Le Chambi à Paris/01

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Le Chambi à Paris
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 781-786).
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LE CHAMBI[1] À PARIS.

Tandis que la poésie est chez nous le don d’un petit nombre, le privilège de quelques esprits, une fleur exquise et rare qui n’appartient qu’à une certaine espèce de sol, chez les Arabes elle est partout ; elle anime à la fois, dans le pays par excellence de l’espace, du soleil et du danger, les spectacles de la nature et les scènes de la vie humaine. C’est un trésor auquel tous viennent puiser, depuis le pasteur dont les troupeaux disputent à un sol brûlant quelque touffe d’herbe flétrie jusqu’au maître de la grande tente qui galope, au milieu de goums bruyans, sur un cheval richement harnaché.

Tel est le fait dont se sont pénétrés tous ceux qui ont long-temps vécu, comme moi, de la vie arabe. Les officiers qui en sont encore à leur apprentissage des mœurs africaines croient souvent à une certaine exagération dans ce qu’ils ont tant de fois entendu répéter sur la poésie orientale. Ils craignent de subir aveuglément une opinion toute faite, de se laisser imposer ce qu’on appelle, je crois, le convenu dans le langage des artistes. J’avais remarqué ces dispositions chez un officier de spahis, qui me permettra de le mettre en scène dans un intérêt de vérité. M. de Molènes, dont le nom tout militaire aujourd’hui réveillera peut-être quelques souvenirs littéraires chez les lecteurs de ce recueil, contestait, dans mon cabinet, un matin, les dons poétiques du peuple arabe, quand notre entretien fut interrompu par une visite d’une nature insolite et inattendue. Le personnage qui s’offrait à notre vue portait le bernous et le haïch. C’était un Chambi. Il appartenait à cette race d’audacieux trafiquans qui bravent la morsure des serpens, les tempêtes de sable et la lance des Touareghs, ces brigands voilés du désert, pour aller jusqu’aux états du Soudan chercher les dents d’éléphant, la poudre d’or et les essences parfumées. J’avais déjà rencontré dans le cours de ma vie africaine cet éternel et placide voyageur qui vous répond avec la mélancolie sereine du fatalisme, quand on l’interroge sur ses errantes destinées : « Je vais où me mène Dieu. » Cette fois, le Chambi était venu amener au Jardin des Plantes, par l’ordre du général Pélissier, deux de ces célèbres maharis que les guerriers montent dans le Sahara, et qui atteignent, dit-on, une vitesse à faire honte aux plus généreux coursiers.

Quand le prophète aurait voulu donner un irrécusable témoin à mes paroles sur l’indélébile poésie de son peuple, il n’aurait point pu m’envoyer hôte plus opportun que le Chambi. Celui qui allait servir de preuve vivante à mes argumens n’était pas, en effet, un de ces tolbas qui, puisent, dans la docte retraite des Zaouyas, des inspirations inconnues du vulgaire aux sources mystérieuses des livres sacrés ; ce n’était pas non plus un de ces guerriers suivis de cavaliers, précédés de drapeaux, entourés de musiciens, qui peuvent tirer d’une existence d’éclat et de bruit tout un ordre exceptionnel d’émotions. Non, c’était un homme de la plus basse condition, ce que serait ici un colporteur de nos campagnes. Eh bien ! dis-je à mon interlocuteur, je parierais que si j’interrogeais au hasard cet obscur habitant du désert, je tirerais à l’instant de sa cervelle des chants qu’envieraient peut-être les meilleurs de nos poètes. Le défi fut accepté. L’interrogatoire commença. On va juger ce qui en sortit.

Ce fut d’abord un chant religieux. Il faut répéter chez les Arabes ce que disaient les poètes antiques : « Commençons par les dieux. » Là, cette source et cette fin de notre vie, c’est-à-dire la région divine, n’est jamais oubliée. Ce Dieu dont il semble que la vie du grand air rende le contact plus fréquent, la présence plus sensible et le pouvoir plus immédiat, est toujours invoqué par les chantres nomades. Le Chambi n’interrogea pas long-temps ses souvenirs. Après avoir fredonné, pour se mettre en haleine, un de ces airs monotones comme l’horizon du désert, dont les Arabes charment leur voyage sur le dos des chameaux, voici ce qu’il nous récita :

Invoquez celui que Dieu a comblé de ses graces,
     Ô vous tous qui nous écoutez !
Croyez en ses dix compagnons,
Les premiers qui aient composé son cortége.
Si vous n’avez point foi dans leur parole,
Interrogez les montagnes ;
Elles vous révèleront la vérité.
Savez-vous qui vous parlera aussi de Dieu ?
C’est le chelil[2] du cheval Bourack.
Ce chelil qui est semé de boutons d’or
Et auquel pendent des franges resplendissantes,
Ce chelil aime les hommes qui jeûnent

Et ceux qui passent leurs nuits à lire les livres de Dieu.
Il aime aussi les braves,
Les braves qui frappent avec le sabre
Et qui jettent dans la poussière
Les infidèles et les mécréans.
Qui le possède devance tous les autres
Auprès de Dieu, le maître du monde.
Qui le possède devra avoir une parole
Qui ne revienne jamais,
Le sabre toujours tiré
Et la main toujours ouverte pour les pauvres.
Mais ce chelil, je ne l’ai jamais vu sur la terre.
Je ne sais pas même de quelle couleur il est.
On m’en a parlé, et j’y ai cru.


