Le Chandelier (éd. 1888)/Acte II

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Le Chandelier (éd. 1888)
Le ChandelierCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset, tome IV. Comédies, ii (p. 259-284).
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ACTE DEUXIÈME


Scène PREMIÈRE6

Un salon.
Clavaroche, devant une glace.

En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon, ce serait une pauvre affaire, et le métier des bonnes fortunes est, à tout prendre, un ruineux travail. Tantôt c’est au plus bel endroit qu’un valet qui gratte à la porte vous oblige à vous esquiver. La femme qui se perd pour vous ne se livre que d’une oreille, et au milieu du plus doux transport on vous pousse dans une armoire. Tantôt c’est lorsqu’on est chez soi, étendu sur un canapé et fatigué de la manœuvre, qu’un messager envoyé à la hâte vient vous faire ressouvenir qu’on vous adore à une lieue de distance. Vite, un barbier, le valet de chambre ! On court, on vole ; il n’est plus temps, le mari est rentré ; la pluie tombe, il faut faire le pied de grue, une heure durant. Avisez-vous d’être malade ou seulement de mauvaise humeur ! Point ; le soleil, le froid, la tempête, l’incertitude, le danger, cela est fait pour rendre gaillard. La difficulté est en possession, depuis qu’il y a des proverbes, du privilège d’augmenter le plaisir, et le vent de bise se fâcherait si, en vous coupant le visage, il ne croyait vous donner du cœur. En vérité, on représente l’amour avec des ailes et un carquois ; on ferait mieux de nous le peindre comme un chasseur de canards sauvages, avec une veste imperméable et une perruque de laine frisée pour lui garantir l’occiput. Quelles sottes bêtes que les hommes, de se refuser leurs franches lippées pour courir après quoi, de grâce ? après l’ombre de leur orgueil ! Mais la garnison dure six mois ; on ne peut pas toujours aller au café ; les comédiens de province ennuient, on se regarde dans un miroir, et on ne veut pas être beau pour rien. Jacqueline a la taille fine ; c’est ainsi qu’on prend patience, et qu’on s’accommode de tout sans trop faire le difficile.

Entre Jacqueline.

Eh bien ! ma chère, qu’avez-vous fait ? Avez-vous suivi mes conseils, et sommes-nous hors de danger ?

Jacqueline.

Oui.

Clavaroche.

Comment vous y êtes-vous prise ? vous allez me conter cela. Est-ce un des clercs de maître André qui s’est chargé de notre salut ?

Jacqueline.

Oui.

Clavaroche.

Vous êtes une femme incomparable, et on n’a pas plus d’esprit que vous. Vous avez fait venir, n’est-ce pas, le bon jeune homme à votre boudoir ? Je le vois d’ici, les mains jointes, tournant son chapeau dans ses doigts. Mais quel conte lui avez-vous fait pour réussir en si peu de temps ?

Jacqueline.

Le premier venu ; je n’en sais rien.

Clavaroche.

Voyez un peu ce que c’est que de nous, et quels pauvres diables nous sommes quand il vous plaît de nous endiabler ! Et votre mari, comment voit-il la chose ? La foudre qui nous menaçait sent-elle déjà l’aiguille aimantée ? commence-t-elle à se détourner ?

Jacqueline.

Oui.

Clavaroche.

Parbleu ! nous nous divertirons, et je me fais une vraie fête d’examiner cette comédie, d’en observer les ressorts et les gestes, et d’y jouer moi-même mon rôle. Et l’humble esclave, je vous prie, depuis que je vous ai quittée, est-il déjà amoureux de vous ? Je parierais que je l’ai rencontré comme je montais : un visage affairé et une encolure à cela. Est-il déjà installé dans sa charge ? s’acquitte-t-il des soins indispensables avec quelque facilité ? porte-t-il déjà vos couleurs ? met-il l’écran devant le feu ? a-t-il hasardé quelques mots d’amour craintif et de respectueuse tendresse ? êtes-vous contente de lui ?

