Le Chant de l’équipage/15

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Grès et Cie (p. 178-196).

XV

CHITA


― Nous débarquerons dans l’île avant la fin de la sémaine, monsieur Krühl.

― Nous avons le beau temps pour nous, capitaine.

― Pas trop dé brise, les voiles né travaillent pas.

Sur le pont de l’Ange-du-Nord, Krühl et le capitaine Heresa regardaient une femme brune, à la taille souple, qui dans un joli geste de ses deux bras levés, accrochait des oripeaux de couleur entre les haubans du grand mât.

― Chita ! cria Krühl.

La femme se détourna, sa bouche un peu grande s’entr’ouvrit dans un sourire qui fit rayonner le pur éclat de ses dents petites et pointues.

― Quelle belle créature ! murmura Krühl. Le capitaine ne répondit pas.

Il avait fallu toute l’énergie et la violence de Krühl pour convaincre Heresa que la présence de Chita à bord de l’Ange-du-Nord n’apporterait aucun trouble dans la discipline.

Il avait presque acheté cette fille dans le bar de Pablo. La vieille senora, les mains jointes et la bouche mielleuse, l’avait convaincu de la réelle valeur de la danseuse cubaine, car Conchita était née dans l’île de Cuba. Krühl, que des réminiscences littéraires dangereuses hantaient cette nuit-là, résolut de s’attacher la belle esclave. Esclave étrangement muette et farouche, mais dont les beaux yeux exprimaient tout le charme voluptueux des nuits malsaines de l’Équateur.

― Vous n’allez pas emmener ça ? avait demandé Eliasar, en voyant Krühl embarquer avec la Cubaine, vêtue d’une mauvaise robe de soie noire tachée de graisse, les épaules recouvertes d’un châle de Manille d’une richesse aveuglante.

― Mais si, mon cher.

Le ton de la réponse indiquait à Samuel Eliasar que le moment n’était pas choisi pour insister.

Depuis le départ de Caracas, c’est-à-dire depuis trois jours et deux nuits, Chita régnait silencieusement sur l’Ange-du-Nord. Elle circulait comme une chatte adroite entre les cordages et ne prêtait aucune attention aux propos grossiers des matelots qui ne se gênaient pas avec elle, lorsque Krühl ne les regardait pas.

― Chita !

Powler interpellait la Cubaine. Il avançait ses lèvres molles, mimant un baiser.

La fille haussait les épaules. Ses yeux flambaient de colère.

Alors les matelots riaient en se tapant sur les cuisses.

La présence de cette étonnante créature, dont la voix rauque n’exprimait aucun son qui pût servir à préciser une idée, donnait un caractère étrange au brick-goélette.

Debout, à l’avant, la fine silhouette de Chita depuis ses mauvais petits souliers à hauts talons, ses bas blancs, son châle et la fleur rouge piquée dans sa lourde chevelure de jais, rehaussait d’une inquiétante pointe de perversité l’Ange-du-Nord, dont le nom semblait alors un blasphème énorme.

― Cette môme-là, dit le nègre, nous portera la poisse, vous verrez ce que je vous dis.

Le lendemain de l’arrivée de Chita à bord, Powler s’empara d’une mouette. Il porta le bel oiseau de porcelaine blanche à Joseph Krühl, qui l’offrit à sa Cubaine bien-aimée :

― Tiens, petite fille.

Chita prit l’oiseau, lui coupa les pattes avec des ciseaux et lui rendit la liberté. La mouette s’envola vers la terre.

Krühl, un peu gêné, regardait la fille, accroupie à ses pieds. Les ciseaux ensanglantés traînaient à côté d’elle sur le sol.

― Les gosses font la même chose chez nous, dit Bébé-Salé, quand ils prennent une mouette, dame oui.

Pourtant peu à peu l’équipage s’habitua à la présence de la jolie fille. Elle lavait son linge sur le pont, s’étirait au soleil, ou dormait assise sur ses talons, aux pieds du Hollandais.

― Chita ! À l’appel de son nom elle levait vers Krühl ses grands yeux caressants et soumis. Elle riait. Krühl la flattait en tapotant ses joues dorées du revers de sa main.

