’explication de ce qui s’est passé. Si les projets et les plans de vengeance de l’épouse jalouse ont réussi, si le Chaddanta a été injustement victime d’une machination inspirée par la méchanceté, c’est qu’il y avait dans son passé lointain des actes coupables dont il devait recevoir et reçoit actuellement la punition. Il n’en est pas moins vrai que les mauvais desseins de l’épouse jalouse sont présentés et doivent être considérés comme ayant réussi grâce aux pratiques religieuses qui ont accompagné et, pour ainsi dire, patronné l’élaboration du plan meurtrier. Du reste, on ne nous fait pas connaître les actes coupables pour lesquels le Ṣaḍdanta se reconnaît puni ; il cherche seulement à connaître la cause prochaine de l’aggression dont il vient d’être victime et questionne le chasseur à ce sujet. Le malheureux n’ose d’abord répondre ; enfin il avoue avoir agi par l’ordre du roi de Bénarès dont l’épouse tient absolument à avoir un siége d’ivoire fait avec les défenses du Ṣaḍdanta.
Dans les versions chinoises, le meurtrier est immédiatement connu, même dans la seconde qui nous le montre caché dans une fosse. Dans l’une comme dans l’autre, l’éléphant blanc questionne son meurtrier : dans la première, celui-ci répond qu’il en veut aux défenses de l’éléphant, non pour lui-même, mais pour le roi Brahmadatta qui l’a envoyé ; dans la deuxième, le chasseur avoue également que son intention est de s’emparer des défenses ; mais il ne cite le nom de personne et semble n’agir que pour lui-même. L’éléphant le traite avec respect, le qualifie de « Révérend » (Ho-nan), « docteur de la voie » (Taosse), a l’air de le considérer comme un véritable bhixu ou Çramaṇa (Cha-men) et ne dit pas un mot relativement à l’usurpation de l’habit religieux ; lacune singulière dans un récit qui pourrait avoir pour titre ou pour épigraphe cette phrase que j’ai déjà citée, mais qui revient toujours sous ma plume : « L’habit ne fait pas le moine ! »
Bien fixé sur la cause de cette aggression et voyant clairement qu’il y a là une machination de son ancienne épouse Bhadrâ-Cûlnsubhaddâ[36], le Chaddanta, complètement résigné, ne songea plus qu’à faire le sacrifice de ses défenses. Pouvait-il mieux reconnaître le violent amour que sa compagne d’autrefois lui portait et lui manifestait par la flèche de Soṇuttara ? Et d’ailleurs ne fallait-il pas accepter de bonne grâce les combinaisons de l’inexorable Karma ? Par son ordre , le chasseur, armé d’une scie , monte sur son front, pendant qu’il se baisse pour lui faciliter la tâche, et tente de lui scier les défenses ; mais en vain. Il ne réussit qu’à lui ensanglanter la bouche : on reconnaît ici un trait du Jâtaka 72. Alors le Chaddanta lui prescrit de lui relever la trompe et d’y adapter la scie, de sorte que l’éléphant, faisant aller et venir l’instrument, scia lui-même ses défenses de sa propre main (c’est-à-dire de sa trompe). Il les donna au chasseur en lui disant de les porter à Bénarès et de les remettre en mains propres à Subhaddâ ; après quoi il mourut. Ainsi on ne lui avait pas pris de force ses défenses ; il en avait fait don. Il est vrai que son sacrifice était quelque peu forcé, puisqu’il était frappé à mort et que sa dépouille était à la merci de son ennemi : mais il avait saigné pour l’accomplir ; et, d’ailleurs, l’arrivée du troupeau, qui pouvait survenir d’un moment à l’autre, aurait privé ceux qui voulaient ses défenses de la proie qu’ils convoitaient. Il y avait donc de sa part un réel sacrifice.
Dans le récit sanscrit, le Saddanta se livre à de profondes et mélancoliques réflexions ; il se rappelle le passé, la prédiction de Dîpankara, comprend que le sacrifice s’impose, que sa vie est dévouée aux autres êtres. Il brise donc ses défenses, à leur racine, contre une fente de rocher, et les remet au chasseur[37]. Le monde entier fut ébranlé par le choc des défenses contre le roc.
