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Le Chalet des sapins/02

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Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 15-33).

II

Un matin du mois de mai, nous étions comme de coutume enfermés dans la salle d’études. Nous avions encore deux bonnes heures de travail en perspective. Et le temps était si doux, le ciel si charmant ! Il eût fait si bon enjamber la croisée, pour aller, ne fut-ce que cinq minutes, nous dégourdir les jambes dans le jardin rempli de soleil et de parfums ! Par les fenêtres ouvertes entraient de si soudaines bouffées du vent frais qui avait passé sur les sapins avant d’arriver à nous ! Que de gros soupirs s’échappaient involontairement de la poitrine du petit Maurice ! Les miens y auraient bien répondu ; mais la consigne était sévère, et le beau mérite d’ailleurs qu’une vertu qui ne nous eût coûté ni peine ni sacrifice ! Nous savions que notre père n’était pas d’humeur à plaisanter sur le chapitre de l’école buissonnière ; nous nous étions donc attelés à notre besogne avec un courage proportionné à notre triste situation, et Marguerite, qui pressentait peut-être de quelles tentations nous pouvions être assiégés, était venue nous prêter contre les suggestions du mauvais esprit l’appui de sa présence et l’encouragement de son sourire.

Il y avait bien une heure que pas un de nous n’avait ouvert la bouche, quand un bruit confus de voix se fit entendre dans la chambre voisine, c’est-à-dire dans la bibliothèque, qui le plus souvent servait de salon de réception.

Au premier moment, nous fîmes ce que de petits hommes bien élevés doivent à leur éducation en pareille circonstance. Chacun se renfonça dans son livre, Marguerite continua son ouvrage, et l’on s’arrangea de façon à écouter le moins possible. Mais bientôt les voix s’élevèrent et il nous fut impossible de perdre un mot de ce qui se disait. Nous aurions pu, me dira-t-on, nous boucher les oreilles ; notre vertu n’alla pas jusque-là.

« Je vous affirme, mon colonel, disait une voix que je reconnus pour celle du père Girolt, le maire de Niederhaslach, que les gueux ont pillé partout comme des Cosaques…

— Sans compter, ajouta un autre, que la grange de Gottlieb a brûlé comme une allumette.

— Eh bien !… que voulez-vous que j’y fasse ? répondit mon père d’un ton bourru.

— Mes poules, reprit un troisième, les belles casseroles neuves de ma femme, et la salade et les fruits, tout a disparu !… Et dire qu’une heure plus tard nous les tenions, ces bandits-là !…

— Cela vous apprendra à mieux veiller une autre fois et à faire exécuter les règlements. Est-ce qu’il n’y a pas une loi pour interdire le pays à ces vagabonds sans feu ni lieu ?

— Je ne dis pas, certainement, vous avez bien raison, mon colonel ; mais qui aurait pu s’attendre à ça !

— Je vous reconnais bien là, répondit la voix de mon père ; l’idée ne vous vient de crier « au feu ! » que quand la baraque est brûlée !…

— Dame, bien sûr que les choses iraient autrement si vous vouliez être notre maire ?

— Merci bien : le joli métier que celui de maire avec des paroissiens pareils !… Voyons, reprit-il d’un ton radouci, de quoi s’agit-il ?

— Rien que de venir au village et de voir les choses par vous-même… Il faut prendre des précautions, c’est sûr, et un bon conseil de vous nous dirait ce qu’il faut faire.

— C’est entendu, je viendrai.

— Ce soir ? répéta le père Girolt.

— Eh oui ! vieil entêté, ce soir même. Là-dessus, que le bon Dieu vous bénisse, vous, vos casseroles et ces gueux de bohémiens, par-dessus le marché. Bonsoir. »

Des bohémiens ! C’est pour le coup que notre curiosité se mit en éveil. Que de récits merveilleux nous avions entendu faire sur ces créatures étranges, sur cette race de Juifs errants, toujours en voyage, propre à tous les métiers, disait-on, mais incapables d’une résidence fixe et de tout travail suivi !

L’imagination des enfants voyage avec une rapidité qui laisse loin derrière elle les prodiges de la télégraphie électrique : je voyais déjà leur lourde voiture, véritable maison roulante, arrêtée au bord d’un champ, le cheval dételé, cherchant sa pitance dans les jeunes pousses des buissons, puis le feu allumé, et ces sauvages accroupis en cercle, la femme ravaudant des guenilles, l’homme tressant avec une activité silencieuse un panier d’osier, tandis que les enfants allongés dans l’herbe, comme des lézards, l’œil brillant sous la forêt ébouriffée de leurs cheveux, couvaient d’un regard de convoitise la marmite juchée au-dessus de la flamme.

