Le Chant de l’équipage/13

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Grès et Cie (p. 149-160).

XIII

C’EST LE VENT DE LA MER QUI NOUS TOURMENTE


― Jé suis à peu près certain d’avoir répéré l’île en question, déclara le capitaine Heresa à Krühl, dont le visage s’empourpra de plaisir à cette nouvelle.

Éliasar, qui savait à quoi s’en tenir, pour avoir chaque nuit médité sur le document avec Heresa, félicita cependant le capitaine et manifesta un enthousiasme qui permit à l’imagination de Krühl d’envisager l’affaire comme heureusement terminée.

― Si le « toubib » s’emballe, s’exclama-t-il, c’est que les alouettes sont cuites.

En effet, Éliasar présentait, le plus souvent, un front buté et chagrin aux hypothèses les plus satisfaisantes du capitaine et de Krühl. Il n’osait pas trop contredire le capitaine, dont il appréciait la compétence, disait-il, mais il ne se gênait pas pour doucher savamment les espoirs les plus intimes du robuste Hollandais.

― Ne vous excitez pas, Krühl, répétait-il alors que ce dernier croyait déjà toucher de la main le but de son voyage.

― Vous avez été couvé dans un appareil frigorifique, répondait Krühl.

― Né l’écoutez pas, intervenait le capitaine, né l’écoutez pas, c’est le mauvais cafard qui lé travaille touté la nuit. Jé né dis pas qué cé séra facile, mais il y a toutes les chances pour nous. Dans un mois nous saurons à quoi nous en ténir, et j’ai la conviction qué la source du Pactole, cé fleuve fabuleux, sé trouvera dans un ou plusieurs coffres en chêne avec des ferrures comme on n’en fait plus dé notré temps.

La cabine de Krühl était le lieu de rendez-vous choisi par les habitants de l’arrière pour se communiquer leurs impressions.

On y buvait frais et avec abondance, et l’on y dégustait quotidiennement les friandises confectionnées par les mains adroites du mulâtre.

― Ah ça c’est bon, Powler, s’écriait Krühl devant l’excellence de la pâtisserie.

Powler avait acquis de ce fait une prépondérance marquée sur Bébé-Salé qui, de dégoût et de fureur contenue, rendait un culte dévot au tonneau de tafia dont il avait la garde.

Fernand, le nègre, avait su s’attirer son amitié, tout simplement parce qu’il détestait, autant qu’une dent cariée, l’abominable sang-mêlé, détenteur de la faveur du grand patron.

― Tu verras, tu verras, disait Fernand à Bébé-Salé, tu verras comment qu’un beau jour je sonnerai la gueule à cette bourrique-là ! Et faut s’en méfier, je te le dis, père Bébé-Salé ; si l’on se laisse faire, ce dégoûtant nous aura la peau à tous. As-tu du rhum, mon père Bébé-Salé ?

Bébé-Salé, pour l’ordinaire, émettait quelques grognements et quelques « tu vas fort », timidement murmurés.

― Ah vieille brebis, ricanait Fernand, ne fais pas la vache, donne, donne-moi la bouteille, bloody pard !

Alors Bébé-Salé disparaissait dans sa cambuse et remontait sur le pont. Il jetait un coup d’œil méfiant vers l’arrière, et partageait fraternellement, et à la régalade, le contenu du flacon !

L’alcoolisme semblait la vertu la plus digne d’être pratiquée par l’équipage de l’Ange-du-Nord. Dans les conversations entre les matelots, qui presque tous parlaient français, sauf un Espagnol et le Suédois Dannolt, on ne remarquait que les mots « pinter, pintocher, gobelotter », et les expressions comme : « se noircir la gueule, s’en mettre plein la lampe », etc., etc.

Gornedouin, le lieutenant, semblait le lien qui réunissait ce faisceau d’individus de races et de couleurs différentes. Il buvait avec l’équipage. Il buvait avec les habitants de l’arrière. C’était le truchement idéal pour interpréter les ordres du capitaine Heresa, peu communicatif.