Je ne sais point si je m’abuse sur le mérite de ces vers, mais il me semble qu’il y a dans ce morceau un charme et une grandeur qu’offrent rarement les œuvres de l’esprit chez les nations les plus avancées. Le dernier trait:« On m’en a parlé, et j’ai cru, » ne déparerait point la composition la plus savante d’une littérature raffinée. Il exprime ce que la foi du croyant a de plus absolu et de plus enthousiaste avec une sorte de grace sceptique. L’officier que je voulus convaincre eut la même impression que moi. Ce début nous avait mis tous deux en goût de poésie, et je fis un nouvel appel à la mémoire du Chambi.

Les poètes, chez les Arabes, puisent tous leurs inspirations aux mêmes sources, La religion, la guerre, l’amour et les chevaux, voilà ce qu’ils célèbrent sans cesse. Souvent le même chant renferme ces élémens bornés et féconds de toute leur vie. On demande à Dieu de rendre vainqueurs ceux qui l’implorent ; on demande aux chevaux de porter ceux qui les possèdent auprès des Fatma ou des Aïcha. Quelle différence entre cette primitive et vigoureuse poésie de l’Orient, si riche dans ses développemens, mais si sobre dans ses matières, et notre poésie inquiète, tourmentée ; fantasque, qui bouleverse toutes les régions du ciel et de la terre pour y chercher les sujets qu’elle traite en sa langue fébrile et travaillée ?

Les souvenirs du Chambi se rassemblaient souvent avec peine, et sans cesse nous obtenions seulement quelques bribes de chants que nous aurions voulu pouvoir écrire tout entiers ; mais les vers sont comme des diamans qui brillent d’un éclat d’autant plus vif, qu’ils ne sont point réunis en diadèmes ou en bouquets.

Voici au hasard quelques-uns des fragmens que j’arrachai à la mémoire de mon singulier visiteur; je crois qu’on y verra comme moi de ces vastes éclairs où se découvrent des perspectives infinies.

Porte les yeux sur les douairs des Angades,
Puis lève-les au ciel et compte les étoiles ;
Pense à l’ennemi où tu n’as point d’ami,
Pense à nos montagnes, à leurs étroits sentiers ;
Viens seul, m’a-t-elle dit, et sois sans compagnon.

Ou je suis bien étrangement abusé par le charme qu’a laissé dans ma mémoire une vie qui me sera toujours chère, ou bien il y a dans ces vers ce que l’intelligence de la nature a de plus noble et ce que l’amour a de plus passionné.

Et qui rendra plus fièrement cette chevalerie à laquelle sont soumises encore les mœurs arabes que cette autre strophe sortie aussi toute vivante des souvenirs du Chambi :

Mon coursier devient rétif devant ma tente ;
Il a vu la maîtresse des bagues prête à partir.
C’est aujourd’hui que nous devons mourir
Pour les femmes de la tribu.

Tous ceux qui ont assisté à quelques combats en Afrique savent le rôle que jouent les femmes dans toutes les scènes guerrières. C’est pour elles que parle la poudre. La réponse de tous les chefs aux ouvertures de paix qui leur sont faites, c’est : « Que diraient nos femmes, si nous ne nous battions pas ? Elles ne voudraient plus nous préparer le couscoussou. » C’est une grande erreur de croire que l’islamisme maintient la femme dans un état d’abjection d’où pourraient seuls la tirer les miracles de la foi chrétienne. La femme musulmane, au contraire, a conservé chez des hommes que sa parole précipite dans les combats ce prestige qu’avaient les reines des tournois aux jours amoureux et guerriers du moyen-âge.

Le Chambi parvint à nous réciter un chant complet, où la femme est en même temps célébrée avec un sentiment profond de tendresse morale et ces emportemens de passion sensuelle, ce luxe d’ardentes images qui, depuis le Cantique des Cantiques, éclatent en Orient dans toutes les odes à l’amour :

Ma sœur[3] ne peut se comparer qu’à une jument entraînée
Qui marche toujours aux arrière-gardes,
Avec une selle étincelante d’or,
Montée par un gracieux cavalier
Qui sait s’incliner en courant,
Quand résonne le bruit de la poudre.
Ma sœur ressemble à une jeune chamelle
Qui revient du Tell au milieu de ses compagnes,
Chargée d’étoffes précieuses.
Ses cheveux tombent sur ses épaules,
Et ont la finesse de la soie ;
Ce sont les plumes noires de l’autruche mâle,
Quand il surveille ses petits dans le Sahara.
Ses sourcils, ce sont le noûn[4]
Que l’on trouve aux pages du Koran ;
Ses dents ressemblent à l’ivoire poli ;
Ses lèvres sont teintes avec du kermesse.
Sa poitrine, c’est la neige

Qui tombe dans le Djebel-Amour.
Ô temps ! sois maudit si elle vient à m’oublier !
Ce serait la gazelle qui oublie son frère.