Jacqueline.

Oui.

Clavaroche.

Et, comme à-compte sur ses futurs services, ces beaux yeux pleins d’une flamme noire lui ont-ils déjà laissé deviner qu’il est permis de soupirer pour eux ? A-t-il déjà obtenu quelque grâce ? Voyons, franchement, où en êtes-vous ? Avez-vous croisé le regard ? avez-vous engagé le fer ? C’est bien le moins qu’on l’encourage pour le service qu’il nous rend.

Jacqueline.

Oui.

Clavaroche.

Qu’avez-vous donc ? Vous êtes rêveuse et vous répondez à demi.

Jacqueline.

J’ai fait ce que vous m’avez dit.

Clavaroche.

En avez-vous quelque regret ?

Jacqueline.

Non.

Clavaroche.

Mais vous avez l’air soucieux, et quelque chose vous inquiète.

Jacqueline.

Non.

Clavaroche.

Verriez-vous quelque sérieux dans une pareille plaisanterie ? Laissez donc, tout cela n’est rien.

Jacqueline.

Si l’on savait ce qui s’est passé, pourquoi le monde me donnerait-il tort, et à vous peut-être raison ?

Clavaroche.

Bon ! c’est un jeu, c’est une misère ; ne m’aimez-vous pas, Jacqueline ?

Jacqueline.

Oui.

Clavaroche.

Eh bien donc ! qui peut vous fâcher ? N’est-ce donc pas pour sauver notre amour que vous avez fait tout cela ?

Jacqueline.

Oui.

Clavaroche.

Je vous assure que cela m’amuse et que je n’y regarde pas de si près.

Jacqueline.

Silence ! l’heure du dîner approche, et voici maître André qui vient.

Clavaroche.

Est-ce notre homme qui est avec lui ?

Jacqueline.

C’est lui. Mon mari l’a prié, et il reste ce soir ici.

Entrent maître André et Fortunio.
Maître André.

Non ! je ne veux pas d’aujourd’hui entendre parler d’une affaire. Je veux qu’on s’évertue à danser et qu’il ne soit question que de rire. Je suis ravi, je nage dans la joie, et je n’entends qu’à bien dîner.

Clavaroche.

Peste ! vous êtes en belle humeur, maître André, à ce que je vois.

Maître André.

Il faut que je vous dise à tous ce qui m’est arrivé hier. J’ai soupçonné injustement ma femme ; j’ai fait mettre le piège à loup devant la porte de mon jardin, j’y ai trouvé mon chat ce matin ; c’est bien fait ; je l’ai mérité. Mais je veux rendre justice à Jacqueline, et que vous appreniez de moi que notre paix est faite, et qu’elle m’a pardonné.

Jacqueline.

C’est bon, je n’ai pas de rancune ; obligez-moi de n’en plus parler.

Maître André.

Non, je veux que tout le monde le sache. Je l’ai dit partout dans la ville, et j’ai rapporté dans ma poche un petit Napoléon en sucre7 ; je veux le mettre sur ma cheminée en signe de réconciliation, et toutes les fois que je le regarderai, j’en aimerai cent fois plus ma femme. Ce sera pour me garantir de toute défiance à l’avenir.

Clavaroche.

Voilà agir en digne mari ; je reconnais là maître André.

Maître André.

Capitaine, je vous salue. Voulez-vous dîner avec nous ?8 Nous avons aujourd’hui au logis une façon de petite fête, et vous êtes le bienvenu.

Clavaroche.

C’est trop d’honneur que vous me faites.

Maître André.

Je vous présente un nouvel hôte ; c’est un de mes clercs, capitaine. Hé ! hé ! cedant arma togæ. Ce n’est pas pour vous faire injure ; le petit drôle a de l’esprit ; il vient faire la cour à ma femme.

Clavaroche.

Monsieur, peut-on vous demander votre nom ? Je suis ravi de faire votre connaissance.

