Le Chant de Vishnou

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Les Symboles, première sérieCharpentier (p. 113-127).


Le Chant de Vishnou


 
I

Ami, que cherches-tu ? tes yeux sont pleins de songes.
Près de ce lac peuplé de cygnes, viens t’asseoir.
Pour éteindre l’ardeur du rêve où tu te plonges,
Viens, laisse-toi revivre aux frais baisers du soir,

O la paisible nuit ! l’air léger qu’on respire
Pénètre la pensée et parfume le sang.
Un cygne endormi passe ; et l’on vit se sourire
Les lotus d’or du ciel et ceux du calme étang.

Ne me crains pas. Je suis armé de fleurs vermeilles.
J’ai pour drapeau la lune, et je porte à mon cou
Les Védas parsemés d’immortelles abeilles.
Viens à moi dans ton cœur ; écoute bien Vishnou.


Je possède l’amour des vierges et des veuves.
Tout m’aime ; car je suis Avril parmi les mois,
Dans les fleurs le lotus, le Gange entre les fleuves,
O mon fils, et je suis le rire dans la voix.

Je trouve mon bonheur dans le salut des êtres.
Je renais d’âge en âge, alors que la vertu
Abandonne les rois et faiblit dans les prêtres.
Invisible et présent, je parle : m’entends-tu ?

L’univers, en un jour d’affreuses violences,
Fut près de s’effondrer. Moi, sanglier géant,
Je soulevai la terre au bout de mes défenses
Et, seul, je la remis au cœur de l’Océan.

Fidèle à mon devoir, soumis aux destinées,
Je fus le doux Râma. Dans les rudes forêts
Je vécus saintement pendant quatorze années
Je perçais les démons d’inévitables traits.

Je fus Krishna. Vêtu d’or et de fine soie,
J’imposais sans fureur mes justes volontés.
J’écrasais les serpents, la terre était en joie,
Et ma flûte entraînait les animaux domptés.


Lorsque je danse, ami, pour le salut du monde,
L’air est pris de vertige. Avec ravissement
Le sol frémit ; au loin chante la mer profonde ;
Et mes cheveux tressés frappent le firmament.

Cymbales d’or, tambours joyeux, conques fleuries
Me proclament vainqueur. Puis le repos me plaît ;
Et, caressant des yeux les célestes prairies,
Je me laisse bercer par des vagues de lait.

Si tu veux partager ma quiétude, écoute !
Car tout n’est que vapeur, lueur trouble et vain bruit
Pour l’esprit égaré, pour l’âme en proie au doute,
Aveugle sans bâton qu’un aveugle conduit.

L’être ailé sortira de l’humble chrysalide,
Mais non pas sans avoir patiemment lutté.
Viens à moi : mets le pied sur mon discours solide,
Pont merveilleux qui mène a l’immortalité.



II

Tu n’es point de ceux-là qui méprisent leur âme.
Pécheur, un franc aveu te lavera du blâme ;
Tes lèvres et ton cœur sont purs de trahison.
Mais, comme les fourmis accroissent leur maison,
Il te faut chaque jour augmenter ta justice.
Lorsqu’on enterre un mort, bien que l’air retentisse
Des plaintes de la flûte et de lugubres voix,
On laisse enfin le corps comme un morceau de bois
Et chacun se retire en détournant la tête :
Plus d’amis, plus d’enfants, plus de femme. Inquiète,
L’âme cherche autour d’elle et pleure dans la nuit.
Mais, si tu fis le bien, la justice te suit.

N’afflige aucun vivant. Que, toujours honorée,
La femme, épouse ou mère, ami, te soit sacrée.
Ne t’enorgueillis pas d’un devoir accompli ;
N’en parle point : qu’il soit emporté par l’oubli.
Fuis le jeu. Sois vaillant comme ceux de ta race.
Que l’homme désarmé devant toi trouve grâce ;
Garde-toi de tremper tes flèches de poison.
Tu sais qu’il ne faut pas maltraiter sans rai

son
L’âne ou le bœuf, l’oiseau, l’insecte, le reptile,
Ni l’herbe des chemins perdus, l’herbe inutile !
Mais Une suffit point de s’abstenir du mal.
Aime tes ennemis. Le suave sandal
Ne parfume-t-il pas la hache qui le blesse ?
Et quand tu seras bon, juste, plein de noblesse,
La porte du soleil te livrera les cieux.
L’eau sainte du bonheur humectera tes yeux ;
Et Brahma, qui sourit par ses quatre visages,
T’accueillera parmi les héros et les sages.


