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Le Chalet des sapins/15

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Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 177-194).

XV

Le vendredi suivant, Marguerite se trouva un peu fatiguée.

Gottlieb, qui, selon sa coutume, était allé le matin jeter un coup d’œil sur les travaux de la coupe, avait promis d’être de retour à midi pour lui donner un coup de main. Midi avait sonné, le déjeuner était fini, et Gottlieb n’arrivait pas.

« Si nous allions à sa rencontre ? dit Marguerite. Véritablement je ne serais pas fâchée de dire adieu à cette pauvre forêt, que nous ne reverrons peut-être pas avant un an. »

Il faisait un temps superbe, trop beau peut-être, car du fond de la vallée soufflait une brise chaude, une de ces brises d’été qui sentent la pluie. La chaleur était très-forte, et le sable blanc de la route, semé de parcelles de mica, brillait au soleil comme un ruisseau d’argent.

Mon père interrogea le baromètre. Le baromètre marquait variable.

« Le traître n’a pas le courage de son opinion, dit-il ; mais c’est égal, je crois que l’orage aura bien la politesse d’attendre jusqu’au soir.

— Nous pourrions aller à la coupe, dit Maurice ; nous verrions travailler Zaféri, et s’il pleut, eh bien, nous irons à la maison forestière de Christian Baüer : c’est très-simple. »

La proposition de Maurice fut adoptée à l’unanimité. Mon père prend sa canne de houx, Marguerite son châle de voyage, nous autres petits nos manteaux d’été, et nous nous mettons en route.

Jusqu’à la forêt tout alla bien. Mais à peine avions-nous franchi le premier rideau des arbres, que d’épais nuages d’un bleu foncé, de véritables nimbus gros de tempête et de pluie, arrivèrent au galop du fond de la vallée.

« Marchons toujours, dit Maurice, ça ne sera rien. »

Notre père n’était pas aussi rassuré. Il se consulta un instant, puis, après avoir interrogé le ciel :

« Mieux vaut rester sous les arbres, dit-il ; en retournant dans la vallée, nous serions trempés comme des soupes avant d’être de retour au chalet. En marche donc et lestement, si nous voulons arriver à la maison forestière avant l’orage. »

Nous nous remîmes à marcher d’un bon pas. Déjà les rafales s’engouffraient sous les arbres, et quelques gouttelettes tièdes, apportées par le vent, fouettaient nos visages.

« Ton châle est-il bon, mignonne ? demanda mon père. Tu n’as pas peur de te mouiller ?

— Non, père, merci, dit Marguerite ; mais c’est égal, dépêchons-nous. »

Nous étions entrés en pleine futaie. Bientôt les gouttes d’eau se multiplièrent : le vent tomba tout à coup, et il se fit dans les feuilles ce crépitement significatif qui révèle la première ondée et que l’on entend dans les bois avant même de ressentir les premières atteintes de la pluie.

Heureusement la coupe n’était pas loin. En supposant que l’averse vînt à passer au travers des feuilles, comme à travers les trous d’un crible, nos bûcherons auraient bien vite fait de nous tailler avec leurs haches un abri de feuillage où nous pourrions en sécurité laisser tomber l’ondée la plus forte.

Ce fut Maurice qui, en éclaireur infatigable, pénétra le premier dans la clairière. La clairière était déserte.

« Ils ont eu peur de la pluie, nous cria-t-il, et ils se sont sauvés.

— Non ! non ! dit mon père, la pluie n’est pas assez forte ; ce n’est pas l’orage qui les a fait partir ! »

Comme pour lui répondre, une brusque rafale passa en gémissant dans la cime des arbres, et nous entendîmes tout au loin, répercutée par les échos du Nideck, la grande voix du tonnerre.

Au point où nous en étions, mieux valait avancer que reculer. XV

UNE BRUSQUE RAFALE PASSA EN GÉMISSANT
DANS LA CIME DES ARBRES.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Quelle que fût la raison de ce départ inattendu, il nous fallait hâter le pas, si nous voulions arriver à la maison forestière avant le gros de l’averse.

La pluie perçait déjà le feuillage. Marguerite, le nez dans son châle de campagne, trottait comme une perdrix, à côté de mon père. Nous traversions heureusement une sapinière touffue, dont les branches entremêlées nous dérobaient la vue du ciel et nous abritaient tant bien que mal.

