Le Chandelier (éd. 1888)/Acte I

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Le Chandelier (éd. 1888)
Le ChandelierCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset, tome IV. Comédies, ii (p. 225-258).
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ACTE PREMIER


Scène PREMIÈRE

Une chambre à coucher.
JACQUELINE, dans son lit. Entre MAÎTRE ANDRÉ, en robe de chambre.
Maître André.

Holà ! ma femme ! hé ! Jacqueline ! hé ! holà ! Jacqueline ! ma femme ! La peste soit de l’endormie ! Hé ! hé ! ma femme ! éveillez-vous ! Holà ! holà ! levez-vous, Jacqueline ! – Comme elle dort ! Holà, holà, holà ! hé, hé, hé ! ma femme, ma femme, ma femme ! c’est moi, André, votre mari, qui ai à vous parler de choses sérieuses. Hé, hé ! pstt, pstt ! hem ! brum, brum ! pstt ! Jacqueline, êtes-vous morte ? Si vous ne vous éveillez tout à l’heure, je vous coiffe du pot à l’eau.

Jacqueline.

Qu’est-ce que c’est, mon bon ami ?

Maître André.

Vertu de ma vie ! ce n’est pas malheureux. Finirez-vous de vous tirer les bras ? c’est affaire à vous de dormir. Écoutez-moi, j’ai à vous parler. Hier au soir, Landry, mon clerc…

Jacqueline.

Eh mais ! bon Dieu ! il ne fait pas jour. Devenez-vous fou, maître André, de m’éveiller ainsi sans raison ? De grâce, allez vous recoucher. Est-ce que vous êtes malade ?

Maître André.

Je ne suis ni fou ni malade, et vous éveille à bon escient. J’ai à vous parler maintenant ; songez d’abord à m’écouter, et ensuite à me répondre. Voilà ce qui est arrivé à Landry, mon clerc ; vous le connaissez bien…

Jacqueline.

Quelle heure est-il donc, s’il vous plaît ?

Maître André.

Il est six heures du matin. Faites attention à ce que je vous dis ; il ne s’agit de rien de plaisant, et je n’ai pas sujet de rire. Mon honneur, madame, le vôtre, et notre vie peut-être à tous deux, dépendent de l’explication que je vais avoir avec vous. Landry, mon clerc, a vu, cette nuit…

Jacqueline.

Mais, maître André, si vous êtes malade, il fallait m’avertir tantôt. N’est-ce pas à moi, mon cher cœur, de vous soigner et de vous veiller ?

Maître André.

Je me porte bien, vous dis-je ; êtes-vous d’humeur à m’écouter ?

Jacqueline.

Eh ! mon Dieu ! vous me faites peur ; est-ce qu’on nous aurait volés ?

Maître André.

Non, on ne nous a pas volés. Mettez-vous là, sur votre séant, et écoutez de vos deux oreilles. Landry, mon clerc, vient de m’éveiller, pour me remettre certain travail qu’il s’était chargé de finir cette nuit. Comme il était dans mon étude…

Jacqueline.

Ah ! sainte Vierge ! j’en suis sûre, vous aurez eu quelque querelle à ce café où vous allez.

Maître André.

Non, non, je n’ai point eu de querelle, et il ne m’est rien arrivé. Ne voulez-vous pas m’écouter ? Je vous dis que Landry, mon clerc, a vu un homme cette nuit se glisser par votre fenêtre.

[Jacqueline.

Je devine à votre visage que vous avez perdu au jeu.]

Maître André.

Ah çà ! ma femme, êtes-vous sourde ? [Vous avez un amant, Madame ; cela est-il clair ? Vous me trompez. Un homme, cette nuit, a escaladé nos murailles. Qu’est-ce que cela signifie ?]

Jacqueline.

Faites-moi le plaisir d’ouvrir le volet.

Maître André.

Le voilà ouvert ; vous bâillerez après dîner ; Dieu merci, vous n’y manquez guère. Prenez garde à vous, Jacqueline ! Je suis un homme d’humeur paisible, et qui ai pris grand soin de vous. [J’étais l’ami de votre père, et vous êtes ma fille presque autant que ma femme.] J’ai résolu, en venant ici, de vous traiter avec douceur ; et vous voyez que je le fais, puisque, avant de vous condamner, je veux m’en rapporter à vous, et vous donner sujet de vous défendre et de vous expliquer catégoriquement. Si vous refusez, prenez garde. Il y a garnison dans la ville, et vous voyez, Dieu me pardonne ! bonne quantité de hussards. Votre silence peut confirmer des doutes que je nourris depuis longtemps.

Jacqueline.

Ah ! maître André, vous ne m’aimez plus. C’est vainement que vous dissimulez par des paroles bienveillantes la mortelle froideur qui a remplacé tant d’amour. Il n’en eût pas été ainsi jadis ; vous ne parliez pas de ce ton ; ce n’est pas alors sur un mot que vous m’eussiez condamnée sans m’entendre. Deux ans de paix, d’amour et de bonheur ne se seraient pas, sur un mot, évanouis comme des ombres. Mais quoi ! la jalousie vous pousse ; depuis longtemps la froide indifférence lui a ouvert la porte de votre cœur. De quoi servirait l’évidence ? l’innocence même aurait tort devant vous. Vous ne m’aimez plus, puisque vous m’accusez.

Maître André.