Parfois Heresa daignait adresser la parole à Chita en espagnol ! Krühl ne comprenait pas. Mais la fille comprenait. Elle regardait Heresa avec intelligence et ne répondait jamais.

― Quand nous débarrassera-t-il de cette pouffiasse ? grommelait Eliasar qui n’appréciait pas le charme sauvage de l’aventurière.

― Elle ne restera pas ici longtemps quand il né séra plus là, déclarait le capitaine.

Un soir que Krühl errait sur le pont avant d’aller se mettre au lit, comme il passait près du mât de misaine, une hachette tomba à ses pieds d’assez haut pour que le tranchant s’enfonçât profondément dans le plancher du pont de deux ou trois centimètres.

Krühl recula brusquement, il leva le nez en l’air, aperçut Eliasar à cheval sur une vergue.

― Que faites-vous donc là-haut ? Vous avez failli me tuer. Faites attention, nom de Dieu !

Eliasar se hâta de descendre et trouva d’assez piètres excuses pour expliquer sa présence dans la mâture. Heresa le plaisanta sur sa maladresse et lui donna ironiquement le conseil de s’occuper de ses médicaments.

― Il finirait par nous tuer tous, ajouta-t-il en riant.

Krühl sur le moment prêta peu d’attention à cet accident, mais il prit l’habitude prudente de lever la tête avant de s’engager sur le pont.

― Nous ne réussirons pas de cette façon, dit le capitaine à Samuel Eliasar quand ils furent seuls.

― Alors, découvrez l’île inconnue le plus vite possible. J’ai hâte d’en avoir terminé.

Depuis l’histoire de la hachette, Krühl se montrait nerveux et vaguement inquiet. Ce n’était pas de la méfiance, mais plutôt une sorte de malaise qu’il ne parvenait pas à définir lui-même. Il attribua tout d’abord cette inquiétude qui l’enveloppait avec insistance au mauvais fonctionnement de son estomac.

― Vous buvez trop, lui dit Samuel. Il faut adopter un régime : suppression du vin, de l’alcool sous toutes ses formes, suppression de la viande. Je vous permets un peu de pigeon bouilli avec une carotte dans une petite casserole.

Krühl suivit le régime pendant deux jours et n’eut pas le courage de résister à la tentation d’une bouteille de Bourgogne qu’il but avec Conchita.

La novia s’émancipait. Un soir, en pleine mer, elle dansa au son du fameux accordéon.

Les matelots, appuyés contre les bastingages, l’applaudirent et dès ce jour chacun d’eux fut aux petits soins pour elle.

― Quelle fille ! s’écriait Krühl avec admiration.

Eliasar intéressé applaudit lui aussi du bout des doigts et lorsque Chita tourbillonnante, lasse et la poitrine palpitante, vint s’abattre aux pieds de Krühl, il lui offrit gentiment une orange pressée dans un verre d’eau fraîche.

― Au lit ! commanda Krühl.

Chita se leva et sans tourner la tête descendit dans la cabine qu’elle partageait avec son maître.

― Hein ? c’est dressé ! fit le Hollandais en regardant ses compagnons.

― C’est ainsi qué l’on doit parler aux femmes, pour obténir la tranquillité, approuva le capitaine.

Gornedouin, admiratif, hochait la tête avec approbation.

La chaleur étouffante d’une nuit menaçante pesait sur l’Ange-du-Nord.

À l’inquiétude de Krühl se joignait cette fois celle du capitaine pour d’autres motifs.

― Nous allons prendre quelqué chose tout à l’heure, et cé né séra pas pour rire.

Les matelots, les poings aux hanches, examinaient le ciel et se communiquaient leurs impressions en termes brefs.

Bébé-Salé, ayant repris son accordéon, descendit dans la cambuse. On l’entendit amarrer ses casseroles et caler confortablement le tonneau de rhum.

― Ah, dit Gornedouin, avec l’Ange-du-Nord, je ne crains rien, car ce bâtiment tient la mer, comme peu de bâtiments le pourraient.

On ne sentait pas un souffle d’air et la mer sournoise clapotait autour du petit voilier.