Quand nous ne fûmes plus qu’à dix minutes de la maison forestière, mon père nous dit :

« Mettons-nous à crier tous ensemble ! Christian Baüer ne sera pas fâché de savoir qu’il lui arrive du monde ! »

Nos quatre voix partirent à l’unisson. C’était une gamme descendante dont la voix grave de mon père et le timbre argentin de Marguerite faisaient l’octave.

« Holà ! répondit une voix sonore ; qui va là !

— Ce brave Christian ! dit mon père à demi-voix, depuis qu’on ne parle plus que de bohémiens, c’est un vrai gendarme !

— Holà ! ho ! répéta une autre voix ; nous arrivons !

— Tiens ! dit mon père, voilà Gottlieb à présent. Nous allons retrouver tout notre monde. »

Un bruit de pas se fit entendre, et, au débouché de la sapinière, nous nous trouvions nez à nez avec nos deux amis.

« Que s’est-il donc passé ? s’écria mon père en les apercevant.

— Les bohémiens ont pillé la maison forestière, répondit Gottlieb, et Zaféri a disparu. »

La pluie tombait de plus belle. Nous entrons vite dans la salle basse de la maison forestière où nos bûcherons, au nombre de dix, étaient rassemblés. Au milieu du groupe se trouvaient trois étrangers vêtus de mauvaises blouses de toile bleue et de pantalons de soldats. Dans un coin, la femme de Christian Baüer, la vieille Marie-Anne, se tenait accroupie sur un escabeau de bois et sanglotait, la tête cachée dans son tablier.

La discussion était bruyante : mais, sitôt que mon père fut entré, tout le monde se tut.

Il embrassa d’un coup d’œil l’intérieur de la chambre ; puis, s’asseyant sur un banc adossé au poêle :

« Parle, mon garçon, dit-il en s’adressant à Gottlieb ; et pas de mots inutiles, n’est-ce pas ?

— Voici, mon colonel. Je suis arrivé à la coupe ce matin vers dix heures. Une heure après j’allais partir et les bûcherons étaient en train de faire cuire leurs pommes de terre, quand nous entendons de grands cris dans la forêt, des cris de femme qui appelaient au secours !… Nous sautons sur nos haches, nous courons vers la sapinière, et nous rencontrons Marie-Anne qui, tout en courant de son côté, pleurait toutes les larmes de son corps. C’est bien la peine de pleurer quand le mal est fait ! Il n’y a pas à dire, tout ce qui s’est passé, c’est de sa faute. »

Marie-Anne voulut parler, mais les larmes étouffèrent sa voix.

« Il faut que vous sachiez, continua Gottlieb, que, ce matin, Christian était parti comme d’habitude pour faire sa ronde, et qu’il avait positivement ordonné à Marie-Anne de garder la maison. Mais voilà, les femmes veulent toujours en faire à leur tête, et Marie-Anne, après avoir mis la clef dans sa poche, est allée bavarder chez Nicolas Burkardt, au bas de la côte. À peine revenue, qu’est-ce qu’elle voit ? La porte de l’étable grande ouverte, l’autre porte enfoncée, et cinq ou six chenapans de mauvaise mine qui rôdaient autour de la maison. Là-dessus la fureur la prend : elle se met à crier comme une possédée, et ces bohémiens, qui n’ont pas pour un sou de courage quand ils trouvent quelqu’un à qui parler, commencent par se sauver. Mais déjà ils avaient eu le temps d’emporter les casseroles de la cuisine, le linge du séchoir et tout ce qui leur était tombé sous la main. Si cette sotte de Marie-Anne, au lieu de crier comme une folle et de leur montrer le poing, avait couru tout de suite à la coupe, sans perdre une minute, peut-être que nous serions arrivés à temps pour surprendre les voleurs. Mais quand elle est venue il était déjà trop tard. La place était nette. Christian, au même moment, revenait du Nideck. Dame ! vous pensez bien qu’en apprenant la chose il n’a pas été content, et, si sa femme l’a payé un peu cher, m’est avis qu’elle ne l’a pas tout à fait volé.