Krühl arpentait le pont, s’intéressait à la marche du bâtiment et regardait les hommes de son équipage avec un sourire attendri. « Quels braves gens ! » disait-il au capitaine. Cet excellent homme était ainsi fait qu’il eût trouvé l’enfer peuplé d’estimables créatures et que la vision d’un diable harcelant un damné n’eût laissé dans son cerveau qu’une impression de cordialité, peut-être un peu brutale.

Il faisait maintenant très chaud et le bateau sentait la peinture chauffée par le soleil. Le voyage allait se terminer sans incidents, à la grande joie de Gornedouin et d’Éliasar, qui, l’un à tribord, l’autre à bâbord, se fatiguaient les yeux à guetter le sillage révélateur d’un sous-marin en chasse.

Heresa ne manquait jamais de plaisanter Éliasar sur sa peur des sous-marins. Il en résultait un échange de propos souvent dépourvus d’aménité.

Ceci n’empêchait pas Éliasar de fumer pendant de longues soirées dans la cabine du capitaine, en l’absence de Krühl, couché et dormant à poings fermés.

― Quand vous aurez trouvé l’île, disait Éliasar, vous m’avertirez, nous débarquerons et alors… Vous ne marchez toujours pas ?

― Naon ! jé vous préparerai tout lé travail, jé n’ai qu’uné parole !

Éliasar se mordait les lèvres et se promenait de long en large dans la cabine d’Heresa, impassible.

― Bon Dieu ! bon Dieu ! soupirait-il.

Le lendemain, dans la cabine de Joseph Krühl, occupé à se faire la barbe, le capitaine Heresa, plus soucieux que jamais, se plaignait avec amertume de la veulerie et du pessimisme d’Éliasar.

― Il est évident que le gars n’est pas très encourageant, opinait Krühl. J’aurais dû le laisser à terre avec une somme d’argent à valoir sur sa part. Cependant, vous savez, Heresa, il ne faut pas exagérer, c’est un bon petit gars dans le fond.

Heresa parti pour prendre son quart, Éliasar, la démarche nonchalante, pénétrait à son tour dans la cabine de Krühl.

― Heresa vient de sortir d’ici, geignait-il. Quelle barbe que ce bonhomme-là. Ah le cochon. Il m’a bourré le crâne toute la soirée d’hier avec ses bonnes fortunes, son élégance et les avantages physiques dont la nature l’a gratifié. Et notez que le bougre est vilain comme il n’est pas permis de l’être ; si j’avais hérité de la cinquième partie de ce qu’il nomme sa beauté, je vous assure, mon cher Krühl, que je passerais mon existence dans une cave à étudier les mœurs et les manies conjugales des champignons de couche.

Un soir que le capitaine Heresa était de quart avec les tribordais, Bébé-Salé, débarrassé de son coadjuteur Powler, frappa timidement à la porte de la cabine de Krühl. Éliasar justement se trouvait là, jouant une partie d’échecs avec le Hollandais.

― Entrez, cria Krühl.

Bébé-Salé, roulant timidement sa casquette de marine entre ses doigts crevassés, fit quelques pas dans la direction de M. Krühl, qui, le nez sur l’échiquier, prêt à pousser son fou, demanda :

― Qu’y a-t-il ?

Toute l’assurance de Bébé-Salé tomba devant cette simple question. Il ânonna.

― Allons, quoi, fit Krühl, qui, cette fois leva la tête.

― Il y a, monsieur Krühl, que M. le capitaine, M. le capitaine, le capitaine…

― Veux-tu un peigne ? ricana Éliasar.

― Je voulais dire que M. le capitaine Heresa boit avec les hommes de l’équipage, dame oui.

Krühl se leva d’un bond en bousculant les pièces sur l’échiquier.