Fortunio salue.
Maître André.

Fortunio. C’est un nom heureux. À vous dire vrai, voilà tantôt un an qu’il travaillait à mon étude, et je ne m’étais pas aperçu de tout le mérite qu’il a. Je crois même que, sans Jacqueline, je n’y aurais jamais songé. Son écriture n’est pas très nette ; et il me fait des accolades qui ne sont pas exemptes de reproche ; mais ma femme a besoin de lui pour quelques petites affaires, et elle se loue fort de son zèle. C’est leur secret ; nous autres maris nous ne mettons point le nez là. Un hôte aimable, dans une petite ville, n’est pas une chose de peu de prix ; aussi Dieu veuille qu’il s’y plaise ! nous le recevrons de notre mieux.

Fortunio.

Je ferai tout pour m’en rendre digne.

Maître André, à Clavaroche.

Mon travail, comme vous le savez, me retient chez moi la semaine. Je ne suis pas fâché que Jacqueline s’amuse sans moi comme elle l’entend. Il lui fallait quelquefois un bras pour se promener par la ville ; le médecin veut qu’elle marche, et le grand air lui fait du bien. Ce garçon-là sait les nouvelles, il lit fort bien à haute voix ; il est, d’ailleurs, de bonne famille, et ses parents l’ont bien élevé ; c’est un cavalier pour ma femme, et je vous demande votre amitié pour lui.

Clavaroche.

Mon amitié, digne maître André, est tout entière à son service ; c’est une chose qui vous est acquise, et dont vous pouvez disposer.

Fortunio.

Monsieur le capitaine est bien honnête, et je ne sais comment le remercier.

Clavaroche.

Touchez là ! l’honneur est pour moi si vous me comptez pour un ami.

Maître André.

Allons ! voilà qui est à merveille. Vive la joie ! [La nappe nous attend ; donnez la main à Jacqueline, et venez goûter de mon vin.

Clavaroche, bas à Jacqueline.

Maître André ne me paraît pas envisager tout à fait les choses comme je m’y étais attendu.

Jacqueline, bas.

Sa confiance et sa jalousie dépendent d’un mot et du vent qui souffle.

Clavaroche, de même.

Mais ce n’est pas cela qu’il nous faut.] Si cela prend cette tournure, nous n’avons que faire de votre clerc.

Jacqueline, de même.

J’ai fait ce que vous m’avez dit.

Ils sortent.

Scène II

[À l’étude.]
GUILLAUME et LANDRY, travaillant.
Guillaume.

Il me semble que Fortunio n’est pas resté longtemps à l’étude.

Landry.

Il y a gala ce soir à la maison, et maître André l’a invité.

Guillaume.

Oui ; de façon que l’ouvrage nous reste. J’ai la main droite paralysée.

Landry.

Il n’est pourtant que troisième clerc ; on aurait pu nous inviter aussi.

Guillaume.

Après tout, c’est un bon garçon ; il n’y a pas grand mal à cela.

Landry.

Non. Il n’y en aurait pas non plus si on nous eût mis de la noce.

Guillaume.

Hum, hum ! quelle odeur de cuisine ! on fait un bruit là-haut, c’est à ne pas s’entendre.

Landry.

Je crois qu’on danse ; j’ai vu des violons.

Guillaume.

Au diable les paperasses ! je n’en ferai pas davantage aujourd’hui.

Landry.

Sais-tu une chose ? j’ai quelque idée qu’il se passe du mystère ici.

Guillaume.

Bah ! comment cela ?

Landry.

Oui, oui. Tout n’est pas clair, et si je voulais un peu jaser…

Guillaume.

N’aie pas peur, je n’en dirai rien.

Landry.

Tu te souviens que j’ai vu l’autre jour un homme escalader la fenêtre : qui c’était, on n’en a rien su. Mais aujourd’hui, pas plus tard que ce soir, j’ai vu quelque chose, moi qui te parle, et ce que c’était, je le sais bien.