— Tout cela, dit mon père, ne m’apprend pas comment Zaféri a disparu. »

Je vis bien alors que Gottlieb n’avait tant grossi les torts de Marie-Anne que pour retarder l’aveu des siens. Il devint rouge jusqu’au blanc des yeux, et, d’une voix beaucoup moins assurée :

« Vous comprenez, mon colonel, que, dans le premier moment, nous n’avons pas songé à lui. L’orage venait de commencer ; je ne sais pas s’il a plu de votre côté, mais, de ce côté de la montagne, ç’a été un véritable déluge. C’est bien facile à voir : les ruisseaux sont devenus des torrents. Christian n’avait pas fini ses explications avec Marie-Anne que je lui prends le bras.

« Hé ! Christian, entends-tu ?

— Parfaitement, qu’il me dit ; c’est un chien qui aboie au bas de la côte. »

Il n’avait pas fini de parler que je me retourne pour chercher Zaféri. Le petit filait déjà comme une flèche, droit devant lui, sans regarder à droite ni à gauche. Nous courons sur ses talons naturellement ; mais lui, il criait tout en courant, il criait et il sifflait tour à tour, et les aboiements lui répondaient toujours plus fort. M’est avis que c’étaient les bohémiens qui excitaient le chien. Je dis alors à Christian :

« Ton fusil est-il chargé ?

— Oui, répond Christian ; nous allons les tenir, et, s’ils bougent, je tire dans le tas !…

— Tout à coup les aboiements cessèrent. On avait dû faire taire le chien ; mais Zaféri allait toujours son train, et quel train ! Les branches nous coupaient la figure ; il nous distançait malgré tout, et voilà que nous arrivons au bord du ravin, vous savez, le grand ravin rempli de pierres…

— Oui, je sais ; va toujours.

— Puisque vous voyez l’endroit, mon colonel, vous savez qu’il faut être un singe ou un fou pour essayer de le descendre à pic. Eh bien, nous étions à peine au bord, que le petit dégringolait la pente comme si le diable l’emportait. À ce même moment, le chien avait recommencé de crier. Je vis, comme je vous vois, Zaféri arriver au fond du ravin, se jeter dans les broussailles de l’autre côté du torrent ; j’entendis un hurlement du chien, puis un grand cri, puis plus rien.

— Mille tonnerres !… s’écria mon père ; cet enfant vous a appelés et vous l’avez laissé prendre…

— Pardon, mon colonel, dit Gottlieb avec une certaine fermeté, la faute est de ne pas l’avoir gardé de près à la maison forestière, ça c’est vrai ; mais, une fois dans la forêt, bonsoir ! Je suis payé pour savoir comment il galope, ce petit ; c’est la deuxième fois qu’il me fait courir. Nous avons pris au plus court, par un sentier de chèvres, au risque de nous casser le cou ; cela n’a pas été trop difficile de retrouver l’endroit ; mais du petit et des autres, plus de trace. On ne m’ôtera pas de la tête que ces bohémiens ont, dans les environs, un trou où ils se cachent. Quand ils auront vu venir le petit, ils se seront jetés sur lui et ils lui auront fermé la bouche. Voilà mon avis. Mais le moyen de retrouver l’endroit avec cette pluie qui nous aveuglait, et l’avance que Zaféri avait sur nous ! C’est égal, mon colonel, nous le retrouverons. Il n’y a qu’à faire garder les routes pendant la nuit : il faudra bien qu’ils sortent de leur cachette, et, avec vingt hommes qui connaissent la forêt, leur affaire est faite. »

Mon père haussa les épaules et fit quelques pas de long en large.

« Est-ce tout ? dit-il enfin.

— Pas encore : voilà deux camarades qui voudraient vous dire un mot. »

Gottlieb montrait du doigt les deux étrangers qui s’avancèrent aussitôt :

« Des soldats, dit mon père. D’où venez-vous ?

— Nous avons passé la nuit au Nideck, dit l’un, et nous allons à Wangenburg.

— Avez-vous de l’argent ?

— Oui, mon colonel, et, une fois à Wangenburg, nous serons tranquilles.

— Qu’avez-vous à me dire ?