Voilà qui est bon, Jacqueline ; il ne s’agit pas de cela. Landry, mon clerc, a vu un homme…

Jacqueline.

Eh ! mon Dieu ! j’ai bien entendu. Me prenez-vous pour une brute, de me rebattre ainsi la tête ? C’est une fatigue qui n’est pas supportable.

Maître André.

À quoi tient-il que vous ne répondiez ?

Jacqueline, pleurant.

Seigneur mon Dieu, que je suis malheureuse ! qu’est-ce que je vais devenir ? Je le vois bien, vous avez résolu ma mort, vous ferez de moi ce qui vous plaira ; vous êtes homme, et je suis femme ; la force est de votre côté. Je suis résignée ; je m’y attendais ; vous saisissez le premier prétexte pour justifier votre violence. Je n’ai plus qu’à partir d’ici ; je m’en irai [avec ma fille] dans un couvent, dans un désert, s’il est possible ; j’y emporterai avec moi, j’y ensevelirai dans mon cœur le souvenir du temps qui n’est plus.

Maître André.

Ma femme, ma femme ! pour l’amour de Dieu et des saints, est-ce que vous vous moquez de moi ?

Jacqueline.

Ah çà ! tout de bon, maître André, est-ce sérieux ce que vous dites ?

Maître André.

Si ce que je dis est sérieux ? Jour de Dieu ! la patience m’échappe, et je ne sais à quoi il tient que je ne vous mène en justice.

Jacqueline.

Vous, en justice ?

Maître André.

Moi, en justice ; il y a de quoi faire damner un homme, d’avoir affaire à une telle mule ; je n’avais jamais ouï dire qu’on pût être aussi entêté.

Jacqueline, sautant à bas du lit.

Vous avez vu un homme entrer par la fenêtre ? l’avez-vous vu, monsieur, oui ou non ?

Maître André.

Je ne l’ai pas vu de mes yeux.

Jacqueline.

Vous ne l’avez pas vu de vos yeux, et vous voulez me mener en justice ?

Maître André.

Oui, par le ciel ! si vous ne répondez.

Jacqueline.

Savez-vous une chose, maître André, que ma grand’mère a apprise de la sienne ? Quand un mari se fie à sa femme, il garde pour lui les mauvais propos, et quand il est sûr de son fait, il n’a que faire de la consulter. Quand on a des doutes, on les lève ; quand on manque de preuves, on se tait ; et quand on ne peut pas démontrer qu’on a raison, on a tort. Allons ! venez ; sortons d’ici.

Maître André.

C’est donc ainsi que vous le prenez ?

Jacqueline.

Oui, c’est ainsi ; marchez, je vous suis.

Maître André.

Et où veux-tu que j’aille à cette heure ?

Jacqueline.

En justice.

Maître André.

Mais, Jacqueline…

Jacqueline.

Marchez, marchez ; quand on menace, il ne faut pas menacer en vain.

Maître André.

Allons, voyons ! calme-toi un peu.

Jacqueline.

Non ; vous voulez me mener en justice, et j’y veux aller de ce pas.

Maître André.

Que diras-tu pour ta défense ? dis-le-moi aussi bien maintenant.

Jacqueline.

Non, je ne veux rien dire ici.

Maître André.

Pourquoi ?

Jacqueline.

Parce que je veux aller en justice.

Maître André.

Vous êtes capable de me rendre fou, et il me semble que je rêve. Éternel Dieu, créateur du monde ! je m’en vais faire une maladie. Comment ? quoi ? cela est possible ? J’étais dans mon lit ; je dormais, et je prends les murs à témoin que c’était de toute mon âme. Landry, mon clerc, un enfant de seize ans, qui de sa vie n’a médit de personne, le plus candide garçon du monde, qui venait de passer la nuit à copier un inventaire, voit entrer un homme par la fenêtre ; il me le dit, je prends ma robe de chambre, je viens vous trouver en ami, je vous demande pour toute grâce de m’expliquer ce que cela signifie, et vous me dites des injures ! vous me traitez de furieux, jusqu’à vous élancer du lit et à me saisir à la gorge ! Non, cela passe toute idée ; je serai hors d’état pour huit jours de faire une addition qui ait le sens commun. Jacqueline, ma petite femme ! c’est vous qui me traitez ainsi.

Jacqueline.

Allez, allez ! vous êtes un pauvre homme.

Maître André.

Mais enfin, ma chère petite, qu’est-ce que cela te fait de me répondre ? Crois-tu que je puisse penser que tu me trompes réellement ? Hélas ! mon Dieu ! un mot te suffit. Pourquoi ne veux-tu pas le dire ? C’était peut-être quelque voleur qui se glissait par notre fenêtre ; ce quartier-ci n’est pas des plus sûrs, et nous ferions bien d’en changer. Tous ces soldats me déplaisent fort, ma toute belle, mon bijou chéri. Quand nous allons à la promenade, au spectacle, au bal, et jusque chez nous, ces gens-là ne nous quittent pas ; je ne saurais te dire un mot de près sans me heurter à leurs épaulettes, et sans qu’un grand sabre crochu ne s’embarrasse dans mes jambes. Qui sait si leur impertinence ne pourrait aller jusqu’à escalader nos fenêtres ? Tu n’en sais rien, je le vois bien ; ce n’est pas toi qui les encourages ; ces vilaines gens sont capables de tout. Allons, voyons ! donne la main ; est-ce que tu m’en veux, Jacqueline ?

