Aller au contenu

Le Chalet des sapins/04

La bibliothèque libre.
Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 41-49).

IV

Mon père ne lui laissa pas le temps de rassembler ses idées.

« Et d’abord, lui dit-il en essayant d’adoucir sa voix, d’abord, petit, je te défends d’avoir peur. Personne ici n’a envie de te manger. Comment t’appelles-tu ? »

Un éclair avait traversé les yeux du bohémien ; mais il fit comme s’il n’avait rien entendu, s’accroupit sur le tapis de la chambre, les mains croisées sur ses genoux et resta muet.

« D’où viens-tu ? répéta mon père. Que faisais-tu dans la forêt ? »

Pas un mot de réponse. Nous nous étions rapprochés et nous attendions avec curiosité que notre prisonnier ouvrît la bouche.

« Si vous lui parliez en allemand, dit alors Gottlieb. Tous ces bohémiens viennent d’au-delà du Rhin. »

Mon père répéta sa question en allemand. Même silence.

L’impatience commençait à le gagner. Il se contint cependant, et mettant la main sur son épaule :

« As-tu peur ? Sois tranquille ; nous ne sommes pas méchants, nous ne te voulons pas de mal.

— Je n’ai pas peur, répondit l’enfant avec une sorte de fierté blessée.

— À la bonne heure, reprit mon père ; tu vois que nous ne sommes pas des ogres. Mais cela n’est pas tout. As-tu faim ? Veux-tu manger ou veux-tu boire ? Est-ce cela qu’il te faut ?

— Oui, j’ai faim, » murmura le bohémien. Mon père se redressa avec un air de satisfaction visible. IV

« JE N’AI PAS PEUR. »

« On va te conduire à l’office. Répare tes forces. Dépêche-toi. »

Quand ce repas improvisé fut à portée de sa main, le bohémien ne fit ni une ni deux. Il attaqua bravement la belle tranche de gigot froid que Gottlieb lui offrit et se mit à y mordre à belles dents. On aurait juré que le pauvre garçon n’avait pas mangé depuis deux jours, à voir l’entrain avec lequel il avalait morceau sur morceau. Les restes du gigot y passèrent et la miche de pain ne fut pas épargnée.

Il n’y a rien de tel qu’un bon repas pour délier la langue. Lorsque le bohémien eut fini sa troisième tranche de gigot et dévoré la moitié de la miche, mon père, qui était revenu voir si tout allait bien, versa dans son verre deux doigts de vin.

Le sang était revenu aux joues de l’enfant, ses yeux brillaient. Mon père jugea que le moment était bon pour reprendre son interrogatoire.

« Eh bien, me diras-tu maintenant comment tu t’appelles et pourquoi tu as quitté tes compagnons ?

— Je suis Zaféri, dit le bohémien, et je me suis sauvé parce que les autres m’ont battu. »

Ces quelques mots furent dits dans une sorte de patois moitié allemand, moitié français, assez intelligible d’ailleurs pour nous, qui vivions non loin de la frontière et parlions les deux langues avec la même facilité.

« Qui appelles-tu les autres ? Les bohémiens qui sont venus ce matin à Niederhaslach ?

— Oui, reprit-il ; j’avais jeté près du foin une allumette que je croyais éteinte, le feu, par malheur, a gagné la meule. Les autres, alors, ont voulu me tuer, et ils ont dit que les gendarmes allaient venir.

— Le brigand ! s’écria Gottlieb hors de lui ; c’est lui qui a mis le feu à ma pauvre grange !

— Veux-tu te taire, imbécile ! — Ceci était une parenthèse à l’adresse de Gottlieb. — Tu étais dans ton tort, petit, reprit mon père ; un garçon de ton âge doit connaître les dangers du feu ; tu pouvais donner à croire que tes compagnons avaient mis exprès le feu à la grange, et je conçois leur colère ; mais ta mort n’eût pas rarrangé les choses, et tu as bien fait de leur éviter, en te sauvant, un crime qui n’eût pas réparé ta sottise. Mais, en leur échappant, quel était ton projet et qu’espérais-tu faire ?

— Je ne sais pas… J’ai couru d’un coup jusqu’à la forêt, et puis, quand j’ai été seul, j’ai pensé à Wolff. J’ai appelé, j’ai crié : Wolff ! de toutes mes forces, mais Wolff n’est pas venu.

— Qui cela, Wolff ?