― Quoi, quoi ? hurla-t-il, rouge de fureur, qu’est-ce que c’est encore que cette histoire-là, Bébé-Salé ? Veux-tu me foutre le camp tout de suite à la cambuse ! Bouh, bouh, peuh !

Bébé-Salé n’avait pas attendu la fin de la phrase pour regrimper résolument l’escalier. On entendit ses pieds nus heurter les marches. Il courait de toute la vitesse de ses vieilles jambes.

― Ah, par exemple ! bégaya encore Krühl, bien que le malheureux eût disparu.

― Il y a une bande de salauds dans votre équipage, déclara Éliasar, c’est une affaire certaine. Un de ces jours nous aurons des histoires avec ces gens-là.

― Bouh ! bouh ! peuh ! avec un verre de rhum on en fait ce que l’on veut.

― Alors, c’est à vous de jouer, répondit Éliasar.

Une nuit, Éliasar prit le quart avec le capitaine Heresa.

Les deux hommes, appuyés contre les porte-haubans, humaient avec délicatesse la brise de terre, si précieuse, si ténue.

― Nous serons demain à Caracas, dit Joaquin Heresa.

Éliasar, les mains dans la ceinture de son pantalon, fit jouer sa cigarette sur le bout de sa langue.

― Le grand biseness va commencer, dit-il. Nous descendrons dans la première île déserte que nous rencontrerons en laissant les Grandes Antilles à notre droite. C’est à vous de choisir notre point de débarquement. L’île, ne l’oubliez pas, doit ressembler un peu à celle que j’ai dessinée pour le fameux document. À propos, en avez-vous une épreuve sur vous ?

― Ouais, j’ai une épreuve. Jé la régarde tous les jours. Notez bien, mon cher ami, que toutes les îles sé ressemblent, quand on les regarde dé loin. Sentez-vous la terre ? Purisima !

Eliasar dilata ses narines.

― C’est le ciel de Caracas, là-bas, à l’horizon. Krühl va devenir fou. Il ira voir les belles filles, pendant ce temps-là je préparerai mon plan d’attaque.

― Vous savez qu’il doit achéter des perles fines à Caracas. Jé dois lé mettre en rélation avec un lapidaire hollandais qué jé connais dépuis très longtemps.

― Oui, je sais cela. Il possède, d’ailleurs, sur lui, des diamants taillés pour plusieurs centaines de mille francs, un véritable trésor.

― Le véritable trésor, répondit le capitaine en éclatant d’un rire sonore qui fit sursauter le timonier penché sur la roue du gouvernail.

Eliasar daigna sourire.

― Quand nous aurons débarqué à Caracas, je vous inviterai à dîner quelque part dans un bouge, un palace, où vous voudrez. La condition essentielle est de trouver un coin où nous puissions causer librement. Vous pensez que la pièce doit être montée et sue dans la perfection par tous les acteurs. Il ne faut pas de panne dans le détail. La descente à terre, dans l’île que nous aurons choisie, doit être réglée comme un ballet russe.

― Croyez-vous, suggéra le capitaine Heresa en regardant Eliasar droit dans les yeux, croyez-vous qu’un accident par exemple…

Eliasar, sans lever la tête, répondit : « Un accident… ma foi… on pourrait essayer, mais il ne faudrait pas que l’équipage se doutât de la moindre chose.

― L’équipage ? C’est tout lé gratin des meilleurs garçons du monde. On né peut pas trouver mieux qué l’équipage dé l’Ange-du-Nord. Et le lieutenant Gornedouin, n’est-il pas un homme vraiment gentil ?

― C’est une brute, répondit Eliasar. Puis il ajouta : Votre équipage boit de trop, mon vieux. Que nous, à l’arrière, passions nos nuits à vider des bouteilles de champagne en écoutant les divagations de « Bouh-Bouh-Peuh », notre gentilhomme de fortune à la noix, c’est en somme naturel et peu dangereux, pour la marche de nos affaires, mais que les Powler, Fernand, Manolo et autres Gornedouin de l’enfer ne dessoûlent pas du matin jusqu’au soir, grâce aux libéralités de cet idiot de Krühl qui trouve cela très couleur locale, me paraît plus dangereux pour nous que vous ne semblez le supposer. Tenez…

Des vociférations interrompirent Eliasar. Les cris partaient de l’avant. Une gamelle rebondit sur les marches, puis le panneau s’ouvrit, laissant passer la courte silhouette de Bébé-Salé qui se dirigeait péniblement vers la cambuse.