Guillaume.

Qu’est-ce que c’était ? conte-moi cela.

Landry.

J’ai vu Jacqueline, entre chien et loup, ouvrir la porte du jardin. Un homme était derrière elle, qui s’est glissé contre le mur, et qui lui a baisé la main ; après quoi, il a pris le large, et j’ai entendu qu’il disait : Ne craignez rien, je reviendrai tantôt.

Guillaume.

Vraiment ! cela n’est pas possible.

Landry.

Je l’ai vu comme je te vois.

Guillaume.

Ma foi ! s’il en était ainsi, je sais ce que je ferais à ta place. J’en avertirais maître André, comme l’autre fois, ni plus ni moins.

Landry.

Cela demande réflexion. Avec un homme comme maître André, il y a des chances à courir. Il change d’avis tous les matins.

Guillaume.

Entends-tu le carillon qu’ils font ? Paf, les portes ! clip-clap, les assiettes, les plats, les fourchettes, les bouteilles ! Il me semble que j’entends chanter.

[Landry.

Oui, c’est la voix de maître André lui-même. Pauvre bonhomme ! on se rit bien de lui.]

Guillaume.

Viens donc un peu sur la promenade ; nous jaserons tout à notre aise. Ma foi ! quand le patron s’amuse, c’est bien le moins que les clercs se reposent.

Ils sortent.

Scène III

La salle à manger.
MAÎTRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, FORTUNIO et JACQUELINE, à table. – [On est au dessert.]
Clavaroche.

Allons ! monsieur Fortunio, servez donc à boire à madame.

Fortunio.

De tout mon cœur, monsieur le capitaine, et je bois à votre santé.

Clavaroche.

Fi donc ! vous n’êtes pas galant. À la santé de votre voisine.

Maître André.

Eh oui ! à la santé de ma femme. Je suis enchanté, capitaine, que vous trouviez ce vin de votre goût.

Il chante.

Amis, buvons, buvons sans cesse…

Clavaroche.

Cette chanson-là est trop vieille. Chantez donc, monsieur Fortunio.9

Fortunio.

Si madame veut l’ordonner.

Maître André.

Hé, hé ! le garçon sait son monde.

Jacqueline.

Eh bien ! chantez, je vous en prie.

Clavaroche.

Un instant. Avant de chanter, mangez un peu de ce biscuit ; cela vous ouvrira la voix, et vous donnera du montant.

Maître André.

Le capitaine a le mot pour rire.

Fortunio.

Je vous remercie, cela m’étoufferait.

Clavaroche.

Bon, bon ! Demandez à madame de vous en donner un morceau. Je suis sûr que de sa blanche main cela vous paraîtra léger.

Regardant sous la table.

Ô ciel ! que vois-je ? vos pieds sur le carreau ! Souffrez, madame, qu’on apporte un coussin.

Fortunio, se levant.

En voilà un sous cette chaise.

Il le place sous les pieds de Jacqueline.
Clavaroche.

À la bonne heure ! monsieur Fortunio ; je pensais que vous m’eussiez laissé faire. Un jeune homme qui fait sa cour ne doit pas permettre qu’on le prévienne.

Maître André.

Oh ! oh ! le garçon ira loin ; il n’y a qu’à lui dire un mot.

Clavaroche.

Maintenant donc, chantez, s’il vous plaît ; nous écoutons de toutes nos oreilles.

Fortunio.

Je n’ose devant des connaisseurs. Je ne sais pas de chanson de table.

Clavaroche.

Puisque madame l’a ordonné, vous ne pouvez vous en dispenser.

Fortunio.

Je ferai donc comme je pourrai.

Clavaroche.

N’avez-vous pas encore, monsieur Fortunio, adressé de vers à madame ? Voyez, l’occasion se présente.

Maître André.

Silence, silence ! Laissez-le chanter.

Clavaroche.

