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Le Chalet des sapins/14

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Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 161-177).

XIV

La nuit porte conseil. Dès le lendemain mon père appela Gottlieb dans la salle à manger, où il se promenait de long en large depuis une heure.

« Tu vas partir pour la coupe, dit-il, et tu iras dorénavant chaque matin avec les bûcherons.

— C’est cela, mon colonel, j’aurai l’œil sur le petit.

— Eh non ! pas de surveillance. S’il se croit prisonnier, il aura envie de se sauver, quoique, le diable m’emporte, si je vois l’intérêt de ce petit à quitter un bon gîte pour s’en aller retrouver les gredins qui l’ont meurtri de coups ! Mais tu as raison, Gottlieb ; il peut avoir découvert quelque chose, et il est bon de s’en assurer. »

La porte de la salle à manger était entr’ouverte. De la salle d’études nous avions tout entendu. Après avoir congédié Gottlieb, mon père vint nous rejoindre.

« Veux-tu que je le fasse parler, père ? dit Marguerite ; je suis sûre qu’il me répondra.

— Non, pas encore, ce serait trop tôt. Il vaut mieux être sûr de notre fait. S’il n’y a rien, ce qui est possible, il est inutile de lui donner l’éveil.

— Gottlieb est fou ! reprit Marguerite avec humeur. Zaféri est libre ; pourquoi se sauverait-il ?

— Pourquoi l’eau s’en va-t-elle toujours à la rivière ? lui répondit mon père. Tu ne sais pas combien est puissant l’instinct de sa race. Quoi qu’il en soit, agile comme il est, ce ne sont pas les occasions qui lui manqueront, et le mieux encore est de le laisser libre. »

La journée se passa sans incident. Zaféri revint le soir avec les ouvriers. Il était taciturne comme la veille, mais il nous regarda jouer dans le jardin, et, la nuit venue, il rentra dans la soupente où son lit l’attendait, sans que Marguerite eût obtenu de lui dix paroles.

Le lendemain matin, des rumeurs confuses de voix nous éveillèrent. Il était six heures à peine, et nous ne devions nous lever qu’à sept heures. Cependant la discussion était si bruyante que je XIV

IL AVAIT MIS À PROFIT SON AGILITÉ DE SINGE.
courus à la fenêtre. Un groupe de bûcherons s’était rassemblé devant la maison ; Gottlieb gesticulait au milieu du groupe, et mon père écoutait…

Zaféri, que mes yeux cherchaient, n’était pas avec eux.

Le temps de mettre nos bas, nos pantalons et nos souliers, et de frapper en passant à la porte de Marguerite, nous étions déjà descendus.

Nous apprîmes alors que le bohémien avait disparu. Son lit défait, portant l’empreinte de son corps, indiquait qu’il avait passé la plus grande partie de la nuit dans sa petite chambre. Il avait dû se lever avant tout le monde, passer devant la porte de la mansarde voisine où dormait Gottlieb et gagner la lucarne du corridor qui donnait sur la route.

Impossible de sortir par la grande porte : Zaféri n’en avait pas la clef et la serrure était intacte. Il avait évidemment mis à profit son agilité de singe pour se laisser glisser le long de la gouttière, jusqu’à l’un des poteaux de soutien des balcons.

« Tiens, regarde, dit mon père en me montrant quelques fragments de tuiles que le bohémien avait détachés dans sa descente ; voilà qui trahit le chemin qu’il a pris. Ne vous avisez pas, mes petits, de jouer à ce jeu-là ; il n’y a que des chats de cette espèce pour faire de ces tours de force sans se casser le cou. »

Marguerite arriva sur ces entrefaites. En deux mots elle fut mise au courant de l’aventure.

Je m’attendais à de vives exclamations. La chère petite resta muette. Cette révélation l’avait pétrifiée.

« Que faire ! dit-elle enfin, que faire !

— Rien pour le moment, répondit mon père d’un ton bref ; nous allons déjeuner d’abord, puis vous apprendrez vos leçons comme de coutume. Nous attendrons la fin de la journée et alors je verrai à prendre un parti. »

Apprendre nos leçons, c’était bientôt dit ; nous n’avions guère le cœur à l’ouvrage. Le de Viris illustribus ne put ce jour-là m’entrer dans la tête. Quand, sur le coup de midi, mon père ouvrit la porte pour examiner nos tâches, j’étais prêt à confesser mes distractions, et Maurice allait m’imiter, quand tout à coup la porte du jardin cria sur ses gonds, des pas précipités retentirent, et Gottlieb entra bruyamment dans la chambre.