— Voici l’affaire. Nous étions hier, mon camarade et moi, couchés au soleil, sur le grand rocher de la cascade, juste au-dessus du ravin de grès rouge. Tout à coup, mon camarade me dit : — « Tiens, voilà du monde, et du vilain monde encore. À qui en ont-ils donc, ces gens, pour flâner dans un endroit où il n’y a que des pierres, des arbres et pas de chemin ? » Je regarde, et j’aperçois dans l’ombre des sapins, aussi distinctement que je vous vois, une bande de bohémiens.

— Êtes-vous bien sûrs que ce fussent des bohémiens ?

— Oui, mon colonel, de vrais Zingari, noirs comme des taupes.

— Combien étaient-ils ?

— Six hommes et une femme.

— Avaient-ils un chien avec eux ?

— Oui, un grand chien-loup, une espèce de chien de berger qui courait tantôt devant, tantôt derrière. Et puis il y en avait deux qui étaient très-chargés. Ça m’a eu l’air d’être des effets de campement.

— C’est ce que je pensais, murmura mon père. Il y a longtemps qu’ils méditent leur coup : ils ont rôdé dans les environs avec l’espoir d’enlever le petit, et le hasard le leur a livré. Ils auront laissé leur voiture à quelques lieues d’ici. C’est bien ; merci, mon brave. »

Mon père avait prononcé ces quelques paroles à demi-voix, comme s’il se parlait à lui-même. Il s’approcha ensuite de la fenêtre, et écarta de la main les rideaux pour consulter l’état du ciel.

L’orage s’en allait lentement dans la direction du Schneeberg. Quelques gouttes de pluie rayaient encore l’horizon, mais il était temps de songer au retour.

« Voici ce que j’ai décidé, dit-il, faute de mieux. La journée est si avancée, la nuit est si proche, et des recherches, la nuit, dans la forêt, où tout est cachette, seraient si inutiles, qu’il n’y a rien à faire avant demain matin. Mais, d’ici là, Baüer, il faut prévenir Nicolas Burkardt d’abord, puis les gardes de Grendelbruch, de Dâbo, ceux de la vallée de la Magel jusqu’au Champ-du-Feu. Il y a du monde ici, il faut que tout le monde s’y mette. Que chacun de ceux que tu feras prévenir se rende, soit à pied, soit à cheval, pour réparer le temps que la nuit va nous faire perdre, aux issues extérieures de la forêt. Je vais faire, moi, prévenir par Gottlieb nos gens de Niederhaslach que je les attendrai tous demain matin avant cinq heures, ici même, dans la maison du garde. Ce sera notre quartier général, notre centre. Nous prendrons, nous, la forêt par toutes les routes de son milieu ; les autres convergeront au contraire de notre côté. Ce sera bien le diable si, pris entre deux feux, les bohémiens nous échappent. Allons, à demain, cinq heures au plus tard. »

Il indiqua par leur nom à Christian les issues qu’il aurait à faire prendre à revers, lui dit par quels passages ses hommes et lui-même se porteraient à leur rencontre ; puis, prenant sa canne de houx, il nous fit signe de ramasser nos manteaux, et nous sortîmes de la maison forestière, accompagnés de Gottlieb et de Christian Baüer, qui, sans déroger à la consigne que venait de lui donner mon père, pouvait nous faire un bout d’escorte jusqu’à l’endroit où le chemin débouchait dans la vallée.

Mon père marchait, la tête penchée, sans dire une parole.

Nous n’étions pas très-bavards de notre côté. Nous ne verrions pas notre père pendant toute la journée du lendemain, et cette journée serait terriblement longue.

L’idée de cette grande expédition où allait s’engager notre père nous trottait dans la tête. Nous regrettions de n’être pas partis pour Saverne aussitôt qu’il avait été question d’y aller.

Comme le chemin nous parut long ! Et quel soulagement de voir enfin le chalet apparaître au détour de la route !

Nous montons dans nos chambres. En un tour de main, nous changeons nos habits mouillés contre de bons vêtements bien chauds et nous revenons dans la salle à manger, où Gottlieb avait déjà dressé la table.

Un souper de viandes froides, quelques provisions prises dans le garde-manger, nous attendaient. Mon père ne tarda pas à arriver, ainsi que Marguerite, et ce fut notre petite sœur qui, la première, aborda le chapitre des explications.