Les chevaux seuls peuvent disputer aux femmes le privilège d’une tendresse enthousiaste dans une ame de musulman. Le cheval est, chez les Arabes, élevé à la dignité d’une créature animée par la raison. Le cheval Bourack a sa place au paradis parmi les saints ; les houris et les prophètes. Nous avons vu quelles vertus a son chelil, ce merveilleux talisman qui est le partage du vrai croyant. Aussi toute la complaisance que les Arabes mettent à décrire les beautés de leurs femmes, ils la mettent également à peindre la grace énergique et fière de leurs chevaux.

Sidi Hamra possède une jument gris pierre de la rivière,
Qui ne fait que caracoler.
Il possède une jument rouge
Comme le sang qui coule aux jours de fête[5],
Ou bien comme le fond d’une rose.
Il possède encore une jument noire
Comme le mâle de l’autruche
Qui se promène dans les pays déserts.
Il possède enfin une jument gris pommelé,
Qui ressemble à la panthère
Que l’on donne en présent à nos sultans.


Voilà ce que nous débita le Chambi d’une voix aussi caressante que s’il nous eût dépeint les charmes des plus merveilleuses beautés du désert. Il nous dit aussi :

Je veux un cheval docile
Qui aime à manger son mors,
Qui soit familier avec les voyages,
Qui sache supporter la faim,
Et qui fasse dans un jour
La marche de cinq jours ;
Qu’il me porte auprès de Fatma,
Cette femme aussi puissante que le bey de Médéah,
Lorsqu’il sort avec des goums et des askars
Au bruit des flûtes et des tambours.


Les Arabes sont infatigables dans la parole comme dans le silence. Ce sont en tout les hommes des extrémités. Les voilà pour des journées entières à cheval, dévorant les plaines, se riant des montagnes, ou bien les voilà devant leurs tentes, couchés sur des nattes, les regards fixés sur leurs vastes horizons, pour une suite indéterminée d’heures ! Mon Chambi, si je ne l’avais pas arrêté, me réciterait encore les poésies du désert. La poudre, les chevaux, les chameaux, les cris de jeunes filles, ce pauvre homme avait évoqué tous les bruits, toutes les couleurs, toutes les figures de la patrie, et il était là comme un fumeur de hachich perdu dans ce monde enchanté. Mais notre vie à nous ne nous permet pas de nous laisser envahir par la poésie. Je mis fin à une visite qui m’avait pris déjà trop d’utiles momens. J’en avais tiré du reste des argumens victorieux pour ma cause.

— Je me rends, me dit mon interlocuteur ; je conviens avec vous qu’aucune mémoire de paysan ne serait ornée en France, ni même je crois en aucune contrée de l’Europe, comme celle du Chambi. Reconnaissons au pays du soleil le privilège de colorer chez tous les hommes le langage et la pensée des mêmes teintes que le ciel.

— Louons Dieu, ajoutai-je d’avoir donné pour refuge le domaine de l’imagination à ceux qui mènent, sur une terre stérile, la vie de la misère et du danger.

Quant au Chambi, il ne s’inquiétait guère des réflexions qu’il venait de nous fournir. Il avait repris son visage résigné et son attitude placide. Comme je lui demandais, en le congédiant, sur quelles ressources il comptait dans ses pérégrinations continuelles, il ouvrit la bouche, et, me montrant entre ses lèvres brunes ces dents d’une éclatante blancheur qui distinguent les enfans du désert : « Celui qui a fait le moulin, dit-il, ne le laissera pas chômer faute de mouture. » Quand il fut parti, je pensai que ce pauvre hère emportait peut-être sous ses haillons les deux plus grands trésors de ce monde : la poésie et la sagesse.

Général Daumas.

  1. Membre de la grande tribu des Chambas, dans le Sahara.
  2. Couverture de soie que l’on étend sur la croupe des chevaux aux jours de fête.
  3. Les Arabes, dans leur poésie, désignent sous ce nom leurs maîtresses.
  4. Noûn, lettre de l’alphabet arabe qui affecte la forme d’un arc.
  5. Aux jours fériés, on saigne, chez les musulmans, un grand nombre d’animaux qui sont ensuite dépecés et distribués aux pauvres.