Une chanson d’amour surtout, n’est-il pas vrai, monsieur Fortunio ? Pas autre chose, je vous en conjure. Madame, priez-le, s’il vous plaît, qu’il nous chante une chanson d’amour. On ne saurait vivre sans cela.

Jacqueline.

Je vous en prie, Fortunio.

Fortunio, chante.

Si vous croyez que je vais dire
Qui j’ose aimer,
Je ne saurais pour un empire
Vous la nommer.

Nous allons chanter à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l’adore, et qu’elle est blonde
Comme les blés.

Je fais ce que sa fantaisie
Veut m’ordonner,
Et je puis, s’il lui faut ma vie,
La lui donner.

Du mal qu’une amour ignorée
Nous fait souffrir,
J’en porte l’âme déchirée
Jusqu’à mourir.

Mais j’aime trop pour que je die
Qui j’ose aimer,
Et je veux mourir pour ma mie,
Sans la nommer.

Maître André.

En vérité, le petit gaillard est amoureux comme il le dit ; il en a les larmes aux yeux. Allons ! garçon, bois pour te remettre. C’est quelque grisette de la ville qui t’aura fait ce méchant cadeau-là.

Clavaroche.

Je ne crois pas à monsieur Fortunio l’ambition si roturière ; sa chanson vaut mieux qu’une grisette. Qu’en dit madame, et quel est son avis ?

Jacqueline.

Très bien. [Donnez-moi le bras, et] allons prendre le café.

Clavaroche.

[Vite, monsieur Fortunio, offrez votre bras à madame].

Jacqueline prend le bras de Fortunio ; bas, en sortant.

Avez-vous fait ma commission ?

Fortunio.

Oui, madame [; tout est dans l’étude].

Jacqueline.

Allez m’attendre dans ma chambre ; je vous y rejoins dans un instant.10

Ils sortent.



Scène IV

[La chambre de Jacqueline.]
Entre FORTUNIO.
Fortunio.

Est-il un homme plus heureux que moi ? J’en suis certain, Jacqueline m’aime, et à tous les signes qu’elle m’en donne, il n’y a pas à s’y tromper. Déjà me voilà bien reçu, fêté, choyé dans la maison. [Elle m’a fait mettre à table à côté d’elle ;] si elle sort, je l’accompagnerai. Quelle douceur, quelle voix, quel sourire ! Quand son regard se fixe sur moi, je ne sais ce qui me passe par le corps ; j’ai une joie qui me prend à la gorge ; je lui sauterais au cou si je ne me retenais. Non ; — plus j’y pense, plus je réfléchis, les moindres signes, les plus légères faveurs, tout est certain ; elle m’aime, elle m’aime, et je serais un sot fieffé si je feignais de ne pas le voir. Lorsque j’ai chanté tout à l’heure, comme j’ai vu briller ses yeux ! [Allons ! ne perdons pas de temps. Déposons ici cette boîte qui renferme quelques bijoux ; c’est une commission secrète, et Jacqueline, sûrement, ne tardera pas à venir.]

Jacqueline.

Êtes-vous là, Fortunio ?

Entre Jacqueline.
Fortunio.

Oui. Voilà votre écrin, madame, et ce que vous avez demandé.

Jacqueline.

Vous êtes homme de parole, et je suis contente de vous.

Fortunio.

Comment vous dire ce que j’éprouve ? Un regard de vos yeux a changé mon sort, et je ne vis que pour vous servir.

Jacqueline.

Vous nous avez chanté, à table, une jolie chanson tout à l’heure. Pour qui est-ce donc qu’elle est faite ? Me la voulez-vous donner par écrit ?

Fortunio.

Elle est faite pour vous, madame ; je meurs d’amour, et ma vie est à vous.

Il se jette à genoux.
Jacqueline.

Vraiment ! je croyais que votre refrain défendait de dire qui on aime.

Fortunio.