III

Je te révélerai, des secrets plus divins.
Tu te repais encor de simulacres vains.
Si tu n’es plus en proie aux ténèbres cruelles,
La Vérité n’a pas réjoui tes prunelles !
Es-tu roi dans la ville aux neuf portes, ce corps,
Source de tant de maux, de honte et de remords ?
Peux-tu voir la beauté des femmes d’un cœur ferme ?
Ah ! comme la matrice enveloppe le germe,
La fureur de l’amour étreint le monde entier !
Mais fuyons : je connais un sublime sent

ier.
L’illusion des sens t’enlace et te submerge.
La divine Mâya, féconde et toujours vierge,
Par sa magie enchante et torture le cœur.
C’est la danse effrénée, un vertigineux chœur,
Un tumulte, des cris, des parfums et des flammes…
Mais pense à la profonde identité des âmes ;
Sous cette multitude éparse, cherche Dieu ;
A travers la fumée entends rire le feu,
Pur, immuable, et tel qu’à l’aurore première ;
Sous les riches couleurs retrouve la lumière ;
Recompose en un corps unique et radieux
Les membres déchirés qui saignent sous tes yeux !

Quand tu te connaîtras comme âme universelle,
Le foyer dont tu n’es qu’une pâle étincelle
T’absorbera : ton cœur ne pourra plus changer.
Le « moi » plein de désirs, qui seul fut l’étranger,
Ne t’empêchera plus de descendre en ton être.
Tu seras affranchi de la douleur de naître,
Au-dessus de la vie et délivré du ciel.
Un repos ineffable, entier, perpétuel :
Plus même ce bonheur qu’avec fatigue on traîne,
Car une chaîne d’or est toujours une chaîne.

Contemple du même œil les morts et les vivants.
Un cœur pacifié, lampe à l’abri des vents,

Ne vacille jamais et brûle avec mesure.
Sois pour l’Ame suprême une demeure sûre.
Dédaigne l’espérance et chasse les regrets.
Répète en souriant : « Tu n’es pas ; disparais ! »
Au léger tourbillon des mille phénomènes.
Et, n’étant plus troublé par les fièvres humaines,
Inébranlable en Dieu, calme et fort, tu verras
La nature s’enfuir en agitant ses bras,
Ainsi qu’une danseuse, exquisement parée,
Salue et se retire après s’être montrée.

Que le ciel de Brahma, mon fils, le ciel en fleur
Ne vienne plus hanter ta mémoire. Malheur
A celui qui soupire après la récompense,
Mirage qui s’efface et meurt dès qu’on y pense !
Même devant la joie et la splendeur dés dieux,
Souviens-toi que Maya rit de tes faibles yeux.
Car le Principe mâle est un ; lui seul existe ;
Et, tandis que l’excès des voluptés attriste,
Lui seul est le profond sommeil, le frais gazon,
La source d’ambroisie et le miel sans poison.

Travaille, mange et bois, fais la guerre, médite :
Mais toujours pense à Dieu. L’œuvre n’est pas maudite
Si tu n’es pas lié par l’œuvre ; et le péché
Ne souillera pas plus un esprit détaché

De la vaine apparence, antique et toujours neuve,
Que l’eau ne peut ternir les nymphéas du fleuve.
Mais quand même, le corps décharné, tu vivrais
Du parfum de la terre et du chant des forêts ;
Quand tu sacrifierais des millions de bêtes,
À toi seul surpassant les rois et les ascètes ;
S’il te reste un désir, si tu formes un vœu,
Tu ne peux pas t’unir à l’être de ton Dieu.