« Mon colonel ! mon colonel : criait-il hors de lui, sans prendre seulement la peine d’ôter son bonnet, le bohémien est revenu. »

En un instant nous fûmes tous debout.

« Où ça, revenu ! dit mon père.

— À la coupe, au moment où nous nous y attendions le moins ! J’avais le dos tourné quand j’entends un grand cri. C’étaient les autres qui l’avaient vu arriver. Il est venu tout tranquillement, mon colonel, comme si rien ne s’était passé. Il a pris une hachette, et il s’est mis à l’ouvrage sans dire une parole. Ce n’est pas qu’il parle beaucoup d’habitude, mais vous comprenez, dans ce moment-là, nous pensions qu’il aurait quelque chose à nous dire. Il ne disait rien du tout, et nous autres, nous avions tous le bec fermé de le voir si peu embarrassé et nous regardant en face de l’air le plus naturel du monde. Alors je me suis approché et je lui ai dit :

— D’où viens-tu ?

Il a eu un drôle de regard, et il m’a répondu :

« J’ai été me promener. »

— Te promener ? Est-ce qu’on passe par les gouttières, est-ce qu’on prend le chemin des chats, quand on veut se promener honnêtement ? »

— Là-dessus il a eu un geste qui voulait dire :

« Je m’en moque ! » Ah ! si je ne m’étais pas retenu, quelle taloche je lui aurais appliquée ! Mais j’ai pensé, mon colonel, que ce droit vous revenait, et puis j’étais si pressé de venir vous raconter la chose, que je ne me suis pas amusé plus longtemps.

— Il aurait fallu l’emmener avec toi Gottlieb. Quant à le battre, dans n’importe quelle circonstance, eût-il été cent fois plus coupable, je te le défends absolument une fois pour toutes.

— L’emmener ! j’y ai bien pensé. Mais il aurait fallu pour cela le porter à bras. Quand je lui ai dit de venir, savez-vous ce qu’il m’a répondu ? — « Je reviendrai ce soir. Maintenant je suis fatigué et j’ai faim. »

— Lui a-t-on donné à manger, au moins ?

— Tant qu’il a voulu. Mais si vous voyiez dans quel état il est ? De la boue jusqu’à la ceinture, les mains sales, sa blouse déchirée, des égratignures plein la figure. Il a dû aller très-loin, car cette boue, c’était de la terre rouge du Schneeberg ; il n’y avait pas à s’y tromper. »

Nous avions cinq bonnes heures à attendre. L’impatience nous talonnait tous de telle façon que nous voulions partir pour la coupe immédiatement, ou du moins y dépêcher Gottlieb, avec la consigne de ramener le bohémien sans plus de retards.

Mais mon père ne voulut pas entendre de cette oreille-là.

« Ce petit, dit-il, est un original qui nous ménage encore plus d’un tour de sa façon. Surveillons-le, mais ne faisons rien qui puisse lui fournir, à défaut de raison, un prétexte à faire des sottises.

— Merci, père, dit Marguerite. Attendons. »

Marguerite ne savait évidemment que penser : cette fugue inexplicable avait mis en déroute tous les beaux raisonnements qu’elle avait faits au profit du bohémien. Il était revenu, c’est vrai, mais enfin il était parti, et il y avait tout au moins de la duplicité dans son affaire.

Enfin la troupe des bûcherons apparut dans le lointain de la route. Quelques instants après, Zaféri entrait dans le jardin, et Gottlieb l’introduisit aussitôt dans la salle d’études où nous étions réunis.

Gottlieb n’avait rien exagéré. Quel voyage ce fugitif repenti avait dû accomplir ! Il était fait comme un barbet, crotté jusqu’à l’échine, méconnaissable, et pourtant il avait essayé de se nettoyer.

Ses yeux étaient rouges, gonflés, et ils avaient un mauvais regard. Je me souvins de la scène des chardonnerets, et il me sembla que, ce jour-là, son visage avait eu la même expression.