Jacqueline.

Assurément, je vous en veux. Me menacer d’aller en justice ! Lorsque ma mère le saura, elle vous fera bon visage !

Maître André.

Eh ! mon enfant, ne le lui dis pas. À quoi bon faire part aux autres de nos petites brouilleries ? Ce sont quelques légers nuages qui passent un instant dans le ciel, pour le laisser plus tranquille et plus pur.

Jacqueline.

À la bonne heure ! touchez là.

Maître André.

Est-ce que je ne sais pas que tu m’aimes ? Est-ce que je n’ai pas en toi la plus aveugle confiance ? [Est-ce que depuis deux ans tu ne m’as pas donné toutes les preuves de la terre que tu es toute à moi, Jacqueline ?] Cette fenêtre, dont parle Landry, ne donne pas tout à fait dans ta chambre ; en traversant le péristyle, on va par là au potager ; je ne serais pas étonné que notre voisin, maître Pierre, ne vînt braconner dans mes espaliers. Va, va ! je ferai mettre notre jardinier ce soir en sentinelle, et le piège à loup dans l’allée ; nous rirons demain tous les deux.

Jacqueline.

Je tombe de fatigue, et vous m’avez éveillée bien mal à propos.

Maître André.

Recouche-toi, ma chère petite, je m’en vais, je te laisse ici. Allons ! adieu, n’y pensons plus. Tu le vois, mon enfant, je ne fais pas la moindre recherche dans ton appartement ; je n’ai pas ouvert une armoire ; je t’en crois sur parole. Il me semble que je t’en aime cent fois plus de t’avoir soupçonnée à tort et de te savoir innocente. Tantôt je réparerai tout cela ; nous irons à la campagne et je te ferai un cadeau. Adieu, adieu, je te reverrai1.

Il sort. — Jacqueline, seule, ouvre une armoire ; on y aperçoit accroupi le capitaine Clavaroche.

Clavaroche, sortant de l’armoire.

Ouf !

Jacqueline.

Vite, sortez ! mon mari est jaloux ; on vous a vu, mais non reconnu ; vous ne pouvez pas revenir ici. Comment étiez-vous là-dedans ?

Clavaroche.

À merveille.

Jacqueline.

Nous n’avons pas de temps à perdre ; qu’allons-nous faire ? Il faut nous voir, et échapper à tous les yeux. Quel parti prendre ? le jardinier y sera ce soir ; je ne suis pas sûre de ma femme de chambre ; d’aller ailleurs, impossible ici ; tout est à jour dans une petite ville. Vous êtes couvert de poussière, et il me semble que vous boitez.

Clavaroche.

J’ai le genou et la tête brisés. La poignée de mon sabre m’est entrée dans les côtes. Pouah ! c’est à croire que je sors d’un moulin.

Jacqueline.

Brûlez mes lettres en rentrant chez vous. Si on les trouvait, je serais perdue [; ma mère me mettrait au couvent]. Landry, un clerc, vous a vu passer, il me le payera. Que faire ? quel moyen ? répondez ! Vous êtes pâle comme la mort.

Clavaroche.

J’avais une position fausse quand vous avez poussé le battant, en sorte que je me suis trouvé, une heure durant, comme une curiosité d’histoire naturelle dans un bocal d’esprit-de-vin.

Jacqueline.

Eh bien ! voyons ! que ferons-nous ?

Clavaroche.

Bon ! il n’y a rien de si facile.

Jacqueline.

Mais encore ?

Clavaroche.

Je n’en sais rien ; mais rien n’est plus aisé. M’en croyez-vous à ma première affaire ? Je suis rompu ; donnez-moi un verre d’eau.

Jacqueline.

Je crois que le meilleur parti serait de nous voir à la ferme.

Clavaroche.

Que ces maris, quand ils s’éveillent, sont d’incommodes animaux ! Voilà un uniforme dans un joli état, et je serai beau à la parade !

Il boit.

Avez-vous une brosse ici ? Le diable m’emporte ! avec cette poussière, il m’a fallu un courage d’enfer pour m’empêcher d’éternuer.

Jacqueline.

Voilà ma toilette, prenez ce qu’il vous faut.

Clavaroche, se brossant la tête.

À quoi bon aller à la ferme ? Votre mari est, à tout prendre, d’assez douce composition. Est-ce que c’est une habitude que ces apparitions nocturnes ?

Jacqueline.

Non, Dieu merci ! J’en suis encore tremblante. Mais songez donc qu’avec les idées qu’il a maintenant dans la tête, tous les soupçons vont tomber sur vous.

Clavaroche.

Pourquoi sur moi ?

Jacqueline.

Pourquoi ? Mais,… je ne sais ;… il me semble que cela doit être. Tenez ! Clavaroche, la vérité est une chose étrange, elle a quelque chose des spectres : on la pressent sans la toucher.

Clavaroche, ajustant son uniforme.

Bah ! ce sont les grands parents et les juges de paix2 qui disent que tout se sait. Ils ont pour cela une bonne raison, c’est que tout ce qui ne se sait pas s’ignore, et par conséquent n’existe pas. J’ai l’air de dire une bêtise ; réfléchissez, vous verrez que c’est vrai.

Jacqueline.

Tout ce que vous voudrez. Les mains me tremblent, et j’ai une peur qui est pire que le mal.