Ici encore, c’est la deuxième version chinoise qui se rapproche le plus du pâli. L’éléphant ne demande qu’à livrer ses défenses, mais il souffre trop pour le faire lui-même et ne peut que dire au « Docteur de la voie » de les prendre, lui exprimant tout son dévouement et ajoutant une petite leçon, non sur le port abusif de l’habit jaune, mais sur la façon dont les Bodhisattvas pratiquent les (vertus) Pâramitâs. Là-dessus, le faux Arhat coupe les défenses sans difficulté et s’éloigne. L’éléphant, qui « ne marche plus qu’en boitant, pousse un grand soupir, s’arrête, perd connaissance, meurt et renaît aussitôt dans le ciel ».
La première version chinoise n’est pas moins originale, en suivant plutôt le récit sanscrit. L’éléphant dit au chasseur de prendre ses défenses, mais le chasseur refuse d’agir ainsi : il ne les recevra que de la main de l’éléphant ; s’il voulait les saisir sans qu’elles lui fussent offertes, sa main pourrirait à l’instant — trait emprunté au Kalpa-dr.-av., mais déplacé et que nous retrouverons plus loin. L’éléphant alors brise lui-même ses défenses contre un arbre — non contre un roc — faisant un pranidhâna comme dans le récit sanscrit, mais dont les termes sont reproduits : « Puisse-t-il, de même qu’il arrache ses défenses, extirper des êtres les trois dents venimeuses[38] ! » Après quoi, il livre ses défenses.
Une fois muni de son butin, le chasseur part précipitamment, par le conseil même de Chaddanta, avant le retour des éléphants, pour ne pas tomber sous leurs pieds ; car ils l’auraient pulvérisé s’ils avaient pu le rejoindre. Dans le Kalpa-dr.-av., le Saddanta le couvre de sa poitrine pour le protéger et faciliter son départ. Les versions chinoises présentent aussi des différences : dans la première, c’est Subhadrâ qui s’intéresse surtout au sort du chasseur et facilite son départ, probablement à cause de la grande faiblesse du blessé ; dans la deuxième, le meurtrier est congédié par sa victime avec tant d’égards et de sollicitude qu’elle a presque l’air de regretter de ne pouvoir le garder auprès d’elle. Ces procédés singuliers s’expliquent sans doute par la crainte que le chasseur ne soit tué ; car on est aussi coupable de ne pas empêcher un meurtre que de le commettre.
Cependant les huit mille éléphants, après une course échevelée dans toutes les directions, reviennent avec Subhaddâ sans avoir rien découvert. Ils trouvent, en arrivant, que le meurtrier s’est esquivé et que leur roi est mort ; ils vont donc chercher les Paccekabuddhas que le Chaddanta nourrissait, et tous mènent deuil sur lui ; les éléphants répandent de la poussière sur leurs têtes. Toute la nuit, les Paccekabuddhas récitèrent la loi : le lendemain matin, le corps du défunt fut porté jusqu’au bûcher sur les défenses de deux jeunes éléphants. Quand il fut consumé, les éléphants prirent un bain et rentrèrent chez eux ayant à leur tête la veuve de leur roi. Tout cela est dans le Commentaire pâli ; les autres versions ne mentionnent même pas les funérailles du Saddanta : seule, la deuxième version chinoise raconte que, en revenant de leur course infructueuse, les éléphants veillèrent le corps de leur roi en se lamentant avec de grands cris.
Le chasseur, arrivé à Bénarès, est reçu magnifiquement ; il annonce à la reine Subhaddâ la mort du Chaddanta et lui remet les défenses. Elle devait être au comble de la joie. Hélas ! non. La vue de ces défenses ne fit que réveiller en elle avec plus de force le souvenir des vertus de l’époux d’autrefois dont elle avait causé la mort. Son cœur se brisa et elle mourut.