« Tu es parti ce matin, lui dit mon père ; tu t’es sauvé par la fenêtre, au risque de te casser le cou. Tu sais bien qu’on n’aurait pas mieux demandé que de t’ouvrir la porte. À quoi bon s’évader comme un coupable, quand on peut partir librement. Où as-tu été ? »

J’avais cru que mon père ferait tout au moins semblant d’être très en colère. Mais non, sa voix était calme.

Peut-être le bohémien avait-il eu la même pensée. Il baissa les yeux, et, regardant fixement son bonnet, qu’il tournait et retournait entre ses doigts :

« Je suis allé me promener, dit-il d’une voix claire, très-loin dans la montagne.

— Soit ; mais pourquoi n’as-tu pas réveillé Gottlieb ? Il aurait été le premier à t’ouvrir la porte.

— Je n’ai pas voulu le réveiller. Il dormait.

— Qu’en sais-tu ?

— Il ronflait. »

Maurice et moi, nous ne pûmes nous empêcher de rire. Ce bravé Gottlieb faisait en effet plus de bruit la nuit que le jour ; il possédait une voix de nez qui n’appartenait qu’à lui, une véritable cornemuse dont le son perçait les murailles.

Mon père nous lança un regard qui nous invitait au silence ; puis il reprit du même ton :

« Et pourquoi cette promenade ? Qu’y avait-il de particulier à voir pour toi et de si bon matin dans la montagne ?

— J’ai cherché des fraises ; je me suis trompé de chemin, et j’ai été obligé de monter jusqu’au Schneeberg. Après cela je suis redescendu et j’ai été à la coupe.

— Il répète la leçon qu’il a préparée en chemin, murmura mon père en s’adressant à Marguerite. Autant de mensonges que de mots.

— C’est bien, mon garçon, reprit-il à haute voix. Puisque tu ne veux pas dire la vérité, Gottlieb t’enfermera dans ta chambre, puis, demain matin, on te conduira à Saverne, où tu chercheras d’autres amis. »

Cette menace, que mon père articula d’un accent très-ferme, ne parut faire aucune impression sur Zaféri. Nous savions bien, nous autres, que mon père ne parlait ainsi que pour lui faire peur ; mais le but ne fut pas atteint. Le bohémien resta impassible.

« Tu nous trompes, Zaféri ! s’écria alors Marguerite, qui, cédant à son indignation, ne pouvait plus se taire ; tu ne nous dis pas la vérité, et c’est mal ! Il t’est arrivé quelque chose, et, puisque tu es revenu, il faut le dire. »

Le bohémien détourna les yeux du visage de mon père, qu’il n’avait pas cessé de regarder en face, et le bonnet recommença à tourner entre ses doigts.

« Si tu nous dis la vérité, tout sera oublié. Il faut la dire ; parle. Mais parle donc !… »

Et, s’approchant de lui, d’un geste rapide elle lui enleva son bonnet, et, prenant ses deux mains dans ses petites mains frémissantes d’impatience :

« Tu es libre, tu le sais ; j’ai toujours été bonne pour toi, je n’ai pas oublié que tu t’es jeté devant le taureau le jour où nous étions à Niederhaslach. Si tu ne veux pas parler à mon père, parle-moi. Dis pourquoi tu t’es sauvé ce matin ? »

La réponse fut rapide et inattendue. Marguerite avait peu à peu poussé le bohémien contre l’angle du canapé. Tout à coup Zaféri s’affaissa sur les coussins, ses bras se détendirent, et de ses yeux gonflés sortit un déluge de larmes.

Jamais nous ne l’avions vu pleurer. Nous en étions arrivés à le croire incapable d’une émotion quelconque, et ce spectacle extraordinaire nous toucha profondément.

« Tu pleures ! s’écria Marguerite ; tu pleures parce que tu as peur d’être congédié, ou plutôt, car j’aimerais mieux cela, du chagrin d’avoir été coupable. Voyons, parle-moi ; dis-moi ce qui est arrivé. Le mensonge est ici la seule chose qu’on ne pardonne pas. »

Le bohémien releva la tête, et, d’une voix presque inintelligible :

« J’ai voulu retrouver Wolff, dit-il ; voilà tout.