« Mon Dieu, nous dit tout bas Maurice, si seulement papa pouvait avoir la bonne idée de nous emmener avec lui ! »

Ce désir répondait certainement à tous nos vœux, mais Marguerite n’était pas sœur à oublier ses devoirs de bonne conseillère.

« Le meilleur moyen d’obtenir cette récompense, monsieur Maurice, c’est de bien apprendre ta leçon. Veux-tu que je te fasse réciter, pour voir ? »

Le pauvre Maurice eût été fort en peine de répondre, si la porte ne s’était ouverte et si mon père n’était apparu sur le seuil, très à propos pour le tirer d’embarras.

« Qui veut venir au village ? Qui veut planter là ses livres et ses cahiers pour aller faire une visite au vieux père Girolt ? »

Je n’ai pas besoin de vous dire la réponse. L’empressement fut tel, que nos voix confondues n’en firent qu’une.

« Qu’on se dépêche alors et que le déjeuner soit prêt le plus tôt possible. Il faut qu’avant une heure nous soyons partis. »

Marguerite fit si bien les choses qu’elle trouva moyen de nous faire gagner vingt bonnes minutes. Le temps de mettre son chapeau, elle nous avait rejoints, et nous voilà tous quatre en route, par le gai soleil de midi, vers ce joli village de Niederhaslach, dont le clocher pointu brillait au loin à travers les arbres.

Tout en marchant, mon père crut devoir nous mettre plus au courant que nous ne l’étions de l’aventure qui nous valait cette aubaine inespérée. L’histoire ne laissait pas que de lui causer de certaines inquiétudes. Pas plus tard que la veille, une caravane de bohémiens avait fait, de grand matin, son apparition à l’entrée du village. Comme ces vagabonds avaient l’apparence débonnaire, et que, malgré les troubles de cette triste époque, nos paysans avaient la confiance facile, le garde champêtre Gottlieb avait été assez sot pour oublier de leur demander leur permis de circulation, et les gens du village, de leur côté, s’en étaient allés aux champs comme d’habitude.

Le soir venu, plus de bohémiens. La bande s’était envolée, et avec elle bon nombre de menus objets de ménage et toute une légion de volatiles de basse-cour. L’expédition avait été conduite de main de maître, car les femmes elles-mêmes, occupées à la laiterie ou à l’étable, ne s’étaient doutées de rien.

Ce n’est pas tout : vers huit heures, une odeur de fumée s’était répandue dans la grande rue du village, et on avait vu tout à coup des tourbillons de flammes sortir de la grange de Gottlieb. Évidemment l’incendie couvait depuis quelques heures. Peut-être ces gueux l’avaient-ils allumé en partant ; peut-être aussi, en faisant leur cuisine, avaient-ils jeté, sans y prendre garde, une allumette près de la paille. Mais un incendie est l’effroi des campagnes ; tout cela demandait à être examiné de près. Le plus clair de l’affaire, c’est que ce pauvre Gottlieb était à peu près ruiné : qu’il y eût eu mauvaise intention ou simple accident, son sort n’en était pas meilleur.

Les jeunes gens de Niederhaslach avaient fait de leur mieux pour retrouver la piste de ces voleurs, les plus irrités disaient : « de ces incendiaires. » L’entreprise avait paru tout d’abord offrir quelques chances de réussite, car, dans leur fuite précipitée, les bohémiens avaient oublié derrière eux, en guise de pièces à conviction, un chapeau de feutre qui avait dû coiffer la tête d’un enfant, un sac d’avoine à demi rempli et cinq à six ustensiles de leur cuisine nomade. Mais allez donc suivre la trace d’un chariot dans des chemins qu’on venait de pierrer ! Avaient-ils pris à l’est ou à l’ouest ? Tandis que l’on battait les bois dans la direction des Vosges, n’étaient-ils pas déjà sur la route du Rhin, empressés de mettre la frontière entre leur dernier vol et les poursuites dont ils ne pouvaient manquer d’être l’objet ? Toujours est-il qu’après bien des efforts infructueux, en présence de traces qui semblaient se contredire, les plus intrépides avaient de guerre lasse abandonné la poursuite à la tombée de la nuit.

Tel était le résumé des explications que le père Girolt avait apportées au chalet le lendemain matin et dont nous avions involontairement entendu une partie. Il s’agissait maintenant de prévenir le retour de surprises semblables : mon père seul pourrait donner les ordres nécessaires et peut-être aussi aider à réparer dans une certaine mesure le mal commis, car on le savait toujours empressé à venir au secours des pauvres gens.