Ah ! Jacqueline, ayez pitié de moi ; ce n’est pas d’hier que je souffre. Depuis deux ans, à travers ces charmilles, je suis la trace de vos pas. Depuis deux ans, sans que jamais peut-être vous ayez su mon existence, vous n’êtes pas sortie ou rentrée, votre ombre tremblante et légère n’a pas paru derrière vos rideaux, vous n’avez pas ouvert votre fenêtre, vous n’avez pas remué dans l’air, que je ne fusse là, que je ne vous aie vue ; je ne pouvais approcher de vous, mais votre beauté, grâce à Dieu, m’appartenait comme le soleil à tous ; je la cherchais, je la respirais, je vivais de l’ombre de votre vie. Vous passiez le matin sur le seuil de la porte, la nuit j’y revenais pleurer. Quelques mots, tombés de vos lèvres, avaient pu venir jusqu’à moi, je les répétais tout un jour. Vous cultiviez des fleurs, ma chambre en était pleine. Vous chantiez le soir au piano, je savais par cœur vos romances. Tout ce que vous aimiez, je l’aimais ; je m’enivrais de ce qui avait passé sur votre bouche et dans votre cœur. Hélas ! je vois que vous souriez. Dieu sait que ma douleur est vraie, et que je vous aime à en mourir.

Jacqueline.

Je ne souris pas de vous entendre dire qu’il y a deux ans que vous m’aimez, mais je souris de ce que je pense qu’il y aura deux jours demain.

Fortunio.

Que je vous perde si la vérité ne m’est aussi chère que mon amour ! que je vous perde s’il n’y a deux ans que je n’existe que pour vous !

[Jacqueline.

Levez-vous donc ; si on venait, qu’est-ce qu’on penserait de moi ?

Fortunio.

Non ! je ne me lèverai pas, je ne quitterai pas cette place, que vous ne croyiez à mes paroles. Si vous repoussez mon amour, du moins n’en douterez-vous pas.

Jacqueline.

Est-ce une entreprise que vous faites ?

Fortunio.

Une entreprise pleine de crainte, pleine de misère et d’espérance. Je ne sais si je vis ou si je meurs ; comment j’ai osé vous parler, je n’en sais rien. Ma raison est perdue ; j’aime, je souffre ; il faut que vous le sachiez, que vous le voyiez, que vous me plaigniez.

Jacqueline.

Ne va-t-il pas rester là une heure, ce méchant enfant obstiné ?] Allons ! levez-vous, je le veux.

Fortunio, se levant.

Vous croyez donc à mon amour ?

Jacqueline.

Non, je n’y crois pas ; cela m’arrange de n’y pas croire.

Fortunio.

C’est impossible ! vous n’en pouvez douter.

[Jacqueline.

Bah ! on ne se prend pas si vite à trois mots de galanterie.

Fortunio.

De grâce ! jetez les yeux sur moi. Qui m’aurait appris à tromper ? Je suis un enfant né d’hier, et je n’ai jamais aimé personne, si ce n’est vous qui l’ignoriez.]

Jacqueline.

Vous faites la cour aux grisettes, je le sais comme si je l’avais vu.

Fortunio.

Vous vous moquez. Qui a pu vous le dire ?

Jacqueline.

Oui, oui, vous allez à la danse et aux dîners sur le gazon.

Fortunio.

Avec mes amis, le dimanche. Quel mal y a-t-il à cela ?

Jacqueline.

Je vous l’ai déjà dit hier, cela se conçoit : vous êtes jeune, et à l’âge où le cœur est riche, on n’a pas les lèvres avares.

Fortunio.

Que faut-il faire pour vous convaincre ? Je vous en prie, dites-le-moi.

Jacqueline.

Vous demandez un joli conseil. Eh bien ! il faudrait le prouver.

Fortunio.