IV

Que la science, ami, te serve d’eau lustrale :
Comprends, tu seras pur. Une ardente spirale
Monte, en cercles de plus en plus éblouissants,
De la pierre insensible aux dieux nourris d encens »
Brahma, Vishnou, Civa resplendissent au faîte
De l’univers joyeux comme une immense fête.
Brahma, père du monde, engendrera sans fin.
Je suis la vie en tous, l’âme, l’éclair divin.
Puis la mort les attend ; Civa devient leur maître ;
C’est lui qui les replonge à la source de l’être.
Eh bien ! l’air qui frémit, les plantes et les eaux ;
La race étincelante et libre des oiseaux ;

Le cheval plus rapide en ses galops sauvages
Que le vent déchaîné parmi de noirs nuages ;
Le rugueux éléphant, pareil au rocher brut,
Si beau lorsqu’il distille une sueur de rut ;
Les singes dans leurs bois pleins de miel et de baumes ;
Les démons de la nuit, les lutins, les fantômes ;

Les brahmanes sacrés comme les vils soudras ;
Les célestes danseurs, les sveltes Apsâras ;
Les sept langues d’Âgni ; le soleil qui s’élance
Sur la mer sans écueil des cieux pleins de silence ;
Indra même, et les dieux qui peuplent son palais :
Tous ces êtres ne sont que de lointains reflets
De Celui que ne peut atteindre nul blasphème,
L’universel Esprit existant par lui-même !

Brahma qui, dans sa veille ardente, à larges flots
Epanche incessamment des âmes sans repos
Et qui, par son sommeil, éteint les créatures ;
Civa, le maigre ascète affamé de tortures,
Qui pour seule guirlande a des crânes humains,
Lui qu’on n’apaise pas en se tordant les mains ;
Et moi qui sur la vie aux grâces éternelles
Repose, en souriant, mes songeuses prunelles
Semblables à la fleur dont le calice est bleu,
Nous sommes trois aspects sublimes d’un seul Dieu.

L’appeler Bhaghavat n’est point un sacrilège.
D’autres l’ont nommé Brahm, le bien, la loi, que sais-je ?
Prononcer tous ces mots, ce n’est qu’agiter l’air.
Tu peux crier dix ans comme un aigle de mer
En répétant les noms bénis dont on le nomme ;
Mais son essence échappe au£ paroles de l’homme.
Les poètes, vaillants et saints qui l’ont chanté
Durent cruellement rompre son unité.
Qui pense le connaître à tout jamais l’ignore.
Sa grandeur m’épouvante ; et ce n’est rien encore
De vénérer en lui le moyen et le but,
Et tout ce qui sera comme tout ce qui fut !
Sans se confondre avec aucune autre existence,
Partout il est présent, lui, l’unique substance.
Il se prodigue à tous sans être partagé.
Il ressemble au soleil qui n’a jamais changé,
Et qui ne s’émeut pas, lorsqu’il rit aux trois mondes,
De voir ses beaux rayons déformés par les ondes.

Mais, dis-tu, fallait-il que le pur Bhaghavat,
Sortant de son repos magnifique, rêvât
Cet univers peuplé d’impalpables chimères ?
Et ta bouche retient des paroles amères…
O mon fils, s’il daigna se répandre au dehors,
S’il voulut respirer en d’innombrables corps,

C’est afin qu’enrichi de divines souffrances
Le sage, sous le flot changeant des apparences,
Aperçoive son Dieu dans un transport de foi,
Et rentre au sein de l’Être en bénissant la loi.


V

Si je cache le vrai sous un voile d’images,
Souris et comprends-moi. Sache par quels hommages
Brahma, Vishnou, Civa, l’auguste Trimourti,
Honorent l’Unité d’où le monde est sorti.

« Que mon être soit double et que tout s’accomplisse ! »
Dit Bhaghavat. Ce fut le premier sacrifice.
Il s’était vu lui-même ; et de sa vision
Naquit Maya, l’ardente et vaine illusion.
Bientôt, ne sachant rien de ses œuvres futures,
Brahma, le vénérable aïeul des créatures,
S’élança d’un œuf d’or, premier fruit de Maya.
Après une stupeur d’un siècle il bégaya :
« Être des êtres, viens en aide a ma détresse ! »
Et Dieu se découvrit à lui. Plein d’allégresse,