Soudain une légère brise venue du sud-est fit claquer les voiles distendues.

Sur un ordre du capitaine, chacun fut à son poste dans les vergues et l’on s’apprêta à diminuer la voilure pour tenir tête à l’orage qui s’annonçait.

Un éclair illumina la nuit, subit comme l’éclatement d’une énorme cartouche de magnésium : la mer commença à moutonner et l’Ange-du-Nord dansa sur place.

Dans la cabine de Krühl on entendait hurler Chita que l’orage rendait malade de terreur.

― Fermez les écoutilles, hurla le capitaine, cé né pas lé moment d’entendre gueuler cette taupe-là !

Powler se précipita sur les écoutilles. Le vent qui soufflait de plus en plus fort et la violence du ressac venant battre les flancs de l’Ange-du-Nord couvrirent les gémissements de la fille que Krühl cherchait à apaiser.

L’Ange-du-Nord montait à l’assaut des vagues. Le vent soufflait, clouant les hommes contre les haubans.

Eliasar, la bouche décolorée, était descendu dans sa cabine. Un gros nuage gonflé ainsi qu’une outre creva sur le voilier et la grêle crépita sur le pont comme une fusillade.

À ce moment l’Ange-du-Nord, découragé, piqua du nez dans une grosse lame qui balaya le pont de l’avant à l’arrière.

M. Gornedouin pirouetta et roula dans la direction du rouf, comme un lapin boulé par un coup de fusil.

Fernand, les mains en sang, l’œil mauvais, se dérobait au travail.

― Tas de salauds ! grognait-il.

C’est alors que le grain passé, un soleil agonisant darda pendant une heure quelques rayons malsains sur la mer en furie, et tout d’un coup la nuit enveloppa d’une obscurité affreuse qui paraissait tangible l’Ange-du-Nord, secoué par tous les démons du mauvais sort.

Le capitaine Heresa resta sur le pont avec le premier quart, à côté de Manolo qui tenait les manettes de la roue du gouvernail. Quand les tribordais vinrent relever les bâbordais, ceux-ci ne quittèrent pas le pont, car la violence de la tempête et l’inconcevable sauvagerie du ciel et de l’eau qui s’acharnaient contre le bâtiment les remplissaient d’angoisse. Il ne pouvait être question de repos devant l’ampleur de la bataille que chacun allait livrer aux éléments.

M. Gornedouin, attaché au grand mât, répétait les commandements. Et le vent claquait dans les voiles, qui cédèrent. Les gabiers escaladèrent la mâture et l’on vit les trois Suédois cramponnés à la vergue pour atteindre le grand hunier.

C’est alors que le vent frappa plus furieusement l’Ange-du-Nord, étourdi sous les coups, comme un boxeur défaillant subit la force intelligente et précise de son adversaire. Des détonations formidables ébranlèrent la mâture.

Powler gémissant recommanda son âme à Dieu. Il larmoyait, se tordait les mains, se frappait la tête contre le plancher du pont. Les matelots écœurés le regardaient en haussant les épaules.

Le capitaine Heresa prit son pistolet et le braqua dans la direction du mulâtre. Ce geste fit l’effet d’un puissant cordial. Powler se releva et reprit son poste parmi les gabiers.

L’Ange-du-Nord ballotté dans les ténèbres escaladait des lames hautes comme des montagnes pour redescendre dans une chute vertigineuse, explorant les abîmes insondables que la mer entr’ouvrait sur sa route.

Krühl, remonté sur le pont avec Chita dont les dents grinçaient de terreur, regardait anxieusement le capitaine dont la figure tirée par la fatigue ne reflétait aucune émotion.

Il voulut appeler. Les hurlements de la tempête emportèrent le bruit de sa voix.

Personne ne parlait. La nuit se passa dans l’attente passive d’une mort choisie parmi les plus effroyables.

Une teinte livide annonça le jour. La mer semblait en ébullition et le vent s’acharna avec une violence nouvelle contre les mâts dégarnis de leurs voiles enfin carguées.

― Faut-il abattre les mâts ? hurla Gornedouin à l’oreille du capitaine.