Seigneur mon Dieu, je n’ai que des larmes. Les larmes prouvent-elles qu’on aime ? Quoi ! me voilà à genoux devant vous ; mon cœur à chaque battement voudrait s’élancer sur vos lèvres ; ce qui m’a jeté à vos pieds, c’est une douleur qui m’écrase, que je combats depuis deux ans, que je ne peux plus contenir, et vous restez froide et incrédule ? Je ne puis faire passer en vous une étincelle du feu qui me dévore ? Vous niez même ce que je souffre quand je suis prêt à mourir devant vous ? Ah ! c’est plus cruel qu’un refus ! c’est plus affreux que le mépris ! L’indifférence elle-même peut croire, et je n’ai pas mérité cela.

Jacqueline.

Debout ! on vient. Je vous crois, je vous aime ; sortez par le petit escalier, revenez en bas, j’y serai.

Elle sort.
Fortunio, seul.

Elle m’aime ! Jacqueline m’aime ! elle s’éloigne, elle me quitte ainsi ! Non ! je ne puis descendre encore. Silence ! on approche ; quelqu’un l’a arrêtée ; on vient ici. Vite, sortons !

Il lève la tapisserie.

Ah ! la porte est fermée en dehors, je ne puis sortir ; comment faire ? Si je descends par l’autre côté, je vais rencontrer ceux qui viennent.

Clavaroche, en dehors.

Venez donc, venez donc un peu.

Fortunio.

C’est le capitaine qui monte avec elle. Cachons-nous vite et attendons ; il ne faut pas qu’on me voie ici.

Il se cache dans le fond de l’alcôve. — Entrent Clavaroche et Jacqueline.
Clavaroche, se jetant sur un sofa.

Parbleu ! madame, je vous cherchais partout ; que faisiez-vous donc toute seule ?

Jacqueline, à part.

Dieu soit loué, Fortunio est parti !

Clavaroche.

Vous me laissez dans un tête-à-tête qui n’est vraiment pas supportable. Qu’ai-je à faire avec maître André, je vous prie ? Et justement vous nous laissez ensemble quand le vin joyeux de l’époux doit me rendre plus précieux l’aimable entretien de la femme.

Fortunio, caché.

C’est singulier ; que veut dire ceci ?

Clavaroche, ouvrant l’écrin qui est sur la table.

Voyons un peu. Sont-ce des anneaux ? et dites-moi, qu’en voulez-vous faire ? Est-ce que vous faites un cadeau ?

Jacqueline.

Vous savez bien que c’est notre fable.

Clavaroche.

Mais, en conscience, c’est de l’or ! Si vous comptez tous les matins user du même stratagème, notre jeu finira bientôt par ne pas valoir… À propos, que ce dîner m’a amusé, et quelle curieuse figure a notre jeune initié !

Fortunio, caché.

Initié ! à quel mystère ? est-ce de moi qu’il veut parler ?

Clavaroche.

La chaîne est belle ; c’est un bijou de prix. Vous avez eu là une singulière idée.

Fortunio, de même.

Ah ! il paraît qu’il est aussi dans la confidence de Jacqueline.

Clavaroche.

Comme il tremblait, le pauvre garçon, lorsqu’il a soulevé son verre ! Qu’il m’a réjoui avec ses coussins, et qu’il faisait plaisir à voir !

Fortunio, de même.

Assurément, c’est de moi qu’il parle, et il s’agit du dîner de tantôt.

Clavaroche.

Vous rendrez cela, je suppose, au bijoutier qui l’a fourni.

Fortunio, de même.

Rendre la chaîne ! et pourquoi donc ?

Clavaroche.

Sa chanson surtout m’a ravi, et maître André l’a bien remarqué ; il en avait, Dieu me pardonne, la larme à l’œil pour tout de bon.

Fortunio, de même.

Je n’ose croire ni comprendre encore. Est-ce un rêve ? suis-je éveillé ? Qu’est-ce donc que ce Clavaroche ?

Clavaroche.

