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Le Chalet des sapins/03

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Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 33-41).

III

Je ne sais combien de temps j’avais pu dormir, quand un rêve vint troubler mon sommeil. Il me sembla que j’assistais encore à la scène de la forêt ; j’apercevais, avec une intensité de vision singulière, l’étroit chemin, le grand chêne à droite, à gauche le précipice qui surplombait la vallée, et, devant mes yeux effrayés, passait comme une flèche l’être mystérieux qui nous était apparu quelques heures auparavant. Il me semblait d’une beauté surnaturelle ; ses grands yeux pensifs étaient remplis de larmes, que je voyais distinctement couler le long de ses joues. Seulement, et c’était là ce qui causait mon épouvante, je croyais apercevoir, acharnée à sa poursuite, une meute de chiens impitoyables. Au premier rang, couraient, la gueule ouverte, les dents retroussées, l’œil furieux, deux dogues de haute taille, féroces comme le sont tous les chiens de garde. L’illusion était si forte que leurs aboiements me déchiraient l’oreille, et, chose singulière, leurs voix ressemblaient, à s’y tromper, à celles de Nestor et de Fox, les deux gardiens de la maison.

Bientôt un sentiment de malaise inexprimable s’empara de tout mon être. J’avais vaguement conscience de ce qui se passait, et, tandis que je m’agitais dans mon lit sans parvenir à reprendre entière possession de moi-même, des mots inarticulés s’échappaient de ma bouche, une sueur abondante couvrait mon corps, et toujours ces hurlements sinistres qui me poursuivaient sans interruption !

Je pus enfin me mettre sur mon coude, et cette épouvante obstinée se traduisit par un cri de détresse qui remplit toute la chambre.

Le son de ma voix avait rompu le sommeil. J’étais debout au pied de mon lit, les mains étendues, et j’entendais, distinctement cette fois, nos deux chiens, dont la voix faisait rage. Plus de doute, c’était bien Nestor et Fox. Ce que j’avais pris pour un rêve était une réalité.

Maurice, à son tour, s’était réveillé en sursaut.

« Qu’y a-t-il donc ? » s’écriait-il.

Je n’eus pas le temps de lui répondre. La fenêtre voisine, celle de la chambre de notre père, s’était ouverte avec fracas :

« Silence ! Fox. À bas ! Nestor ! à bas ! Quant à vous, tas d’ivrognes, tâchez de passer votre chemin, ou vous aurez affaire à moi !

— Mille excuses, mon colonel, de vous avoir réveillé, répondit une voix que je crus reconnaître ; mais, quand vous saurez ce que c’est, vous me direz merci.

— Tiens, c’est toi, Gottlieb. Du diable si j’attendais ta visite à un pareil moment !

— Dame ! c’est pas ma faute si le gibier s’amuse à flâner dans les bois quand les honnêtes gens ont le nez dans l’oreiller. M’a-t-il fait assez trotter, le gueux ! Venez voir un peu le joli paroissien que je vous amène. »

À peine le dialogue commencé, nous avions, Maurice et moi, couru à la fenêtre, sans prendre le temps de nous couvrir. L’obscurité avait empêché tout d’abord de distinguer nettement l’espèce de gibier dont parlait notre ami le garde champêtre ; mais peu d’instants après la clef grinça dans la serrure, la porte du jardin s’ouvrit, et mon père, une lanterne à la main, s’avança sur la route.

Une lueur rougeâtre éclairait alors la haute stature de Gottlieb, et nous aperçûmes à ses côtés, maintenue par sa main robuste, la silhouette d’un jeune gars dans lequel nous n’eûmes pas de peine à reconnaître le fugitif de la forêt. Il était bien là, en chair et en os, son pauvre corps grelottant sous la fraîcheur de la nuit, et ses yeux brillants interrogeant avec une expression suppliante et craintive le visage de mon père, qui l’examinait minutieusement, en promenant, sans mot dire, la lanterne de sa tête à ses pieds.

« Bonne prise, Gottlieb, dit-il enfin ; un des louveteaux de la bande, en attendant le reste. Voilà de l’excellente besogne, mon garçon. »

Et se retournant vers la maison, il aperçut nos têtes penchées sur le rebord de la croisée.

« Voyez-vous les curieux, qui, écoutent aux fenêtres ! Venez, les petits hommes, on aura peut-être besoin de vous. Mais habillez-vous, mordieu, chaudement !

— Et moi, mon père ? dit à la fenêtre voisine de la nôtre la voix fraîche de Marguerite. Je voudrais bien descendre, si tu le permets ?

— Descends aussi ! dit-il en riant ; mais prends ton manteau, ton châle, et dépêche-toi. Couvre bien ta tête, la nuit n’est pas chaude. »

Ce ne fut pas notre accoutrement qui nous retarda. Tant bien que mal emmaillottés, nous voilà sur la route, faisant cercle autour du bohémien.

« C’est bien lui, dit mon père, c’est bien le petit sauvage qui nous a si lestement brûlé la politesse dans la forêt ? »

La réponse fut unanime. La physionomie du prisonnier était de celles que l’on n’oublie pas ; nous l’aurions reconnu entre mille.