Le dénouement rapporté dans le Kalpa.-dr.-av. est beaucoup plus tragique. Le chasseur remet les défenses au roi qui les lui paye leur pesant d’or ; et elles n’étaient pas légères, car, en les portant, il pliait sous le faix. De plus, la liberté de faire tout ce qui lui plairait lui était accordée, il rentrait donc chez lui plein de joie, quand ses deux mains, coupées mystérieusement, tombèrent de ses bras ; ce qu’il redoutait, d’après la version chinoise, et à quoi il pensait échapper en ne prenant les défenses que de la main (ou de la trompe) de l’éléphant, est ce qui lui arrive effectivement ici. Quant à Bhadrâ, tout semblait lui venir à souhait, le siège qu’elle avait ambitionné est confectionné : mais, au moment où elle s’y asseoit, elle se sent brûler et tombe dans le Naraka. Enfin le royaume de Brahmadatta, accablé de fléaux de tout genre, est complètement ruiné.
Les deux versions chinoises ne disent rien sur le sort du chasseur et ne s’occupent que de celui de f épouse royale, ancienne épouse de l’éléphant. La deuxième, après un mot sur la surprise et l’étonnement que le roi éprouva à la vue des défenses, raconte la punition de la reine. Au moment où elle veut saisir ces fameuses défenses, le tonnerre et les éclairs la font reculer ; elle vomit le sang, meurt et tombe dans l’Enfer. C’est au fond la version du Kalpa-dr.-av.
Le dénouement de la première version chinoise est, au contraire, d’une placidité inattendue, qui enchérit encore sur celle de la version pâlie, puisque la coupable n’est pas même punie par la mort, par le brisement du cœur. Quand les défenses si ardemment désirées lui furent présentées, elle n’osa pas y toucher et éprouva un repentir profond qui, au lieu de causer sa mort, la porta à faire un Pranidhâna, pour renaître, adopter la vie monastique et devenir Arhatî quand cet être éminent serait devenu Buddha ; dénouement un peu brusque, peut-être un peu forcé, et qui est évidemment arrangé pour être en harmonie avec l’histoire du temps présent dont nous parierons plus loin.
Arrivé au terme de ce récit, nous avons à nous demander comment la conduite du héros doit être qualifiée. C’est, en effet, par la pratique des hautes vertus dites Parâmitâs que l’on arrive à la Bodhi, à la condition de Buddha. Aussi, dans chacune de ses existences passées, le Bodhisattva a-t-il pratiqué l’une de ces vertus. Et il existe un système de classement des Jâtakas qui consiste à les répartir entre les Parâmitâs qu’ils sont destinés à mettre en relief. Ce classement, qui est observé dans l’ordonnance du Cariyâ-pitaka, dont nous n’avons pas à nous occuper et dans celle du Lou-thou-tsi-king auquel appartient notre deuxième version chinoise, n’est pas celui qui a présidé à l’arrangement du grand Jâtaka pâli ; mais il en est question dans le Nidâna-Katha qui lui sert d’introduction, et où le Chaddanta-jâtaka est rangé avec plusieurs autres, dont le Jâtaka 72, parmi les textes relatifs à la deuxième Pâramitâ, c’est-à-dire au çîla « morale »[39]. Le Lou-thou-tsi-king, qui consacre ses trois premiers chapitres au Dâna (chi), et commence ie Çîla (kiaï) avec le quatrième, est d’accord avec le Nidâna-Kathâ. Examinons la raison de ce classement.
Le héros de nos quatre récits succombe sous les efforts de deux ennemis, une femme jalouse qui ordonne sa mort et un chasseur qui exécute l’ordre. Il pourrait tuer, ou faire tuer, ou laisser tuer son meurtrier, il ne le fait pas, il lui sauve la vie. Cet acte, quoi qu’on fasse pour l’exalter, n’est que la mise en pratique du premier précepte du Çîla : ne pas tuer, ne pas favoriser le meurtre, ne pas s’en réjouir. C’est là l’acte principal du Chaddanta ; il justifie la qualification du Nidâna-Kathâ. Mais il y a un acte secondaire, le don des défenses, auquel le Chaddanta n’était pas obligé ; car il pouvait faire évader le chasseur sans lui livrer ses défenses. Si donc il les lui fait ou laisse prendre, s’il s’en défait lui-même à son intention, c’est qu’il le veut bien ; c’est donc, en réalité, un sacrifice, c’est-à-dire un acte qui relève de la première Pâramitâ, Dâna, le « don ». Mais ainsi que nous l’avons remarqué, et que chacun le voit sans peine, c’est un don imparfait. L’éléphant aurait-il livré ses défenses, avant d’avoir été blessé mortellement, sur une simple demande ? aurait-il apporté spontanément, de gaieté de cœur, ses défenses à la personne qui les convoitait ? Cela est possible, probable même ; mais on ne peut l’affirmer, on n’en sait rien ; c’est une manière d’agir qui est en dehors des circonstances de la fin du Chaddanta. Le sacrifice occupe donc, dans l’ensemble de sa conduite, une place secondaire ; il est incomplet. Ce qui domine dans tous ses actes, c’est le soin qu’il prend de sauver la vie du meurtrier et de pratiquer ainsi avec éclat le premier précepte de la seconde Pâramitâ, le Çîla.