Clavaroche.

Patience, nous arrangerons cela.

Jacqueline.

Comment ? Partez, voilà le jour.

Clavaroche.

Eh ! bon Dieu ! quelle tête folle ! Vous êtes jolie comme un ange avec vos grands airs effarés. Voyons un peu, mettez-vous là, et raisonnons de nos affaires. Me voilà presque présentable, et ce désordre réparé. La cruelle armoire que vous avez là ! il ne fait pas bon être de vos nippes.

Jacqueline.

Ne riez donc pas, vous me faites frémir.

Clavaroche.

Eh bien ! ma chère, écoutez-moi, je vais vous dire mes principes. Quand on rencontre sur sa route l’espèce de bête malfaisante qui s’appelle un mari jaloux…

Jacqueline.

Ah ! Clavaroche, par égard pour moi !

Clavaroche.

Je vous ai choquée ?

Il l’embrasse.
Jacqueline.

Au moins parlez plus bas.

Clavaroche.

Il y a trois moyens certains d’éviter tout inconvénient. Le premier, c’est de se quitter. Mais celui-là, nous n’en voulons guère.

Jacqueline.

Vous me ferez mourir de peur.

Clavaroche.

Le second, le meilleur incontestablement, c’est de n’y pas prendre garde, et au besoin…

Jacqueline.

Eh bien ?

Clavaroche.

Non, celui-là ne vaut rien non plus ; vous avez un mari de plume ; il faut garder l’épée au fourreau. Reste donc alors le troisième ; c’est de trouver un chandelier.

Jacqueline.

Un chandelier ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Clavaroche.

Nous appelions ainsi, au régiment, un grand garçon de bonne mine qui est chargé de porter un châle ou un parapluie au besoin ; qui, lorsqu’une femme se lève pour danser, va gravement s’asseoir sur sa chaise et la suit dans la foule d’un œil mélancolique, en jouant avec son éventail ; qui lui donne la main pour sortir de sa loge, et pose avec fierté sur la console voisine le verre où elle vient de boire [; l’accompagne à la promenade, lui fait la lecture le soir ; bourdonne sans cesse autour d’elle, assiège son oreille d’une pluie de fadaises]. Admire-t-on la dame, il se rengorge, et si on l’insulte, il se bat. Un coussin manque à la causeuse, c’est lui qui court, se précipite, et va le chercher là où il est ; car il connaît la maison et les êtres, il fait partie du mobilier, et traverse les corridors sans lumière. [Il joue le soir avec les tantes au reversi et au piquet. Comme il circonvient le mari, en politique habile et empressé, il s’est bientôt fait prendre en grippe.] Y a-t-il fête quelque part, où la belle ait envie d’aller ? il s’est rasé au point du jour, il est depuis midi sur la place ou sur la chaussée, et il a marqué des chaises avec ses gants. Demandez-lui pourquoi il s’est fait ombre, il n’en sait rien et n’en peut rien dire. Ce n’est pas que parfois la dame ne l’encourage d’un sourire, et ne lui abandonne en valsant le bout de ses doigts, qu’il serre avec amour ; il est comme ces grands seigneurs qui ont une charge honoraire et les entrées aux jours de galas ; mais le cabinet leur est clos ; ce ne sont pas leurs affaires. En un mot, sa faveur expire là où commencent les véritables ; il a tout ce qu’on voit des femmes, et rien de ce qu’on en désire. Derrière ce mannequin commode se cache le mystère heureux ; il sert de paravent à tout ce qui se passe sous le manteau de la cheminée. Si le mari est jaloux, c’est de lui ; tient-on des propos ? c’est sur son compte ; [c’est lui qu’on mettra à la porte un beau matin que les valets auront entendu marcher la nuit dans l’appartement de madame ; c’est lui qu’on épie en secret ; ses lettres, pleines de respect et de tendresse, sont décachetées par la belle-mère ;] il va, il vient, il s’inquiète, on le laisse ramer, c’est son œuvre, moyennant quoi, l’amant discret et la très innocente amie, couverts d’un voile impénétrable, se rient de lui et des curieux.

Jacqueline.

Je ne puis m’empêcher de rire, malgré le peu d’envie que j’en ai. Et pourquoi à ce personnage ce nom baroque de chandelier ?

Clavaroche.

Eh ! mais ; c’est que c’est lui qui porte la…

Jacqueline.

C’est bon, c’est bon, je vous comprends.

Clavaroche.

Voyez, ma chère : parmi vos amis, n’auriez-vous point quelque bonne âme capable de remplir ce rôle important, qui, de bonne foi, n’est pas sans douceur ? Cherchez, voyez, pensez à cela.

Il regarde à sa montre.

Sept heures ! il faut que je vous quitte. Je suis de semaine d’aujourd’hui.

Jacqueline.

Mais, Clavaroche, en vérité, je ne connais ici personne ; et puis c’est une tromperie dont je n’aurais pas le courage. Quoi ! encourager un jeune homme, l’attirer à soi, le laisser espérer, le rendre peut-être amoureux tout de bon, et se jouer de ce qu’il peut souffrir ? C’est une rouerie que vous me proposez.

Clavaroche.

Aimez-vous mieux que je vous perde ! et dans l’embarras où nous sommes, ne voyez-vous pas qu’à tout prix il faut détourner les soupçons ?

Jacqueline.