— Wolff ? dit le bohémien, c’était mon ami !… Les autres l’ont attaché avec une corde, c’est sûr, car sans ça il m’aurait bien vite rattrapé. Ce n’est pas Wolff qui m’oublierait… Oh non ! Et avec lui je n’aurais peur ni des hommes, ni des loups, ni de personne !… »

Il avait parlé avec animation ; puis il ajouta :

« Mon pauvre chien ! C’est pourtant moi qui l’ai quitté !…

— Bon ! dit mon père en riant, c’est d’un chien qu’il s’agit. J’aime autant, j’aime mieux cela. On le retrouvera, ton ami à quatre pattes, si tu peux nous dire le chemin qu’ont pris ceux que tu appelles « les autres… »

Le bohémien leva ses grands yeux doux sur le visage de mon père et le laissa répéter sa question.

« Ont-ils pris par la forêt ou par la plaine ? Réponds-moi.

— Par la forêt… par la plaine… répéta le bohémien machinalement.

— Par l’une ou par l’autre ? cria mon père.

— Je ne sais pas… répondit l’enfant de sa même voix traînante.

— Si tu ne veux pas parler, mon garçon, et nous dire ce qu’il est utile que nous sachions pour avoir le droit de te garder, il se peut que les gendarmes t’emmènent malgré nous à la ville et te mettent en prison. »

Le bohémien ne sourcilla point. Il avait posé ses coudes sur la table et il appuyait son menton sur ses mains. Ses longs cheveux tombaient comme un voile épais devant ses yeux ; il n’avait plus l’air de voir ce qui se passait ni d’entendre ce qu’on lui disait.

Il y eut un nouveau silence, pendant lequel mon père s’entretint à demi-voix avec Gottlieb.

« On ne tirera rien de lui, disait Gottlieb. Ces gueux ne se trahissent pas entre eux.

— C’est possible. En tout cas, nous le verrons bien demain. »

Et se retournant vers le prisonnier :

« Zaféri ! » dit-il à haute voix.

Le bohémien ne parut pas entendre. Mon père lui prit les mains, mais sa tête perdit aussitôt l’équilibre et retomba sur sa poitrine. Sa bouche balbutia quelques mots inintelligibles.

« Il dort ! s’écria Marguerite. Ne vois-tu pas qu’il dort de tout son cœur ?… »

Il dormait, en effet. Le sommeil l’avait repris tout d’un coup. Mon père se mit à sourire.

« J’aurais dû m’y attendre, dit-il. Mais nous ne pouvons pas le laisser sur cette chaise et dans ces habits pleins de boue. Tu vas me chercher une chemise et un des pantalons de ton frère, Marguerite. Et toi, Gottlieb, apporte ici un matelas. »

La chose fut faite en peu d’instants. Alors mon père, assisté de Gottlieb, se mit en devoir de remplir son métier de bonne d’enfant. Marguerite se dirigeait vers la porte et nous allions la suivre pour regagner nos lits, quand une exclamation soudaine nous rappela.

« Les bourreaux ! disait mon père ; est-il possible de martyriser de la sorte un enfant !… »

J’accourus : le dos du bohémien était à vif, et je ne compris que trop les raisons qu’il avait eues de quitter ses barbares compagnons. Ses épaules meurtries étaient labourées de cicatrices encore fraîches ; on avait dû le battre à outrance, et le battre avec des baguettes souples comme des cravaches, car ces marques sanglantes avaient entamé la peau.

« Pauvre petit ! s’écria Marguerite. Père, tu ne l’enverras pas en prison ?

— Est-ce que l’on fait de ces questions quand il est minuit passé ? » répondit mon père.

Et se retournant vers Gottlieb :

« Tu vas me faire le plaisir de passer la nuit auprès de ce garçon. S’il arrivait quelque chose, tu n’aurais qu’à frapper au plafond, et je serais là. Quant à vous, les petits, il est temps de reprendre le chemin de vos lits. Demain vous pourrez faire la grasse matinée. Une fois n’est pas coutume. »

Prenant alors Marguerite dans ses bras, il l’embrassa tendrement.

« Sois tranquille, Margot, ce coureur de grands chemins ne manquera de rien. »

Un doux sourire éclaira le visage de Marguerite. Sans se dégager de cette étreinte caressante, elle rejeta sa tête en arrière, et, regardant son père dans les yeux :

« C’est qu’il a dû déjà tant souffrir ! s’écria-t-elle. C’est un enfant comme nous, père, plus malheureux, plus digne de pitié ; il ne peut pas être un grand coupable.

— Hé ! reprit-il, il y a des enfants qui ne valent pas cher. Mais calme-toi. »

Avant de nous séparer, nous jetâmes un dernier coup d’œil sur le bohémien. Il dormait sur le canapé où on l’avait couché, plus profondément que jamais, et Gottlieb, installé à côté de lui dans le grand fauteuil de cuir, s’arrangeait déjà pour passer la nuit le plus commodément possible.