Nous sommes d’autant plus fondé à apprécier comme nous le faisons le sacrifice du Chaddanta, que le héros du Jâtaka 72 est donné comme observateur du Çîla pour s’être laissé enlever petit à petit (en trois fois) ses défenses par un ingrat qu’il avait obligé, qui les lui demande, et auquel il les accorde librement, bénévolement, sans avoir subi aucune contrainte. J’avoue seulement ne pas bien saisir pourquoi cette action est mise dans la catégorie du Çîla ; je la placerais dans celle du Dâna ; car j’y vois un véritable sacrifice, une mise en pratique de la première Pâramitâ. Le sacrifice est sans doute moins grand que celui de l’éléphant qui se précipite du haut d’une montagne pour nourrir une caravane affamée ou d’un homme qui se fait dévorer par une tigresse pour la sauver de la mort avec ses petits ; ce n’en est pas moins un sacrifice. Mais je n’ai pas à discuter les Pâramitâs et je termine ici mes observations sur ce point particulier.
Tout Jâtaka finit par le Samodhâna ou l’identification des personnages. Nos textes présentent ici quelques variations.
Ils sont parfaitement d’accord sur l’éléphant, qui était le futur Buddha, aussi bien que sur le chasseur, qui était Devadatta. De cela on ne pouvait douter ; on le saurait quand bien même ils ne le diraient pas. Je remarque seulement que la première version chinoise donne, pour le nom de Devadatta, la transcription usuelle Ti-pota-to, et la deuxième une transcription abrégée, Tiao-ta, qui, du reste, se rencontre fréquemment.
Le Kalpa-dr.-av. ajoute que les cinq cents éléphants étaient de futurs Bhixus du Buddha ; ce à quoi on pouvait également s’attendre : mais c’est là un point secondaire.
Reste l’identification des deux épouses de l’Éléphant. Il y en a une dont ne parlent ni le Commentaire pâli ni la compilation sanscrite : c’est l’épouse fidèle Subhadrâ-Mahâsubhaddâ. Les versions chinoises, moins réservées ou plus explicites, l’identifient, la première à Ye-chou-tho-lo (Yaçodharâ), la deuxième à Kîeou-î (ayant un bel habit ?), expression que je ne puis considérer que comme un équivalent, une traduction obscure et peu satisfaisante du nom de Yaçodharâ[40].
Quant à la seconde épouse, Bhadrâ-Cûlasubhaddâ, celle qui devint l’épouse de Brahmadatta et dont vint tout le mal, les textes sont en complet désaccord. La deuxième version chinoise est la seule qui donne un nom ; les autres versions n’en donnent pas, mais décrivent la personne de telle sorte que le Commentaire pâli et la première version chinoise, d’un côté, le Kalpa-druma-avadâna, de l’autre, n’ont rien de commun. Pour expliquer la difficulté, il faut étudier le « récit du temps présent », c’est-à-dire le fait qui a amené le Buddha à raconter à ses disciples l’histoire de l’Éléphant à six défenses.
- ↑ Il est le 517e des 550 de la liste dressée par de Zilva Wickremasingha en 1887 (Journ. of the Ceylon branch of the R. Asiatic Society, vol. X, no 35), les Bouddhistes singhalais tenant à avoir leurs 550 Jâtakas bien comptés.
- ↑ Cette popularité doit tenir à ce que le héros du texte est un éléphant (blanc), et que le Laos est le grand producteur d’éléphants. Le no 2 des manuscrits laociens provenant de la mission Pavie porte même le titre de Histoire du pays des millions d’éléphants et du parasol blanc.