Pourquoi les faire tomber sur un autre ?

Clavaroche.

Eh ! pour qu’ils tombent. Les soupçons, ma chère, les soupçons d’un mari jaloux ne sauraient planer dans l’espace ; ce ne sont pas des hirondelles. Il faut qu’ils se posent tôt ou tard, et le plus sûr est de leur faire un nid.

Jacqueline.

Non, décidément, je ne puis. Ne faudrait-il pas pour cela me compromettre très réellement ?

Clavaroche.

Plaisantez-vous ? Est-ce que, le jour des preuves, vous n’êtes pas toujours à même de démontrer votre innocence ? Un amoureux n’est pas un amant.3

Jacqueline.

[Eh bien !… mais le temps presse. Qui voulez-vous ? Désignez-moi quelqu’un.]

Clavaroche, à la fenêtre.

Tenez ! voilà, dans votre cour, trois jeunes gens assis au pied d’un arbre ; ce sont les clercs de votre mari. Je vous laisse le choix entre eux ; quand je reviendrai, qu’il y en ait un amoureux fou de vous.

Jacqueline.

Comment cela serait-il possible ? Je ne leur ai jamais dit un mot.

Clavaroche.

Est-ce que tu n’es pas fille d’Ève ? Allons ! Jacqueline, consentez.

Jacqueline.

N’y comptez pas ; je n’en ferai rien.

Clavaroche.

Touchez là ; je vous remercie. Adieu, la très craintive blonde ; vous êtes fine, jeune et jolie, amoureuse… un peu, n’est-il pas vrai, madame ? À l’ouvrage ! un coup de filet !

Jacqueline.

Vous êtes hardi, Clavaroche.

Clavaroche.

Fier et hardi ; fier de vous plaire, et hardi pour vous conserver.

Il sort.



Scène II

Un petit jardin.
FORTUNIO, LANDRY et GUILLAUME, assis.
Fortunio.

Vraiment, cela est singulier, et cette aventure est étrange.

Landry.

N’allez pas en jaser, au moins ; vous me feriez mettre dehors.

Fortunio.

Bien étrange et bien admirable. Oui, quel qu’il soit, c’est un homme heureux.

Landry.

Promettez-moi de n’en rien dire ; maître André me l’a fait jurer.

Guillaume.

De son prochain, du roi et des femmes, il n’en faut pas souffler le mot.

Fortunio.

Que de pareilles choses existent, cela me fait bondir le cœur. Vraiment, Landry, tu as vu cela ?

Landry.

C’est bon ; qu’il n’en soit plus question.

Fortunio.

Tu as entendu marcher doucement ?

Landry.

À pas de loup derrière le mur.

Fortunio.

Craquer doucement la fenêtre ?

Landry.

Comme un grain de sable sous le pied.

Fortunio.

Puis, sur le mur, l’ombre d’un homme, quand il a franchi la poterne ?

Landry.

Comme un spectre, dans son manteau.

Fortunio.

Et une main derrière le volet ?

Landry.

Tremblante comme la feuille.

Fortunio.

Une lueur dans la galerie, puis un baiser, puis quelques pas lointains ?

Landry.

Puis le silence, les rideaux qui se tirent, et la lueur qui disparaît.

Fortunio.

Si j’avais été à ta place, je serais resté jusqu’au jour.

Guillaume.

Est-ce que tu es amoureux de Jacqueline ? Tu aurais fait là un joli métier !

Fortunio.

Je jure devant Dieu, Guillaume, qu’en présence de Jacqueline je n’ai jamais levé les yeux. Pas même en songe, je n’oserais l’aimer. Je l’ai rencontrée au bal une fois ; ma main n’a pas touché la sienne, ses lèvres ne m’ont jamais parlé. De ce qu’elle fait ou de ce qu’elle pense, je n’en ai de ma vie rien su, sinon qu’elle se promène ici l’après-midi, et que j’ai soufflé sur nos vitres pour la voir marcher dans l’allée.

Guillaume.

Si tu n’es pas amoureux d’elle, pourquoi dis-tu que tu serais resté ? Il n’y avait rien de mieux à faire que ce qu’a fait justement Landry : aller conter nettement la chose à maître André, notre patron.

Fortunio.

Landry a fait comme il lui a plu. Que Roméo possède Juliette ! je voudrais être l’oiseau matinal qui les avertit du danger.

Guillaume.

Te voilà bien, avec tes fredaines ! Quel bien cela peut-il te faire que Jacqueline ait un amant ? C’est quelque officier de la garnison.

Fortunio.

J’aurais voulu être dans l’étude ; j’aurais voulu voir tout cela.

Guillaume.

Dieu soit béni ! c’est notre libraire qui t’empoisonne avec ses romans. Que te revient-il de ce conte ? D’être Gros-Jean comme devant. N’espères-tu pas, par hasard, que tu pourras avoir ton tour ? Eh ! oui, sans doute, monsieur se figure qu’on pensera quelque jour à lui. Pauvre garçon ! tu ne connais guère nos belles dames de province. Nous autres, avec nos habits noirs, nous ne sommes que du fretin, bon tout au plus pour les couturières. Elles ne tâtent que du pantalon rouge4, et une fois qu’elles y ont mordu, qu’importe que la garnison change ? Tous les militaires se ressemblent ; qui en aime un en aime cent. Il n’y a que le revers de l’habit qui change, et qui de jaune devient vert ou blanc. Du reste, ne retrouvent-elles pas la moustache retroussée de même, la même allure de corps de garde, le même langage et le même plaisir ? Ils sont tous faits sur un modèle ; à la rigueur, elles peuvent s’y tromper.