On entendait la voix du mulâtre : « Donne-moi le tako, Bébé-Salé. Allons, père Bébé-Salé, un petit coup de tako. »

La silhouette de Bébé-Salé boucha de nouveau le panneau qui se referma sur lui. Il y eut un silence. Puis le gémissement de l’accordéon de Bébé-Salé accompagna les voix étouffées des hommes qui chantaient la vieille chanson de la Côte :

Il ne garda que son couteau,
Son garde-pipe et son chapeau.
Il vente,
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

― Krühl a fait distribuer double ration de rhum, dit Eliasar.

― Ouais, c’est embêtant. Mais cet équipage n’est pas sans méfiance, répondit Heresa. Vous pensez bien qué ces hommes sont tous des chercheurs d’aventures. En les menant durement nous n’en ferons rien. J’aurais préféré qué Krühl né donnât pas cette habitude dé doubler à tout propos la ration réglementaire. Lé mal est fait dépuis la malencontreuse idée de hisser lé drapeau noir à la corne dé l’Ange-du-Nord. Heureusément qué j’ai Gornedouin et les hommes dans la main Car tous ils savent qué…

Il tira son pistolet automatique, le montra à Eliasar et le remit dans sa poche.

― J’ai connu des matélots, qui n’étaient pas raisonnables, alors, sur mer, c’est mon droit, jé n’ai pas hésité à leur ôter toute envie dé récommencer leurs sottises.

Des acclamations assourdies par le panneau refermé parvinrent aux oreilles d’Eliasar et du capitaine.

― Va-t-on les laisser gueuler ainsi ?

― J’aimé tout autant. Jé préfère né pas sévir en cé moment, plus tard (il baissa la voix), quand l’autré né séra plus là…

― Que ferez-vous ? Comment expliquerez-vous la disparition de…

― Croyez-vous donc, mon petit Samouel, qué nous reviendrons en France, pour danser la gavotte avec la belle Marie-Anne ?

― C’est-à-dire…

― Il faut être indulgent pour les hommes dé l’équipage. Sans être au courant dé notre affaire, ils ont l’habitude dé ces pétites expéditions. Jé suis certains dé leur discrétion car tous ces jeunes gens ont eu, par ci, par là, des démêlés avec la justice. Ce sont dé bons garçons, jé vous l’ai dit, mais on doit les prendre comme la nature les a créés… voilà tout.

― Est-ce que vous les laisserez débarquer à Caracas ?

― Virgen del Carmen ! Naturellement, par bordées ! Vous voulez donc qu’ils se révoltent et mettent le feu à ce bel Ange-du-Nord !

― Je vais me coucher, conclut Eliasar.

Il descendit dans sa cabine. Derrière la cloison, il entendit Krühl souffler. Ce bruit l’agaçait prodigieusement. Selon son habitude, quand il était préoccupé, il se rongeait les ongles au point d’amener le sang.

Sur sa couchette il ne put dormir. Il se releva, ouvrit son hublot, regarda la mer, le ciel, le disque précieux de la lune qu’aucune écharpe de nuages ne voilait.

Les ronflements sonores de Krühl l’exaspéraient. Il entendit le lieutenant Gornedouin appeler les bâbordais au quart. Il se recoucha.

Allongé sur les draps, la chemise ouverte sur sa poitrine, les bras écartés en croix, il veilla jusqu’à l’aube, les yeux fixés vers le plafond de sa cabine où sa lampe dessinait un rond lumineux serti d’ombre.