- ↑ ဆင်းဖြူ.
- ↑ ဆင် မင်း.
- ↑ D’après Hiouen-thsang, le Magadha aurait été le théâtre de ces événements ; et il a vu, non loin du cours d’eau Nairañjana, un stûpa qui les rappelle. — Il raconte d’ailleurs, avec des variantes, comme de coutume, l’histoire de l’éléphant qu’il appelle Gandhahastî « l’éléphant parfumé, l’éléphant aux parfums ». (Mémoires de Hiouen-thsang, vol. II, p. 12. — Livre viii du Si-yu-ki.)
- ↑ Le Chaddanta se trouve dans le cinquième volume du Jâtaka de M. Fausböll, le dernier paru. Mais je n’ai pas vu ce volume et j’ignore combien de stances le savant éditeur donne à notre texte.
- ↑ Je donne aux noms et aux mots indiens la forme pâlie ou sanscrite selon la nature des textes dont je parle. Ainsi Chaddanta, Subhaddâ, indiquent qu’il est question de textes pâlis, Ṣaḍdanta, Subhadrâ qu’il est question de textes sanscrits. Les sources septentrionale et méridionale sont ainsi désignées par la forme même des termes employés. — Quand il n’y a pas lieu de distinguer entre le sanscrit et le pâli, j’emploie de préférence la forme sanscrite.
- ↑ No 1329 du catalogue de Bunyu-Nanjiyo, qui rétablit ainsi le titre sanscrit : Sam̃yuktaratnapiṭaka-sûtra. (No 4058 du fonds chinois de la Bibl. nat.)
- ↑ No 3883 du fonds chinois (Bibl. nat.), 143 du catalogue de Bunyu-Nanjiyo qui restitue ainsi le titre sanscrit : Ṣaḍpâramitâsannipâta-sûtra.
- ↑ Babhûvur mânuṣâlâpâ : tasmim̃ kâle hi kuñjarâ : ॥ ॥ (Kalpa-dr.-av., fol. 236 vo, l. 4).
- ↑ Je la trouve bien dans le manuscrit singhalais de la Bibliothèque nationale à la stance 35 ; mais c’est évidemment une glose empruntée au Commentaire.
- ↑ Cette version paraît spéciale au Bouddhisme du Nord ; ni Sp. Hardy qui s’inspire des documents singhalais, ni Alabaster qui a traduit du siamois le Pathamasambodhi, ni Bigandel et Chester Bennett qui ont traduit du birman, l’un le Tathâgata-udâna, l’autre le Mâlâlankaravatthu, ne parlent d’un éléphant quelconque dans leurs récits, assez concordants, de la conception de Siddhârtha.
- ↑ Bahû hi me dantayugâ ulârâ ॥ ye me pituñca pitâmahânâm̃ ॥ ॥.
- ↑ Dantâ… chabbannâhi ramsihi samannâgatâ. — Chabbannarasmisamujjalâ da : itâ.
- ↑ အရောင်.
- ↑ Lou-ya-siang (1) — Lou-ya-tchi-siang (2).
- ↑ Voyage de Hiouen-thsang, trad. liv. VI, Stanislas Julien (t. I, p. 359).
- ↑ The wheel of the Law, p. 287.
- ↑ L’empreinte birmane du pied de Gautama reproduite dans l’Atlas de la relation du major Symes (pl. VI) diffère notablement de l’empreinte siamoise communiquée par Alabaster ; mais les trois éléphants y sont reproduits et le troisième est tricéphale. Il est, du reste, vu de profil comme les deux autres.
- ↑ Burnouf n’est pas si affirmatif ni si explicite. Il ne connaissait pas le dessin à 108 figures ; mais il en connaissait d’autres moins complets, ainsi que plusieurs listes des signes du Çrî-pada qu’il a soigneusement comparées avec celle qu’il avait pu dresser lui-même d’après le traité singhalais Dharmapradîpikâ. Dans cette liste de 65 signes, il y a deux éléphants Uposatha (48) et Airâvana, la monture d’Indra (52). Burnouf considère les nos 40 (Chatthanto) et 41 (Sakînako) de la liste de Low comme répondant respectivement à ces deux figures, d’où résulterait l’identification de Chaddanta avec Uposatha. Au sujet de l’éléphant à trois têtes (et trois queues), no 55 de Baldœus, il rappelle que « suivant l’opinion d’un Barman instruit », les défenses de Chaddanta étaient au nombre de deux, mais émettaient six rayons de différente couleur. (Voir Lotus de la Bonne Loi, p. 622 et suiv.) Le « Barman instruit » dont il s’agit avait lu le Chaddanta-Jâtaka.