Fortunio.

Il n’y a pas à causer avec toi : tu passes tes fêtes et dimanches à regarder des joueurs de boule.

Guillaume.

Et toi, tout seul à ta fenêtre, le nez fourré dans tes giroflées. Voyez la belle différence ! Avec tes idées romanesques, tu deviendras fou à lier. Allons ! rentrons ; à quoi penses-tu ? il est l’heure de travailler.

Fortunio.

Je voudrais bien avoir été avec Landry cette nuit dans l’étude.

Ils sortent. Entrent Jacqueline et sa servante.
Jacqueline.

Nos prunes seront belles cette année, et nos espaliers ont bonne mine. Viens donc un peu de ce côté-ci[, et asseyons-nous sur ce banc].

La Servante.

C’est donc que madame ne craint pas l’air, car il ne fait pas chaud ce matin.

Jacqueline.

En vérité, depuis deux ans que j’habite cette maison, je ne crois pas être venue deux fois dans cette partie du jardin. Regarde donc ce pied de chèvrefeuille. Voilà des treillis bien plantés pour faire grimper les clématites.

La Servante.

Avec cela que madame n’est pas couverte ; elle a voulu descendre en cheveux.

Jacqueline.

Dis-moi, puisque te voilà : qu’est-ce que c’est donc que ces jeunes gens qui sont là dans la salle basse ? Est ce que je me trompe ? Je crois qu’ils nous regardent ; ils étaient tout à l’heure ici.

La Servante.

Madame ne les connaît donc pas ? Ce sont les clercs de maître André.

Jacqueline.

Ah ! est-ce que tu les connais, toi, Madelon ? Tu as l’air de rougir en disant cela.

La Servante.

Moi, madame ! pourquoi donc faire ? Je les connais de les voir tous les jours ; et encore, je dis tous les jours. Je n’en sais rien, si je les connais.

Jacqueline.

Allons ! avoue que tu as rougi. Et au fait, pourquoi t’en défendre ? Autant que je puis en juger d’ici, ces garçons ne sont pas si mal. Voyons ! lequel préfères-tu ? fais-moi un peu tes confidences. Tu es belle fille, Madelon ; que ces jeunes gens te fassent la cour, qu’y a-t-il de mal à cela ?

La Servante.

Je ne dis pas qu’il y ait du mal ; ces jeunes gens ne manquent pas de bien, et leurs familles sont honorables. Il y a là un petit blond ; les grisettes de la Grand’Rue ne font pas fi de son coup de chapeau.

Jacqueline, s’approchant de la maison.

Qui ? celui-là avec sa moustache ? 5

La Servante.

Oh ! que non. C’est M. Landry, un grand flandrin qui ne sait que dire.

Jacqueline.

C’est donc cet autre qui écrit ?

La Servante.

Nenni, nenni ; c’est M. Guillaume, un honnête garçon bien rangé ; mais ses cheveux ne frisent guère, et ça fait pitié, le dimanche, quand il veut se mettre à danser.

Jacqueline.

De qui veux-tu donc parler ? Je ne crois pas qu’il y en ait d’autres que ceux-là dans l’étude.

La Servante.

Vous ne voyez pas à la fenêtre ce jeune homme propre et bien peigné ? Tenez ! le voilà qui se penche ; c’est le petit Fortunio.

Jacqueline.

Oui-dà, je le vois maintenant. Il n’est pas mal tourné, ma foi, avec ses cheveux sur l’oreille et son petit air innocent. Prenez garde à vous, Madelon, ces anges-là font déchoir les filles. Et il fait la cour aux grisettes, ce monsieur-là, avec ses yeux bleus ? Eh bien ! Madelon, il ne faut pas pour cela baisser les vôtres d’un air si renchéri. Vraiment, on peut moins bien choisir. Il sait donc que dire, celui-là, et il a un maître à danser ?

La Servante.

Révérence parler, madame, si je le croyais amoureux, ici, ce ne serait pas de si peu de chose. Si vous aviez tourné la tête quand vous passiez dans le quinconce, vous l’auriez vu plus d’une fois, les bras croisés, la plume à l’oreille, vous regarder tant qu’il pouvait.

Jacqueline.

Plaisantez-vous, mademoiselle, et pensez-vous à qui vous parlez ?

La Servante.

Un chien regarde bien un évêque, et il y en a qui disent que l’évêque n’est pas fâché d’être regardé du chien. Il n’est pas si sot, ce garçon, et son père est un riche orfèvre. Je ne crois pas qu’il y ait d’injure à regarder passer les gens.

Jacqueline.

Qui vous a dit que c’est moi qu’il regarde ? Il ne vous a pas, j’imagine, fait de confidences là-dessus.

La Servante.

Quand un garçon tourne la tête, allez ! madame, il ne faut guère être femme pour ne pas deviner où les yeux s’en vont. Je n’ai que faire de ses confidences, et on ne m’apprendra que ce que j’en sais.

Jacqueline.

J’ai froid. Allez me chercher un châle, et faites-moi grâce de vos propos.

La servante sort.
Jacqueline, seule.

