Le Chant de l’équipage/12

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Grès et Cie (p. 136-148).

XII

L’ÉQUIPAGE DE FORTUNE


Il n’est pas nécessaire de recopier en détail les observations consignées sur le livre de bord du capitaine Heresa. De Santander à Santa-Cruz, dans la grande Canarie, l’Ange-du-Nord, son équipage et ses passagers se comportèrent décemment, à la satisfaction de Krühl et du capitaine.

Le temps s’était lui-même transformé. Un soleil encourageant brillait dans un ciel sans nuage où sa lumière se fondait paisiblement.

Laissant Madère à sa droite, l’Ange-du-Nord, toutes voiles dehors, poursuivait sa route, dans un effort élégant et presque insensible.

M. Krühl, Samuel Eliasar, le capitaine Heresa et le second fumaient à l’arrière, se laissant aller au bien-être de cette belle journée caressante. C’était dimanche. Bébé-Salé avait amené son accordéon avec lui sur le pont. Assis sur une pile de cordages, appuyé contre le grand mât, il jouait des airs plaintifs de la Bretagne.

Il chantait de cette voix de tête inimitable et monotone en s’accompagnant. Powler, le mulâtre, les bras croisés sur sa poitrine, écoutait en marquant la mesure avec ses pieds nus ; Fernand, le nègre, sa casquette de cricket enfoncée sur les yeux, sifflait.

― Donne, fit-il, en tendant ses longues mains délicatement plissées dans la direction de l’instrument.

― Donne-lui donc, fit Krühl, il ne te l’abîmera pas.

Bébé-Salé tendit l’accordéon au nègre, qui tout d’abord essaya quelques accords pour juger de la valeur et de la souplesse de l’instrument… Puis il éclata de rire, et lança ses jambes dans une gigue compliquée, rythmée par l’accordéon poussif. Essoufflé, il dut s’appuyer contre Bébé-Salé.

― Donne, fit celui-ci qui ne pensait qu’à reprendre l’accordéon qu’il venait de prêter.

Fernand le lui rendit et Bébé-Salé, après l’avoir examiné soigneusement sur toutes les coutures, reprit son chant monotone dont la plainte se mêlait au vent.

Il vente
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

― Dites donc, Krühl, fit Eliasar, et la mère Plœdac ?

Krühl, les traits durcis, ne répondit pas. La musique agissait sur lui, comme un alcool puissant générateur d’images, d’énergie subite et aussi d’impitoyable amertume. L’accordéon de Bébé-Salé, en évoquant la Côte, le plongeait vivant, par association d’idées, dans un désordre de souvenirs bigarrés, où les châles somptueux de Manille permettaient d’entrevoir de belles épaules rondes, où les filles criaient pour le pur plaisir de crier, où les hommes perdaient leur sang dans un jet harmonieux et léger comme une trajectoire de fusée lumineuse, où personne ne retrouvait plus trace de ce qu’il avait pu connaître de bien et de bon dans son enfance.

― Une voile à bâbord, signala le lieutenant, dont l’unique main mettait au point des jumelles à prismes.

― C’est une barque dé pêche, dit le capitaine Heresa.

Krühl, un peu congestionné peut-être, mais le visage impassible, déclara : « On va rigoler ».

Il descendit dans sa cabine et remonta, tenant sous son bras un rouleau de papier gris.

― Viens, dit-il brusquement à un matelot.

L’homme s’approcha, c’était Peter Lâffe.

― Tiens, tu vas hisser immédiatement ce pavillon à la corne du grand mât, après avoir amené l’autre.

― Capitaine, ajouta-t-il en se tournant vers Heresa, avec votre permission, nous allons donner la chasse à ce bâtiment.

Le capitaine regarda Eliasar, qui haussa les épaules, en lui faisant signe d’accepter.

Un coup de sifflet, et tout l’équipage fut sur le pont.