Ce qui avait donné à mon père une véritable autorité morale dans tout le pays, ce n’était pas seulement la supériorité de ses connaissances, la promptitude de son esprit, son grade de colonel d’une arme savante et son titre d’ingénieur, c’était surtout parce qu’on le savait homme à ne mesurer ni son temps ni sa peine. Ce n’était pas en manière de plaisanterie que le père Girolt lui avait proposé d’abdiquer en sa faveur la dignité de premier magistrat de Niederhaslach, c’était la certitude que ce serait un grand bien pour la contrée. Le père Girolt ne faisait pas fi de son écharpe municipale, bien au contraire, mais il en eût fait le sacrifice au bien public, et cela dit assez que le père Girolt, par le caractère, sinon par les connaissances, était supérieur en son genre à la plupart de ses administrés. Il aurait voulu que, par une fonction quelconque, l’assistance de mon père fût assurée à la commune. Éconduit, on l’a vu, en ce qui concernait les fonctions de maire, il avait repris la question qui lui tenait au cœur par un autre côté. Il n’était pas facile à décourager, le père Girolt. « Quel malheur, avait-il ajouté, puisque vous ne voulez pas être maire, quel malheur que l’envie ne vous prenne pas d’être conservateur des forêts ! oui, mon colonel, conservateur de nos belles forêts. Ce n’est pas à dédaigner pourtant une fonction pareille, on y peut faire grand bien. Le sous-préfet disait, il n’y a pas huit jours encore, que si vous vouliez dire seulement deux mots, moins que cela, faire la moitié d’un geste, le gouvernement n’aurait rien à vous refuser.

— Laissez-moi donc tranquille, père Girolt, avec votre gouvernement ; si vous aviez l’esprit de les surveiller vous-même, vos forêts, vous n’auriez pas besoin qu’un fonctionnaire fût appelé à les garder et à les aménager pour vous. C’est une misère pour un pays que ses habitants laissent tout à faire, même leurs affaires privées, aux gouvernants. La fonction et le fonctionnaire tiennent trop de place chez nous, père Girolt. »

La vérité est que ni garde ni conservateur n’eût pu se vanter de connaître la forêt comme mon père. Forestiers, schlitteurs, ségares et bûcherons ne juraient que par lui.

Dès les premières maisons du village, tout le monde vint à nous. Quand vous irez à Niederhaslach, j’ai bien peur que vous ne reconnaissiez pas mon village d’autrefois. À l’époque dont je parle, les maisons groupées autour de la vieille église gothique, comme des poussins autour du nid, avaient encore leur fraîche toilette de vigne grimpante, leurs fenêtres à petits carreaux encadrées de feuillage, l’escalier extérieur dont les six marches conduisaient à l’étage unique. L’eau des fontaines mêlée à l’eau du ciel courait librement dans les rues et ne prenait le lit du ruisseau que quand bon lui semblait. Sur le grand pas de la grange communale, les voisins se réunissaient le II

TOUT LE MONDE VINT À NOUS.
soir pour causer des grands événements de la journée, de la pluie qui ne voulait pas tomber ou du soleil qui se faisait attendre. Le village entier n’était qu’une famille. Il y régnait encore cette simplicité cordiale qui était moins rare alors à la campagne qu’à la ville, et quand Maurice et moi nous traversions la grande rue avec notre belle veste bleue des dimanches et nos chapeaux de paille à la marinière, nous étions bien vite rejoints pour aller à l’église par des camarades de notre âge, fiers de leur blouse de toile écrue et de leurs sabots tout luisants de neuf.

C’était toujours une fête que notre arrivée ; mais ce jour-là mon père, qui avait sa façon d’expédier les affaires tambour battant, n’était pas d’humeur à perdre de temps en bavardages inutiles. Tout en distribuant les bonjours à droite et à gauche, il alla droit à la mairie, entra dans une salle basse, suivi du père Girolt et de son adjoint, et ferma, sans plus de cérémonie, la porte au nez des curieux. Marguerite, Maurice et moi nous étions du nombre.