- ↑ Himadyuti : suvarṇatilakâkîrṇa : (Kalpa-dr.-av., fo 236, l. 3).
- ↑ Aṭṭhannam nâgasahassânam̃ jeṭṭhako.
- ↑ Alabaster (The Wheel of tke Law, p. 305) dit, et Childers répète (Dict. pâli, mot Chaddanta] 80,000. Qui a mis un zéro de trop, Alabaster ou les Siamois ? — Je dois ajouter que certains Jâtakas donnent 80,000 sujets au Bodhisattva, entre autres le 357e où il est yûgapati (chef de troupeau d’éléphants).
- ↑ Sc. : Dvipâdhipa. Chin. : Siang-wang. Pâli : Nâgarâja. Birman : Chaṅ-maṅ.
- ↑ Ou « d’une montagne neigeuse ». Himagire : parçve daxiṇe…
- ↑ Mandâkinyâm sarojinyâm. (Kalpa-dr.-av., fo 236, l. 4.)
- ↑ La traduction birmane reproduit les noms pâlis sans traduire.
- ↑ Mémoires de Hiouen-thsang, livre VII (t. I, p. 360).
- ↑ Aṣṭâṅgasamanvitam upavâsam. Il est question de ce jeûne dans le 59e récit de l’Âvadâna-çataka, et plus longuement dans la dernière section du Kalpa-dr.-av. qui correspond à ce récit. Il existe sur ce sujet un traité chinois intitulé : Pa-kwan-tchāy-fă. (Bibl. Nat., fonds chinois, no 39483.)
- ↑ Le mot du texte chinois youen est la traduction habituelle du sanscrit ṇidhâna.
- ↑ Le chinois chi rend ordinairement le sanscrit pratijñâ ; on le joint quelquefois à youen pour traduire le terme praṇidhâna.
- ↑ Gocaram agahetvâ sutthitvâ.
- ↑ Tatyâja vapu.
- ↑ Cette expression Sse-sing se retrouve dans le deuxième récit du chapitre II (fol. 2-5) du Lou thou-isi-king, intitulé : Fo-chwĕ-sse-sing-king, et dans le huitième récit du chapitre IV du même ouvrage (f° 9). — Malheureusement je n’y trouve pas d’éclaircissement sur le sens de ce terme.
- ↑ Kiā-chá-tchong, pi-tang-yeou-chen, wou-yeou-ngo-ye.
- ↑ Tam̃ sutvâ Cûlasubhaddâya kammam̃ ñatvâ (Jâtaka 514). — Tasya vaca : çrutvâ jñâtvâ bhadrâviceṣṭitam̃ (Kalpa-dr.-av.).
- ↑ Bham̃ktvâ dantavayam̃ mûlâllubdhakâya svayam̃ dadau. — C’est ici qu’il semble être question de deux défenses seulement. Qu’on lise dantadvayam ou dantâv ayam, on ne trouve littéralement que « deux » défenses.
- ↑ Ces trois dents sont les trois péchés de la pensée : dveṣa « haine », lobha « convoitise », moha « erreur ».
- ↑ Voir Fausböll, Jâtaka, I, p. 45.
- ↑ Dans sa Méthode, Stan. Julien donne la transcription de cent vingt et un noms propres, en ajoutant ordinairement la traduction chinoise de ces noms. Celui de Yaçodharâ est le 73e (p. 76) ; mais il n’y a que la transcription ; la traduction manque. — J’ai relevé cinq autres fois le nom de Yaçodharâ : le second caractère est constant, c’est î 夷 ; le premier varie. Une seule fois, il est comme dans notre texte Kieôu‘ 裘, remplacé une fois par Kū’ 瞿 et trois fois par Kū 俱.