― Mes amis, dit le capitaine Heresa, M. Krühl qué voici, vous démande dé lui jurer fidélité. Nous allons donner la chasse à cé pétit bâtiment dont l’aspect est malhonnête. Nous lui démandérons cé qu’il fait. Et si c’est un bâtiment maudit comme jé lé pense, et qué la Purisime mé protège, nous lé visiterons. S’il fait dé la fraude, nous saisirons sa marchandise, et l’on partagéra la prise selon lé grade dé chacun, et pour les hommes dé l’équipage sélon leurs années de navigation. Jé vous demande dé pousser un hourrah, pour M. Krühl, l’armateur de l’Ange-du-Nord.

Les hommes ne parurent pas surpris par cette proposition, ils poussèrent un hourrah puissant, en levant un bras en l’air.

― Monsieur Gornedouin, jé vous prie dé faire monter les mousquetons sur lé pont, trois chargeurs par arme. Lé canonnier à sa pièce, avec un homme pour l’aider. Faites exécuter.

M. Gornedouin s’inclina, les hommes se cramponnèrent aux manœuvres.

Pendant ce discours, M. Krühl avait développé son paquet. Il brandit triomphalement un pavillon de soie noire brodé d’une tête de mort en argent. Sous la tête de mort une autre broderie d’argent représentait deux tibias en croix de Saint-André.

― Hisse, dit-il au matelot.

L’homme ayant amené le pavillon tricolore, hissa l’emblème des gentilshommes de fortune à la corne de l’Ange-du-Nord.

Bébé-Salé, écarquillant ses yeux clairs, béait devant cette opération.

― Monsieur Krühl, gémit-il d’une voix inquiète.

― Quoi ? fit celui-ci. À ta pièce, mon vieux, à ta pièce.

Dannolt et Powler remontaient, portant chacun trois mousquetons et des boîtes de chargeurs qu’ils jetèrent sur le pont.

Bébé-Salé, immobile devant son canon, une petite pièce de 65 montée sur un affût à pivot, regardait le malheureux voilier dont il devait faire un but pour son adresse.

― Tu vas tirer un peu court, dit le capitaine Heresa, et puis tu resteras tranquille.

Bébé-Salé chargea sa pièce et sans attendre le commandement fit feu dans la direction de la barque de pêche.

Une gerbe blanche indiqua que le coup était, en effet, un peu court.

À bord du bâtiment, on pouvait voir les quatre hommes d’équipage s’agiter, faire des signes. Ils hissèrent enfin une manière de drapeau blanc.

À ce moment, l’Ange-du-Nord arrivait sur eux. D’un coup de barre donné à temps il élongea, en la frôlant presque, la barque de pêche.

Dans un éclair, Krühl put apercevoir des individus qui levaient les bras au ciel. Il entendit confusément un bourdonnement de voix rauques.

Un petit homme bedonnant, dont on ne voyait que les yeux blancs et la barbe noire, agitait un drapeau blanc.

― Laissez-les aller, s’écria Krühl, continuons notre route.

― Et l’équipage ? demanda Heresa.

― Quoi ? l’équipage.

― Ouais, pour la prise, cé qué vous avez promis ?

― Ah bon ! Dites que l’on distribuera une double ration de rhum ce soir.

― Mujer ! permettez-moi dé vous dire, monsieur, qué vous en avez dé bonnes. Tout d’abord, je vais faire amener cé pavillon d’enterrement.

Le capitaine Heresa prenant le quart de nuit avec les bâbordais, c’est-à-dire de minuit à quatre heures, se reposait dans sa cabine. M. Gornedouin arpentait le pont de long en large en donnant des conseils à Pablo qu’il avait l’intention de proposer à Joaquin Heresa en qualité de bossman.

On alluma les feux. Sous la lueur verte de tribord, le second paraissait livide.

À l’avant, les matelots honoraient par des chants appropriés la largesse de Krühl. Fernand distribuait les parts avec son boujaron.

Quand tout le monde fut servi, Fernand porta son gobelet à la hauteur de ses yeux et but à la santé des « frangins ».