Heureusement nous n’en étions pas à nous demander l’emploi que nous ferions de nos personnes pendant cette attente forcée. C’est incroyable le nombre de choses intéressantes qu’il y a à voir dans un village, quand on sait ouvrir les yeux. Le moulin que fait tourner l’eau du torrent, les greniers à foin où l’on peut exécuter des cabrioles sérieuses sans crainte de se rompre les os, et le rucher bourdonnant d’abeilles autour duquel Marguerite rôdait déjà, avec sa bravoure accoutumée, et l’âne du père Girolt que j’allais oublier ! Avions-nous fait assez de promenades juchés tous trois ensemble sur son dos, surtout depuis que Maurice, à force de recommandations, s’était résigné à ne plus lui tirer, selon la place qu’il occupait, ou la queue ou les oreilles ! Tout le monde sait que les ânes n’entendent pas volontiers ce genre de plaisanterie, et qu’il faut savoir respecter la juste susceptibilité des bêtes et des gens, si l’on veut être digne de leur amitié.

Quand mon père reparut, il nous sembla que son absence n’avait pas duré dix minutes. Nous sautons à bas de l’âne, Marguerite accourt en fourrant dans son panier un beau gâteau de miel dont la bonne Mme Girolt lui avait fait cadeau sur sa bonne mine, et nous voilà tout oreilles.

L’heure avait été mise à profit. Tandis que nous nous amusions à cœur joie, mon père était allé de sa personne se rendre compte des dégâts commis. Le père Girolt n’avait rien exagéré. La grange de Gottlieb était bel et bien brûlée, il n’en restait que les murs et quelques poutres noircies. Le mal était fait ; il s’agissait d’en prévenir le retour. De grandes affiches allaient être posées sur les murs des villages voisins. Elles recommandaient aux maires et aux gardes champêtres de faire exécuter des rondes de surveillance pendant la nuit et d’arrêter impitoyablement toute caravane de Zingaris qui ne justifierait pas d’une autorisation de voyager dans le pays ; elles donnaient le signalement des principaux membres de la bande de bohémiens dont on avait à se plaindre, comme aussi celui de la voiture avec laquelle elle voyageait et des bêtes qui traînaient cette voiture. Chaque dimanche, après la messe, le maître d’école devait lire cette instruction sur la place du village : en outre, une plainte en bonne forme avait été rédigée à l’adresse de M. le procureur du roi, et l’on pouvait compter que la gendarmerie prévenue ne tarderait pas à se mettre aux trousses des fuyards.

« Sans compter, ajouta le père Girolt, que, sur les indications du colonel, Gottlieb a été envoyé dans la direction de la frontière, porteur des instructions nécessaires à l’arrestation des coupables. Gottlieb étant le meilleur marcheur du canton, qui sait s’il n’arrivera pas à temps et ne nous rapportera pas la bonne nouvelle qu’il a devancé les fuyards ! Il est plus intéressé qu’un autre à ne pas perdre de temps.

— Ce n’est pas impossible, dit mon père ; mais le plus sage est de ne pas trop compter sur l’arrestation des bohémiens. Ils sont malins, les bohémiens, et les grandes routes ne sont pas celles qu’ils préfèrent quand ils ont quelque chose à craindre.

— Tout de même, dit le père Girolt, ça va donner du cœur et des jambes à Gottlieb, de penser que, grâce à vous, sa grange est payée tout comme s’il l’avait assurée. Ah ! tenez, mon colonel, voilà des choses…

— Si tu tiens à remercier quelqu’un, répliqua mon père en coupant sans façon le discours de M. le maire, remercie la petite. C’est elle qui tient la bourse. »

Le père Girolt, déconcerté, promenait alternativement son regard de mon père à Marguerite, avec un air d’embarras si comique que ma petite sœur ne put s’empêcher de rire.

« Monsieur Girolt sait bien, dit-elle, que la bourse que je tiens ne s’ouvre que sur ton ordre. Tu ne veux pas de ses remercîments, eh bien, moi, je les accepte, mais pour ton compte, et à mon tour je remercie monsieur Girolt de te savoir gré d’être bon. »

Après quoi elle alla embrasser sur les deux joues son vieil ami le père Girolt.

Comme mon père avait, suivant sa coutume, fait les choses largement ; comme, grâce à ses générosités, pour une vieille casserole perdue, nos pauvres dépouillés de Niederhaslach avaient retrouvé de quoi en acheter une neuve, vous imaginez que les salamalecs ne manquèrent pas. Et là-dessus, mon père impatienté de tirer sa montre.

« Si cela continue, nous coucherons ici. Il n’est que temps de se mettre en route ; ne savez-vous pas qu’il faut que nous soyons de retour avant la nuit ? »

Il fallut cependant avaler une tasse de lait avant de prendre congé de nos hôtes. Quand nous partîmes, les ombres du soir remplissaient déjà le fond de la vallée. Il y avait moyen de raccourcir la distance d’un bon kilomètre en coupant par les prés, pour suivre ensuite à mi-côte le sentier des braconniers, qui serpente mystérieusement sous les derniers contre-forts de la grande forêt. Va pour le chemin des braconniers !