Du reste, il devient inutile de pousser les choses plus loin. À quoi bon un tiers incommode, si les soupçons ne reviennent plus ? Ces maris ne manquent jamais d’adorer les amoureux de leurs femmes. Voyez ce qui est arrivé ! Du moment qu’on se fie à vous, il faut souffler sur le chandelier.

Jacqueline.

Qui peut savoir ce qui arrivera ? Avec ce caractère-là il n’y a jamais rien de sûr, et il faut garder sous la main de quoi se tirer d’embarras.

Fortunio, de même.

Qu’ils fassent de moi leur jouet, ce ne peut être sans motif. Toutes ces paroles sont des énigmes.

Clavaroche.

Je suis d’avis de le congédier.

Jacqueline.

Comme vous voudrez. Dans tout cela, ce n’est pas moi que je consulte. Quand le mal serait nécessaire, croyez-vous qu’il serait de mon choix ? Mais qui sait si demain, ce soir, dans une heure, ne viendra pas une bourrasque ? Il ne faut pas compter sur le calme avec trop de sécurité.

Clavaroche.

Tu crois ?11

[Fortunio, de même.

Sang du Christ ! il est son amant.

Clavaroche.

Faites-en, du reste, ce que vous voudrez. Sans évincer tout à fait le jeune homme, on peut le tenir en haleine, mais d’un peu loin, et le mettre aux lisières. Si les soupçons de maître André lui revenaient jamais en tête, eh bien ? alors, on aurait à portée votre M. Fortunio, pour les détourner de nouveau. Je le tiens pour poisson d’eau vive ; il est friand de l’hameçon.

Jacqueline.

Il me semble qu’on a remué.

Clavaroche.

Oui ;] j’ai cru entendre un soupir.

Jacqueline.

C’est probablement Madeleine ; elle range dans le cabinet.]


FIN DE L’ACTE DEUXIÈME.




6.


ACTE DEUXIÈME

Une salle à manger. — Une table servie.

Scène première

GUILLAUME, LANDRY.
Guillaume.

Il me semble que Fortunio n’est pas resté longtemps à l’étude.

(Suit toute la scène II du IIe acte.)

… C’est bien le moins que les clercs se reposent.

Ils sortent.
CLAVAROCHE, un Domestique.
Clavaroche, entrant.

Personne encore ?

Le Domestique.

Non, monsieur.

Clavaroche.

C’est bon, j’attendrai.

Le domestique sort.

En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon, etc.

(Suit la scène Ire.)


7. J’ai apporté dans ma poche un petit Amour en sucre.


8. Voulez-vous dîner avec nous ?

Clavaroche.

Assurément, mon couvert est mis.

Ils se mettent à table.
Maître André.

Nous avons aujourd’hui au logis, etc.


9. Chantez donc, monsieur Fortunio.

Maître André.

Est-ce qu’il chante ? — Comment, bien vieille ! c’est moi qui l’ai composée pour le jour de mes noces.

Fortunio.

Si madame veut l’ordonner, etc.


10.
Jacqueline, bas à Fortunio.

Attendez-moi ici. — Je reviens dans un instant.


11.
Clavaroche.

Tu crois ?

Fortunio, caché.

Juste ciel !

Jacqueline.

J’ai cru entendre un soupir.

Clavaroche.

Bon ! c’est votre mari qui vient.


Les Mêmes, MAÎTRE ANDRÉ.
Maître André, un peu aviné.

Capitaine ! capitaine ! où êtes-vous donc ? Eh bien ! vous me laissez prendre mon café tout seul ? — Et cette fine partie de piquet ?

Clavaroche, à part.

C’est amusant !

Maître André.

Hier il m’a fait capot.

Clavaroche.

Vous voulez jouer maintenant ?

Maître André.

Et ma revanche ?

Clavaroche.

Venez donc, maître André.

On sort.
Fortunio, tombant accablé sur un fauteuil.

Sang du Christ ! il est son amant !


FIN DE L’ACTE DEUXIÈME.