On ne pouvait guère imaginer une physionomie plus franche que celle de ce nègre. Elle ne cachait pas la qualité de l’individu qui s’affirmait à première vue comme un scélérat de la plus basse espèce. Il avait vécu très longtemps à Paris. Ses nombreux avatars l’avaient même conduit sur le ring, en qualité de soigneur d’un boxeur de couleur qui connut en son temps quelque célébrité.

Fernand, de son long séjour dans la capitale où il avait vécu en ruffian, gardait un accent un peu grasseyant dont il était fier. Il connaissait également l’argot parisien dans ses formes les plus modernes et considérait cette connaissance comme l’expression la plus évidente de sa supériorité.

Il avait déjà su prendre de l’ascendant sur ses camarades qu’il dominait nettement par les seules ressources de son esprit éblouissant et de sa conversation imagée.

― Aux frangins ! dit-il en buvant son rhum.

Les Suédois que l’alcool enthousiasmait, attaquèrent une chanson qui paraissait une traduction intégrale du fameux : « Halte-là, les montagnards sont là ! »

― Hé la ferme, avec vos cantiques ! commanda Fernand.

Les Suédois se turent, sauf un qui, s’apercevant qu’il chantait timidement seul, abandonna la partie.

― Dites donc, les gars, fit Fernand, les mains passées dans sa ceinture. Qu’est-ce que vous dites de la prise ?

Les Espagnols ricanèrent.

― Mon avis, c’est que le mec me dégoûte, je parle du gros, de l’armateur à la manque. Ça n’a rien dans le ventre, ces grands types-là. J’en ai knockouté qui le doublaient. Moi je ne marche pas pour qu’on se paye ma pomme. Je suis franc et je veux qu’on « soye » franc. Si le gars veut jouer ce petit jeu-là, faudra qu’il casque. Vous avez vu ça, branle-bas de combat comme sur un croiseur de bataille. Et puis plus rien. Le mec a eu les foies, je vous le dis, et puis le capitaine aussi, sans compter le toubib à la manque. En voilà un à qui je conseille de ne pas l’ouvrir de trop quand je serai là.

― Ah quoi, quoi, interrompit Bébé-Salé, je connais M. Krühl. C’est un brave homme. S’il a fait attaquer cette barque, c’est que son cas n’était point clair, dame non. C’te barque-là, Fernand, ça d’vait servir à ravitailler les sous-marins. Vlà pourquoi que M. Krühl m’a donné l’ordre de tirer dessus.

― T’as pu de rhum à la cambuse ? demanda le nègre.

― Ah dame non. Je n’touche jamais que la provision pour la journée.

― Ah oui, tu m’as l’air encore d’être dessalé, toi, répondit Fernand en haussant les épaules dans un geste de commisération infinie.

― Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ? fit Bébé-Salé.

― Moi, continua le nègre sans s’occuper du vieux Breton. Moi, je vous dis que tous les gars de l’arrière ont les flubes. Je l’ai bien vu.

― Les tribordais au quart deboute, deboute, deboute !

La voix du lieutenant résonna en haut de l’échelle ; les hommes se précipitèrent sur leur ciré, car il brumait. On entendit les lourdes bottes racler contre les barreaux de fer et des pas pesants marteler le pont.

― Dis donc, Bébé-Salé, t’es pas exempt de quart, ma vieille, dit Fernand en attrapant l’échelle.

Le capitaine Heresa, enveloppé dans son caoutchouc doublé de flanelle rouge, sifflait en arpentant le pont.

La lune inondait la mer de clarté et ses reflets traçaient sur les flots un sillage lumineux dans la plus belle tradition des cartes postales représentant un effet de lune sur la mer. Les voiles de misaine se découpaient en ombres chinoises dans la nuit étincelante.

― Qui a donné l’ordre d’allumer les feux ? demanda le capitaine à Pablo.

― C’est le lieutenant.

― Vous allez m’éteindre ces feux tout dé suite, Virgen del Carmen ! tout dé suite. Allumer des feux, à l’époque où nous vivons, pourquoi pas sonner du cor de chasse pour avertir que nous sommes là.

Pablo éteignit les feux.