« Tu veux donc partir, dit-elle à mon père, tu veux nous laisser seuls pendant toute cette longue journée !

— Bah ! dit-il en affectant un ton enjoué, demain c’est samedi, tu iras faire ta tournée ordinaire à Niederhaslach, et qui sait ? peut-être en rentrant me trouveras-tu tranquillement installé dans le grand fauteuil que voilà !… avec ton Zaféri retrouvé.

— Oui, mais si tu n’étais pas rentré avant la nuit ? S’il allait t’arriver malheur !

— Comme tu y vas ! Apprends que, de mémoire d’homme, les bohémiens sont aussi poltrons que des lièvres ; pillards, je l’accorde, très-hardis quand ils savent une maison abandonnée, mais c’est tout. Si Marie-Anne avait eu le bon esprit de ne pas quitter sa maison et ses casseroles, elle n’aurait pas vu le bout du nez du plus effronté de ces voleurs.

— Mais pourquoi les poursuivre, père ? Est-ce que Christian et les autres ne pourraient pas s’en charger à ta place ? »

Mon père bondit sur sa chaise.

« Eh quoi ! Marguerite, c’est toi qui me conseilles de laisser faire à d’autres la besogne qui m’appartient ! C’est à nous qu’on a volé un enfant, et c’est à ces braves gens que j’abandonnerais le soin de le délivrer ! Tu ne penses pas à ce que tu me dis, Marguerite. »

Marguerite se tut.

« Ne seras-tu pas heureuse, reprit-il, si je te ramène ton petit protégé, guéri une fois pour toutes de la manie de prendre la fuite sans crier gare ? Eh bien, il sera ici, lui et son chien, demain soir ; tu peux y compter. »

Marguerite secoua la tête :

« Zaféri est très-coupable, dit-elle. S’il m’avait écoutée, tout cela ne serait pas arrivé ! Et d’ailleurs il saurait bien revenir tout seul, s’il le voulait ! Il n’est pas facile à garder contre son gré, Zaféri, nous en savons quelque chose. »

Mon père ne voulut pas pousser la discussion plus loin. Il prit sa pipe, l’alluma et en tira plusieurs bouffées, tandis que Gottlieb enlevait les restes du souper.

« C’est bien vrai pourtant, dis-je alors, que nous serons terriblement inquiets pendant toute cette journée de demain. »

Mon père haussa les épaules sans répondre.

« Si tu le permettais, le soir après le souper, nous irions t’attendre sur la route ? Pas bien loin, jusqu’aux sapins seulement ! Nous crierions tous les quarts d’heure, et, quand tu nous entendrais, tu tirerais un coup de fusil pour nous prévenir de ton retour. »

Mon père réfléchissait :

« Eh bien, soit, dit-il. Et, si je ramène Zaféri, j’en tirerai deux. Va donc pour les sapins et pour les coups de fusil ! »

Il tira sa montre de sa poche et il ajouta :

« Et maintenant l’heure me paraît venue de nous séparer, mes chers petits. Dormez bien, soyez bien sages ; et toi, Marguerite, ne fais pas de mauvais rêves. Figure-toi que je vais à la chasse : c’est une chasse comme une autre, en réalité ; seulement nous prendrons le gibier sans brûler un grain de poudre. »

Il nous embrassa tendrement l’un après l’autre en nous congédiant. Puis, voyant que les yeux de Marguerite étaient humides :

« Es-tu donc enfant, ma pauvre Margot ! Puisque je t’assure qu’il n’y a aucun danger. »

Je m’étais bien promis de dormir pour chasser les idées noires qui me poursuivaient obstinément, mais le sommeil ne vint qu’assez tard. La fatigue cependant finissait par l’emporter, quand j’entendis la porte de notre chambre s’ouvrir doucement, et que, dans le demi-sommeil, je sentis qu’une paire de moustaches effleurait mon front.

« C’est toi, père, murmurai-je en refermant mes bras autour de son cou. »

Un baiser me ferma la bouche. Je l’entendis s’éloigner sur la pointe des pieds et s’arrêter un instant devant le lit de Maurice. Puis la porte se referma, et, malgré les efforts que je fis pour rassembler mes idées, je m’endormis profondément.