Si je ne me trompe, c’est le jardinier que j’ai aperçu entre ces arbres. Holà ! Pierre, écoutez.

Le jardinier, entrant.

Vous m’avez appelé, madame ?

Jacqueline.

Oui, entrez là ; demandez un clerc qui s’appelle Fortunio. Qu’il vienne ici ; j’ai à lui parler.

Le jardinier sort. Un instant après entre Fortunio.
Fortunio.

Madame, on se trompe sans doute ; on vient de me dire que vous me demandiez.

Jacqueline.

Asseyez-vous, on ne se trompe pas. — Vous me voyez, monsieur Fortunio, fort embarrassée, fort en peine. Je ne sais trop comment vous dire ce que j’ai à vous demander, ni pourquoi je m’adresse à vous.

Fortunio.

Je ne suis que troisième clerc ; s’il s’agit d’une affaire d’importance, Guillaume, notre premier clerc, est là ; souhaitez-vous que je l’appelle ?

Jacqueline.

Mais non. Si c’était une affaire, est-ce que je n’ai pas mon mari ?

Fortunio.

Puis-je être bon à quelque chose ? Veuillez parler avec confiance. Quoique bien jeune, je mourrais de bon cœur pour vous rendre service.

Jacqueline.

C’est galamment et vaillamment parler ; et cependant, si je ne me trompe, je ne suis pas connue de vous.

Fortunio.

L’étoile qui brille à l’horizon ne connaît pas les yeux qui la regardent ; mais elle est connue du moindre pâtre qui chemine sur le coteau.

Jacqueline.

C’est un secret que j’ai à vous dire, et j’hésite par deux motifs : d’abord vous pouvez me trahir, et en second lieu, même en me servant, prendre de moi mauvaise opinion.

Fortunio.

Puis-je me soumettre à quelque épreuve ? Je vous supplie de croire en moi.

Jacqueline.

Mais, comme vous dites, vous êtes bien jeune. Vous-même, vous pouvez croire en vous, et ne pas toujours en répondre.

Fortunio.

Vous êtes plus belle que je ne suis jeune ; de ce que mon cœur sent, j’en réponds.

Jacqueline.

La nécessité est imprudente. Voyez si personne n’écoute.

Fortunio.

Personne ; ce jardin est désert, et j’ai fermé la porte de l’étude.

Jacqueline.

Non, décidément, je ne puis parler ; pardonnez-moi cette démarche inutile, et qu’il n’en soit jamais question.

Fortunio.

Hélas ! madame, je suis bien malheureux ! il en sera comme il vous plaira.

Jacqueline.

C’est que la position où je suis n’a vraiment pas le sens commun. J’aurais besoin, vous l’avouerai-je ? non pas tout à fait d’un ami, et cependant d’une action d’ami. Je ne sais à quoi me résoudre. Je me promenais dans ce jardin, en regardant ces espaliers ; et je vous dis, je ne sais pourquoi, je vous ai vu à cette fenêtre, j’ai eu l’idée de vous faire appeler.

Fortunio.

Quel que soit le caprice du hasard à qui je dois cette faveur, permettez-moi d’en profiter. Je ne puis que répéter mes paroles : je mourrais de bon cœur pour vous.

Jacqueline.

Ne me le répétez pas trop ; c’est le moyen de me faire taire.

Fortunio.

Pourquoi ? c’est le fond de mon cœur.

Jacqueline.

Pourquoi ? pourquoi ? vous n’en savez rien, et je n’y veux seulement pas penser. Non ; ce que j’ai à vous demander ne peut avoir de suite aussi grave, Dieu merci ! c’est un rien, une bagatelle. Vous êtes un enfant, n’est-ce pas ? Vous me trouvez peut-être jolie, et vous m’adressez légèrement quelques paroles de galanterie. Je les prends ainsi, c’est tout simple ; tout homme à votre place en pourrait dire autant.

Fortunio.

Madame, je n’ai jamais menti. Il est bien vrai que je suis un enfant, et qu’on peut douter de mes paroles ; mais telles qu’elles sont, Dieu peut les juger.

Jacqueline.

C’est bon, vous savez votre rôle, et vous ne vous dédisez pas. En voilà assez là-dessus ; prenez donc ce siège et mettez-vous là.

Fortunio.

Je le ferai pour vous obéir.

Jacqueline.

Pardonnez-moi une question qui pourra vous sembler étrange. Madeleine, ma femme de chambre, m’a dit que votre père était joaillier. Il doit se trouver en rapport avec les marchands de la ville.

Fortunio.

Oui, madame ; je puis dire qu’il n’en est guère d’un peu considérable qui ne connaisse notre maison.

Jacqueline.

Par conséquent, vous avez occasion d’aller et de venir dans le quartier marchand, et on connaît votre visage dans les boutiques de la Grand’Rue ?

Fortunio.

Oui, madame, pour vous servir.

Jacqueline.