Brahma put contempler mille germes divers ;
Puis il développa lentement l’univers.
Mais il osa vanter son œuvre ; et, pour ce crime,
Un jour, pris de vertige, il roula dans l’abîme.
Là, comme il implorait l’éternelle pitié :
<( Je suis Celui par qui l’orgueil est châtié !
Dit une voix terrible. Incarne-toi. Mérite
Que toute vérité par toi seul soit écrite.
Nourri d’air et de fruits, sois cruel pour ton corps.
Médite sans relâche ; amasse des trésors ;
Et, pour purifier l’homme de ses blasphèmes,
Donne-lui les Yédas et d’immenses poèmes. »
Alors, bien que son noble empire lui soit cher,
Le radieux Brahma se revêtit de chair.
Civa, repu de sang, cherche la solitude.
Des vampires affreux forment sa cour. Dieu rude,
Il frappe sans merci pour les moindres péchés.
Il préfère aux parfums la cendre des bûchers.
Ses beaux jardins fleuris, ce sont les cimetières.
Il prie agenouillé, pendant des nuits entières,
Sur les âpres sommets du saint Himmalaya ;
Car, redoutant toujours les pièges de Maya,
Il veut, comme le tigre étendu sur sa proie,
Dans l’amour de son Dieu trouver toute sa joie.

Moi, j’offre chaque jour au Maître du destin
Un millier de lotus frais cueillis du matin.
Une fois j’en laissai tomber de ma corbeille
Un seul, qu’en murmurant vint frôler une abeille.
Pouvais-je le mêler aux autres sans péché ?
Pour que pas une fleur ne manquât, j’arrachai
Mon œil gauche, brillant comme un lotus du Gange.
Brahm reçut ma corbeille et sourit de rechange.
Ah ! tu frémis ? ton cœur va défaillir ? tu crains
Que l’humble adorateur de ses pieds souverains
Ne soit brutalement chassé de sa présence ?
Mais sa mansuétude égale sa puissance.
Celui qui sert les dieux par les dieux est béni ;
Et Brahm t’ apparaîtra, comme autrefois Agni
Montrait sa rouge aigrette à l’appel des ancêtres.
Ami, tous les chemins vont à l’Etre des êtres
Comme toutes les eaux descendent à la mer !
Approche donc. Ici, point de mépris amer.
L’Etre ineffable en qui la vie est enfermée
N’est pas capricieux comme une femme aimée.
Il n’exigera point de merveilleux cadeau ;
Offre une fleur des bois, une feuille, un peu d’eau.

Marche avec confiance à l’union mystique.
Que ton cœur, désormais, soit le feu domestique,
O mon fils, et ton corps l’inviolable autel
Où descendra parfois le Convive immortel ;
Tes adorations, une fraîche guirlande ;
Ton âme entière, un hymne ; et ta vie, une offrande.



VI

Mais plus d’astres au ciel… Le beau lac endormi
Murmure ; l’air frissonne, et l’Orient rougeoie.
Exaltons, par un chant de triomphe et de joie,
Le trésor, le soutien, le refuge, l’ami !

Je ne t’enseigne plus de subtiles doctrines :
C’est mon cœur qui déborde… O Brahm, vivante loi !
Toi seul tu te connais ; la vérité, c’est toi ;
La science est le souffle ardent de tes narines.

Mes yeux t’ont vu passer comme un terrible éclair.
Plus petit qu’un atome et plus grand que le monde,
Seul, tu vis. C’est par toi que la terre est féconde.
Tu brilles dans la flamme et tu vibres dans l’air.


Salut, grâce des fleurs et des fraîches pelouses,
Austérité des monts, grande voix des forêts,
O vaillance, ô vertu, silence des secrets,
Pureté de la vierge et bonheur des épouses !

Immuable figuier qu’enveloppent les vents,
Tu sens vivre et frémir la moindre de tes feuilles ;
Et tandis qu’en toi-même, ô Brahm, tu te recueilles,
Tu palpites sans fin dans le cœur des vivants.

Comme un irrésistible Océan tu déferles
En jetant vers le ciel une écume de dieux ;
Et n’es-tu pas aussi le fil mystérieux
Qui traverse le cœur de millions de perles ?

Brahma, presque aveuglé par ta pure splendeur,
S’éleva vers ton front. Moi, plongeant aux abîmes,
J’espérais contempler enfin tes pieds sublimes.
Nous n’avons pas trouvé de borne à ta grandeur !

Mais, t’ayant deviné sous tes métamorphoses,
Je m’enivre avec toi de ta félicité.
J’habite pour jamais ta royale cité ;
Moi-même je suis Brahm, et Brahm est toutes choses.