Cette promenade du soir n’avait rien de nouveau pour nous deux Maurice, accoutumés à courir librement la vallée, sans crainte du silence et de la solitude. Nous allions donc de l’avant, en éclaireurs, battant les buissons et frappant de nos grands bâtons de montagne le creux des arbres, sous prétexte d’éveiller les chauves-souris. De temps en temps, la douce voix de Marguerite, qui avec mon père formait l’arrière-garde, nous recommandait de ne pas prendre trop d’avance et surtout de ne pas quitter le chemin.

Nous avions ainsi joyeusement expédié plus de la moitié du voyage, quand Maurice s’arrêta, et je le vis qui restait immobile, un doigt sur ses lèvres, tandis que ses yeux interrogeaient la profondeur des buissons.

« Écoute bien, Édouard. Pour sûr, il y a là quelqu’un tout près d’ici.

— Je n’ai rien entendu, lui dis-je après quelques minutes de silence.

— Je te dis que si ! Écoute ! Tiens, tu n’entends pas ?… maintenant ?… »

Mon père et Marguerite nous avaient rejoints. Nous demeurions tous les quatre immobiles, les yeux en éveil, l’oreille tendue, pour percevoir le bruit indistinct qui avait éveillé l’attention de Maurice.

Notre incertitude fut de courte durée. Certains frôlements étouffés, un froissement de feuilles sèches et de branches brisées ne laissaient place à aucun doute.

« On dirait le pas d’un homme empêtré dans un taillis, dis-je à mi-voix à mon père.

— Non ! c’est en haut, je crois, que cela remue, dans le gros arbre, » dit Maurice.

D’un bond, mon père fut au pied du chêne que Maurice venait de désigner. De sa voix forte, pleine, sonore comme un appel de clairon :

« Qui va là ? Arrivez à l’ordre, si vous ne tenez pas à ce que j’aille vous dénicher. »

La réponse ne se fit pas attendre : une masse confuse venait de dégringoler à nos pieds.

« Père, c’est un grand singe ! s’écria Maurice ; prends garde, cela va te mordre ! »

Le singe de Maurice se retrouva debout presque aussitôt pour nous montrer un corps nerveux et bien proportionné dans sa petitesse, le corps d’un enfant de douze à quatorze ans, dont la tête ébouriffée se détachait en pleine lumière dans un dernier rayon du soleil, égaré sous les branches.

L’apparition fut rapide, mais nous eûmes le temps de voir un visage brun, encadré dans une forêt de cheveux en désordre et éclairé de grands yeux noirs, des yeux de chevreuil effrayé qui roulaient de côté et d’autre comme pour chercher une issue.

Nous n’avions pas eu le temps de jeter un cri, que le fugitif avait repris sa course et s’était lancé à fond de train de l’autre côté du chemin, sur la descente à pic qui rejoint le fond de la vallée.

« Pauvre petit diable ! s’écria mon père ; s’il n’est pas en caoutchouc il va se briser les os. »

Quant à nous, nous étions pétrifiés de surprise.

« Singulière trouvaille ! » murmura mon père.

Il réfléchit un instant, puis il ajouta :

« Quelque enfant de braconnier qui tendait des lacets et que nous aurons dérangé dans sa besogne ; à moins que… »

Il n’acheva point sa phrase, et nous fit signe de reprendre notre marche.

« Il avait la figure toute hâlée, s’écria Maurice, et ses cheveux !… Il en avait jusque sur le nez !… Tu les as vus, ses cheveux, Marguerite ?

— Oui, dit-elle ; mais il n’avait pas l’air méchant du tout. C’est terrible tout de même de penser comme il s’est jeté dans le ravin. »

La conversation se poursuivit longtemps sur ce ton. Nous trouvions à chaque instant un trait nouveau à ajouter au tableau, tant la première III

IL ME SEMBLAIT D’UNE BEAUTÉ SURNATURELLE.
émotion avait été vive. Mon père nous laissait dire, mais il était facile de voir qu’il ne perdait pas une de nos paroles.

Comme il se faisait tard, le souper fut bientôt fini. Moins d’un quart d’heure après, suivant la consigne, chacun gagna son lit ; les lumières s’éteignirent aux fenêtres. Dans l’escalier, Marguerite m’avait fait remarquer que notre père semblait faire sa ronde accoutumée avec plus de soin encore qu’à l’ordinaire.

Bientôt le silence de la nuit s’empara de la maison.