Le capitaine s’approcha du timonier, donna quelques ordres afin de rectifier la route.

― As-tu encore du rhum ? demanda-t-il à Bébé-Salé.

Et sur la réponse affirmative de ce dernier, il l’envoya remplir son gobelet.

L’homme à la barre chantait, et la lune glissait, elle aussi, « avec assoupissement et musique », semblant lutter de vitesse avec l’Ange-du-Nord.

Soudain, au milieu de cette félicité presque extatique, les voiles claquèrent subitement, le grand mât gémit, les amures de grand’voile cédèrent ; l’Ange-du-Nord, secoué d’un formidable frisson, stoppa.

Dans la cantine on entendit dégringoler une pile de casseroles, tandis que la voix de Bébé-Salé, jurait des : « Bon Dieu de vingt dieux ! »

― Mujer, hurla le capitaine. C’est dé ta faute, cochon ! Nous avons fait chapelle[1]. Il secouait l’homme à la barre.

― Tu es encore soûl, soûl comme un cochon. Tout le monde à la manœuvre.

Il siffla.

Les hommes, mal réveillés par la secousse et les idées un peu obscurcies par la double ration de rhum, arrivaient en se bousculant.

― Monsieur Gornedouin, c’est cé cochon, qui nous a fait faire chapelle.

Krühl, Éliasar arrivaient à leur tour.

― Qu’est-ce qu’il y a, fit ce dernier en écarquillant les yeux.

― Tout lé monde à la manœuvre, glapissait Heresa, ah le salaud !

Toutes les voiles étaient masquées. Krühl et Éliasar joignirent leurs efforts à ceux de l’équipage.

Ils passèrent le reste de la nuit à s’abîmer les mains contre les cordages.

Enfin, l’Ange-du-Nord reprit sa course. On en était quitte à bon compte.

Heresa descendit prendre son bol de café dans le salon. Il était furieux.

― C’est votre rhum, s’écria-t-il en apercevant Krühl, c’est votre rhum, qui nous vaut cette avanie. Mujer, jé né veux plus dé ces histoires-là à bord. J’ai la charge dé cé navire et j’entends lé commander commé jé veux.

― Mais, capitaine, dit Krühl.

― Ouais, jé né suis pas content. Il s’enferma dans sa cabine.

Krühl, déconfit, regardait Éliasar, qui ne put s’empêcher de rire devant la mine de son compagnon !

― Allons, mon vieux, ne pleurez pas. Le capitaine a raison. Votre histoire de pavillon noir était amusante au possible, mais n’oubliez pas que nous avons des projets sérieux à réaliser.

― C’est vrai, dit Krühl… Je vais aller faire des excuses au capitaine.

― Attendez, laissez-le cuver sa colère. Je le connais, dans dix minutes il n’y pensera plus.

En effet, au déjeuner, le capitaine Heresa fit son apparition avec un visage souriant et à peu près bien rasé. Il avait revêtu pour la circonstance une superbe chemise de soie bleue, achetée à Santander.

― Capitaine, dit Krühl loyalement, je vous prie de m’excuser pour l’histoire du pavillon noir.

― Ouais, ouais, sourit le capitaine. Plus dé peur qué dé mal. Jé suis content, car j’ai constaté qué mes hommes manœuvraient comme des amours.

― Les braves gens ! murmura Krühl.

Pour fêter la réconciliation, Bébé-Salé dut apporter le champagne. Une bouteille d’abord, puis deux, puis quatre. On entendit des bouchons sauter joyeusement et les exclamations de plus en plus enjouées des habitants de l’arrière.

Powler remonta avec une bouteille à moitié pleine qu’il dissimulait sous son maillot. Il appela Fernand.

Les deux hommes l’un après l’autre burent au goulot, à la régalade.

― Tu sais, toi, le vieux dab, faut la boucler, dit Fernand à Bébé-Salé qui traversait le pont avec la cafetière et les liqueurs.


  1. Un bâtiment fait chapelle lorsque les voiles, précédemment pleines, deviennent masquées sans qu’on le veuille.