— Son chien ! s’écria Marguerite ; son pauvre chien !… Nous aurions dû le deviner pourtant !

— J’ai bien couru, reprit le petit bohémien ; j’ai cherché partout, j’ai crié et j’ai sifflé… J’ai été jusqu’au Schneeberg… Mais les autres le tenaient, c’est sûr ; sans ça il serait venu !… — si, — s’il n’est pas mort.

— Tu sais donc que les autres sont dans la forêt ? » lui dit Marguerite.

Zaféri regarda autour de lui, et ses yeux se fixèrent sur Gottlieb, qui, le dos appuyé contre la porte, écoutait de toutes ses oreilles.

« Tu peux sortir, Gottlieb, dit Marguerite ; nous n’avons plus besoin de toi. »

Quand Gottlieb eut obéi, le bohémien regarda mon père ; il hésita un instant ; puis, d’une voix sourde, si peu distincte qu’elle nous arrivait à peine :

« C’est sûr, dit-il ; mais on ne les trouvera pas.

— Tu les as vus ?

— Non, mais les bûcherons le savent bien, que les zingari sont dans le bois. Et ce sont les mêmes, c’est sûr. Ils reviendront jusqu’à ce qu’ils me retrouvent.

— Et c’est pour cela que tu vas au-devant d’eux ! Est-ce pour leur épargner la peine de te chercher ? »

Mais, comme fatigué d’en avoir tant dit, le bohémien se releva.

« Laisse-le partir, père, dit Marguerite à demi-voix ; il ne dira plus rien. »

Zaféri n’attendit pas la permission. Il ramassa son bonnet, puis nous le vîmes traverser le jardin, se diriger vers la porte qui conduit aux bâtiments de la ferme et disparaître.

Mon père se promenait dans la chambre avec agitation.

« Singulière nature ! dit-il après avoir fait plusieurs tours de long en large et en revenant se poster devant Marguerite, qui le suivait des yeux avec inquiétude. — Voyons, Marguerite, tu n’es qu’une petite fille, mais tu as, Dieu merci, assez de bon sens et de raison pour voir clair dans cette aventure, et tes mioches de frères ne sont pas des sots. Que dis-tu, que dites-vous de tout ceci ? »

Marguerite posa son doigt contre sa bouche et parut s’absorber dans des réflexions profondes.

« Tu ne dis rien ?… Eh bien, veux-tu que je t’apprenne ce que je pense, moi ? C’est que, si nous ne prenons pas nos mesures en conséquence, cet enfant nous échappera un jour ou l’autre et plus tôt peut-être que nous ne pouvons nous y attendre. S’il ne nous quitte pas de lui-même, ses anciens compagnons l’enlèveront au premier moment.

— Il ne songeait qu’à son chien, cher père, et il a cru que Gottlieb lui défendrait de sortir.

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Écoute bien, Marguerite, continua-t-il en s’asseyant devant elle. Zaféri a appris qu’il y avait des bohémiens dans la montagne, et du coup il a juré que c’étaient les siens. Il a eu un chien, et le souvenir de ce chien ne lui est pas sorti de la tête depuis qu’il vit avec nous. Voilà qui est très-naturel, quoique ce ne soit pas flatteur pour Nestor et pour Fox. Eh bien, ce petit a deviné juste, et il faut tenir compte de son instinct. Il y a quinze jours, ces vagabonds s’étaient réfugiés dans le blockhaus ; ils rôdent aujourd’hui dans les environs du Schneeberg. Sais-tu pourquoi ? C’est que les gens de cette race n’oublient jamais les leurs. Ils ont attendu l’occasion pour revenir ; le hasard nous a livré Zaféri, ils comptent sur le hasard pour le reprendre, et au besoin, comme je te le disais tout à l’heure, ils emploieront la ruse et la violence.

— Mais Zaféri ne-se laissera pas faire ! s’écria Marguerite ; il est habitué à nous, maintenant ! »

Mon père secoua la tête.