« Ne restons pas sur la route, dit mon père. Entre dans la maison avec ton prisonnier, Gottlieb. Quand nous serons dans la salle à manger, tu auras la parole, et tu nous diras tout ce que tu sais. »

Gottlieb ne demandait qu’à parler.

Après avoir été par les hauteurs faire sa déclaration à la douane, où on lui avait affirmé n’avoir pas vu les bohémiens, Gottlieb s’était dit qu’ainsi que le lui avait conseillé notre père, puisqu’il avait à traverser la forêt, il ne ferait pas mal de battre, au retour, les buissons en contre-bas de la vallée. Son idée était que, si quelque prise était à opérer, ce ne pouvait être que dans les creux, dans les ravins qui pouvaient avoir offert aux bandits des cachettes, si, par prudence, ils avaient cru devoir différer de marcher vers la frontière.

Il s’était donc mis en chasse avec l’espoir de retrouver la piste de quelque fuyard.

Jusqu’à la tombée de la nuit, cette battue était restée sans succès. Enfin, au moment où il allait se décourager, un bruit soudain de pierres roulant le long de la pente du grand ravin s’était fait entendre au-dessus de sa tête. Il s’était jeté à plat ventre dans un creux, l’oreille au guet, la main prête à tout événement, et il n’y était pas depuis cinq minutes, qu’un enfant tout effaré était venu sauter presque sur lui.

« Tu peux te vanter d’avoir eu de la chance, lui dit mon père en l’interrompant ; voilà, en somme, une capture qui ne t’aura pas donné beaucoup de mal.

— Vous croyez ça ! Ce serait vrai, si le galopin s’était laissé faire ; mais à peine avais-je le bras levé pour l’empoigner, que le voilà qui détale comme s’il avait eu des ailes… Je cours après lui, naturellement ; mais courir et tenir, c’est deux ! Pendant plus d’une heure, ce qu’il m’a fait sauter de fossés, ce qu’il m’a fait traverser de broussailles et de taillis, cela n’est pas à dire. Par moments, j’arrivais presque sur ses talons, et je m’imaginais qu’il n’y avait qu’à fermer la main pour le saisir par le fond de sa culotte… Plus souvent ! Vous auriez dit un lièvre à la façon dont il faisait des crochets, me distançant subitement de cinquante pas, toujours au grand galop, bondissant comme un chat par les prés, par les ravins et par les clairières. C’était à en perdre la tête et les jambes, et je commençais à tirer la langue d’une jolie longueur, quand, paf ! mon gaillard s’affaissa tout d’un coup et je le vis culbuter dans l’herbe tout de son long. En un clin d’œil je fus dessus. Le pauvre petit diable ne donnait presque plus signe de vie ; mais les bohémiens passent pour avoir leur sac si plein de rubriques, que, malgré les apparences, j’ai cru d’abord qu’il voulait se donner la mine de se trouver mal. Je le secouai pour lui apprendre à se moquer du monde, mais je vis bientôt que la malice n’y était pour rien. Le fait est qu’il devait être épuisé. Pour mon compte, j’étais à bout de forces quand je suis arrivé à votre porte, le traînant à grand’peine. Notre envie de courir nous avait passé à tous les deux, allez ! Ah ! le petit mâtin ! Si au lieu d’être un gamin c’eût été un homme, quelle raclée je lui aurais appliquée pour le payer de la course qu’il m’a fait faire ! »

Lorsque Gottlieb eut fini son récit, un silence se fit. Je ne sais quels sentiments agitaient le cœur de mon père ; mais, à voir le froncement de ses sourcils, il me sembla que les dernières paroles du garde champêtre l’avaient ému.

Marguerite s’était approchée du petit bohémien, et, comme la clarté de la lanterne tombait en plein sur son pâle visage, nous vîmes que les yeux de notre petite sœur étaient tout humides.

« Ah ! Gottlieb, on dirait que tu regrettes de n’avoir pas rudoyé davantage ce malheureux enfant ; mais vois donc dans quel état il est ! »

Jusqu’alors nous n’avions pas quitté Gottlieb de l’œil, mais à ce moment tous les regards se portèrent sur le petit bohémien.

Le pauvre garçon, vaincu par la souffrance, la fatigue, par la faim peut-être, s’était laissé aller, comme une masse inerte, sur le tapis de la chambre. Son visage exténué se détachait dans l’ombre ; nous entendions le bruit de sa respiration entrecoupée. Il dormait profondément.

« Pauvre petit diable ! » murmura mon père.

Et, mettant un genou en terre, il souleva avec précaution la tête du petit captif endormi, tandis que Marguerite, dont la charité prévoyante avait deviné sa pensée, glissait un coussin sous sa tête.

La chose avait été faite le plus doucement possible ; mais les bohémiens sont de la race des lièvres, ils ne dorment que d’un œil. Le nôtre poussa un gros soupir ; il se redressa sur son coude et ouvrit les yeux.