Une femme de mes amies a un mari avare et jaloux. Elle ne manque pas de fortune, mais elle ne peut en disposer. Ses plaisirs, ses goûts, sa parure, ses caprices, si vous voulez, quelle femme vit sans caprice ? tout est réglé et contrôlé. Ce n’est pas qu’au bout de l’année elle ne se trouve en position de faire face à de grosses dépenses ; mais chaque mois, presque chaque semaine, il lui faut compter, disputer, calculer tout ce qu’elle achète. [Vous comprenez que la morale, tous les sermons d’économie possibles, toutes les raisons des avares, ne font pas faute aux échéances ;] enfin, avec beaucoup d’aisance, elle mène la vie la plus gênée. Elle est plus pauvre que son tiroir, et son argent ne lui sert de rien. Qui dit toilette, en parlant des femmes, dit un grand mot, vous le savez. Il a donc fallu, à tout prix, user de quelque stratagème. Les mémoires des fournisseurs ne portent que ces dépenses banales que le mari appelle « de première nécessité » ; ces choses-là se paient au grand jour ; mais, à certaines époques convenues, certains autres mémoires secrets font mention de quelques bagatelles que la femme appelle à son tour « de seconde nécessité », qui est la vraie, et que les esprits mal faits pourraient nommer du superflu. Moyennant quoi, tout s’arrange à merveille ; chacun y peut trouver son compte, et le mari, sûr de ses quittances, ne se connaît pas assez en chiffons pour deviner qu’il n’a pas payé tout ce qu’il voit sur l’épaule de sa femme.

Fortunio.

Je ne vois pas grand mal à cela.

Jacqueline.

Maintenant donc, voilà ce qui arrive : le mari, un peu soupçonneux, a fini par s’apercevoir, non du chiffon de trop, mais de l’argent de moins. Il a menacé ses domestiques, frappé sur sa cassette et grondé ses marchands. La pauvre femme abandonnée n’y a pas perdu un louis ; mais elle se trouve, comme un nouveau Tantale, dévorée du matin au soir de la soif des chiffons. Plus de confidents, plus de mémoires secrets, plus de dépenses ignorées. Cette soif pourtant la tourmente ; à tout hasard elle cherche à l’apaiser. Il faudrait qu’un jeune homme adroit, discret surtout, et d’assez haut rang dans la ville pour n’éveiller aucun soupçon, voulût aller visiter les boutiques, et y acheter, comme pour lui-même, ce dont elle peut et veut avoir besoin. Il faudrait qu’il eût, tout d’abord, facile accès dans la maison ; qu’il pût entrer et sortir avec assurance ; qu’il eût bon goût, cela est clair, et qu’il sût choisir à propos. Peut-être serait-ce un heureux hasard s’il se trouvait par là, dans la ville, quelque jolie et coquette fille, à qui on sût qu’il fît sa cour. N’êtes-vous pas dans ce cas, je suppose ? ce hasard-là justifierait tout. Ce serait alors pour la belle que les emplettes seraient censées se faire. Voilà ce qu’il faudrait trouver.

Fortunio.

Dites à votre amie que je m’offre à elle ; je la servirai de mon mieux.

Jacqueline.

Mais si cela se trouvait ainsi, vous comprenez, n’est-il pas vrai, que, pour avoir dans la maison le libre accès dont je vous parle, le confident devrait s’y montrer autre part qu’à la salle basse ? Vous comprenez qu’il faudrait que sa place fût à la table et au salon ? Vous comprenez que la discrétion est une vertu trop difficile pour qu’on lui manque de reconnaissance, mais qu’en outre du bon vouloir, le savoir-faire n’y gâterait rien ? Il faudrait qu’un soir, je suppose comme ce soir, s’il faisait beau, il sût trouver la porte entr’ouverte et apporter un bijou furtif comme un hardi contrebandier. Il faudrait qu’un air de mystère ne trahît jamais son adresse ; qu’il fût prudent, leste et avisé ; qu’il se souvînt d’un proverbe espagnol qui mène loin ceux qui le suivent : « Aux audacieux Dieu prête la main ».

Fortunio.

Je vous en supplie, servez-vous de moi.

Jacqueline.

Toutes ces conditions remplies, pour peu qu’on fût sûr du silence, on pourrait dire au confident le nom de sa nouvelle amie. Il recevrait alors sans scrupule, adroitement comme une jeune soubrette, une bourse dont il saurait l’emploi. Preste ! j’aperçois Madeleine qui vient m’apporter mon manteau. Discrétion et prudence, adieu. L’amie, c’est moi ; le confident, c’est vous ; la bourse est là au pied de la chaise.

Elle sort. — Guillaume et Landry sur le pas de la porte.
Guillaume.

Holà ! Fortunio ; maître André est là qui t’appelle.

Landry.

Il y a de l’ouvrage sur ton bureau. Que fais-tu là hors de l’étude ?

Fortunio.

Hein ? plaît-il ? que me voulez-vous ?

Guillaume.

Nous te disons que le patron te demande.

Landry.

Arrive ici ; on a besoin de toi. À quoi songe donc ce rêveur ?

Fortunio.

En vérité, cela est singulier, et cette aventure est étrange.

Ils sortent.


FIN DE L’ACTE PREMIER.




ADDITIONS ET VARIANTES
EXÉCUTÉES PAR L’AUTEUR
POUR LA REPRÉSENTATION


1. Adieu, adieu. Eh bien ! tu le vois : il n’y a rien de tel que de s’expliquer : on finit toujours par s’entendre.


2. Bah ! ce sont les grands parents et le lieutenant de police qui disent que tout se sait, etc.


3. Un amoureux n’est pas un amant.

Jacqueline.

Sans doute, mais…

Clavaroche.

Tenez, etc.


4. Elles ne tâtent que de l’épaulette, etc.


5. Qui ? celui là qui taille sa plume ?