« Si habitué, dit-il, que, sans ton intervention, je n’aurais tiré de lui que des mensonges. Non, ce n’est pas en quelques mois que l’on peut se flatter d’avoir apprivoisé complètement un enfant à demi sauvage. Il ne sait pas lui-même ce qui se passe au fond de son cœur ; il est troublé, inquiet, il se méfie de nous tous, de toi-même peut-être. S’il était repris par ses anciens maîtres, je ne dis pas qu’il ne chercherait pas à s’enfuir de leurs mains, après avoir tâché de leur arracher son unique trésor, son chien, qu’il aime par-dessus tout. Mais en ce moment son instinct le pousse à rôder autour d’eux et tous ses vieux souvenirs se réveillent à la fois. Avait-il la conscience bien nette tout à l’heure, quand, au lieu de nous dire la vérité que nous aurions admise comme circonstance atténuante à sa faute, il cherchait à ruser malgré mes prières et mes menaces ? Si la vérité lui est échappée tout à coup, c’est que seule tu as su la lui arracher. »

Marguerite laissait parler mon père sans l’interrompre. Après un instant de silence il reprit :

« Si ce petit ne m’inspirait pas de l’intérêt, je n’en dirais pas si long. Mais je n’oublie pas qu’il t’a sauvé la vie à Niederhaslach, et que nous avons maintenant le devoir de ne pas l’abandonner.

— Tu veux donc l’enfermer ?

— Nullement ; voici ce que j’ai décidé. »

Mon père rapprocha son fauteuil en passant la main sous le menton de Marguerite ; il approcha ses lèvres de son frais visage et l’embrassa doucement au front.

— C’est mercredi aujourd’hui, dit-il. Eh bien, j’ai décidé que, dimanche ou lundi prochain, Gottlieb irait à Saverne mettre en ordre la maison.

— Nous allons donc rentrer en ville ?

— Le plus tôt possible, dit mon père. Vivre ainsi, ce n’est pas vivre ; j’en ai assez, moi qui pourtant n’ai pas servi l’Empire, de voir de pauvres soldats traqués comme des malfaiteurs, tandis que de vrais bandits sont à peine inquiétés et mettent à profit les malheurs du temps pour faire leurs mauvais coups ! On n’est plus sûr de rien aujourd’hui. Si j’étais seul, je resterais. Mais, depuis la mort de votre pauvre mère, est-ce que je ne me dois pas à vous tout entier ? Je ne suis pas plus tranquille pour vous que pour Zaféri. Qui nous dit que, par représailles, ces païens n’essayeront pas de s’emparer de l’un de vous ? Des bohémiens voleurs d’enfants, ça n’a jamais été chose rare. »

Marguerite se tut. Elle jeta sur Maurice un regard plein d’inquiétude ; elle était de l’avis de mon père.

« Quant au bohémien, si c’était à recommencer, je ne le prendrais pas en nourrice. Mais la chose est faite, et il n’y a plus à y revenir. Nous l’emmènerons donc avec nous. C’était décidé hier déjà, et l’affaire d’aujourd’hui m’a confirmé dans ma résolution.

— Mais d’ici à huit jours, père, qu’allons-nous faire de lui ?

— On ne le laissera pas aller plus loin que la coupe, et on ne le préviendra que quand la voiture sera prête. En attendant, les bûcherons auront l’œil sur lui. »

Puis, voyant que Marguerite ne répondait pas, il ajouta :

« Qu’en dis-tu ? N’ai-je pas raison ?

— Tu as raison, père ; cela vaut mieux ainsi.

— À la bonne heure. J’étais sûr que nous serions d’accord.

— Seulement, dit-elle, ce sera pour lui un changement terrible !…

— Bah ! il n’a pas dû voir beaucoup de villes dans sa vie, et le changement le distraira. Nous reviendrons tous l’année prochaine. Il faut bien espérer que dans un an la montagne sera débarrassée de cette engeance. »

Dans la journée même, les préparatifs du départ commencèrent. Ce n’était pas une petite besogne. En deux jours, la maison fut sens dessus-dessous. Il s’agissait de choisir entre les bagages que nous emporterions et ceux que nous laisserions à la campagne. Marguerite donnait les ordres, et mon père, qui ne s’occupait pas de ces détails, la laissait faire. Maurice et moi nous avions bien offert notre concours à Marguerite, mais elle nous déclara d’un ton fort net que nous n’y entendions rien.