Le capitaine Heresa eut une hésitation, mais il secoua la tête en signe de refus.

Eliasar écroulé à l’arrière, la tête appuyée entre ses mains crispées, regardait droit devant soi, avec des yeux durs et sans reflets. Accroché entre deux haubans, un jupon jaune de Chita claquait au vent comme le symbolique pavillon annonciateur des pestes rapides et des maladies inconnues qui tordent les membres, gonflent les ventres et mortifient les chairs.

La grande vergue de misaine fut emportée et l’Ange-du-Nord, qui donnait de la bande sur tribord, s’immobilisa au bord d’un gouffre noir, entonnoir gigantesque, dont les parois entraînées dans un mouvement giratoire vertigineux brillaient étrangement comme une cuvette d’acier raboté par un tour.

L’Ange-du-Nord hésita au bord de l’abîme, où il resta suspendu en équilibre pendant quelques secondes qui semblèrent s’éterniser. Puis il glissa, s’adapta aux parois de l’entonnoir et commença à tourner, d’abord doucement en suivant le bord de l’abîme. Sa vitesse s’accrut, comme en se rapprochant du fond, la circonférence de l’entonnoir d’acier se rétrécissait.

Eliasar, dans un rapide éblouissement, car le navire sombrait dans les élégantes spirales du vertige, revit sur l’écran de sa mémoire la silhouette rigide de Marie du Faouët. Aussitôt la peur infâme l’abandonna pour cette fois. Il se sentit mollir et se laissa emporter vers le terme inimaginable de la chute du navire.

Il entendit la vieille mendiante bourdonner à ses oreilles quelque chose comme : « Min-bon-mos-sieu-donnez-un-sou. »

Le soleil éclata telle une baie lumineuse trop mûre. Ses rayons jaillirent en flèches de métal incandescent. La mer uniformément bleue se chauffait paisiblement et l’Ange-du-Nord, sorti sain et sauf de la tempête, dérivait doucement au gré d’un courant mystérieux.

Le navire et son équipage se retrouvaient petit à petit. Les matelots hébétés se frottaient les yeux et traînaient leurs membres endoloris sur le pont. La réaction se produisait. Des plaisanteries furent échangées. « C’est pas encore cette fois qu’ils auront ma peau, dit Bébé-Salé, ah ! dame non. »

Chita riait au soleil et Krühl respirait à pleins poumons la légère brise qui gonflait les voiles que l’on commençait à hisser une à une.

Bientôt l’Ange-du-Nord sous sa parure blanche apparut comme un pommier en fleurs.

Eliasar, épuisé par la fatigue et la tension nerveuse, dormait, allongé sur le pont bouleversé par les lames.

Déjà Perez, Dannolt et Fernand, remplissant l’office de charpentier, procédaient aux réparations les plus urgentes. L’Ange-du-Nord avait souffert de la tempête, mais ses blessures n’étaient pas irréparables. Deux journées suffirent pour mettre de l’ordre dans la mâture éprouvée.

― Hé, mon vieux, dit Samuel Eliasar au capitaine Heresa, il serait peut-être temps de découvrir l’île et le trésor. Cette tempête ne m’a décidément pas donné le goût des aventures nautiques. Je ne peux nier que la représentation ne fût réussie à souhait. Maintenant je suis documenté sur la question et pour cette raison je n’éprouve nullement le besoin d’assister à quelque autre scène de ce genre. Ce petit grain, comme vous avez la modestie d’appeler cette abominable fureur de la nature, s’est présenté, à mon avis, tel un avertissement du ciel afin de nous inviter à clore cette affaire par les moyens les plus rapides. Vous pouvez dire ce qu’il vous plaira. J’ai acquis cette conviction à mes dépens et je la garde. Ma résolution est prise et je vous donne ma parole que nous ne tarderons pas à naviguer à notre compte.

― C’est qué nous nous sommes considérablement éloignés de la mer des Antilles. En cé moment nous dérivons dans une direction qui né mé paraît pas très fournie en îles désertes.

Une heure plus tard, Perez signala la terre à tribord. Heresa, Gornedouin, Eliasar et Krühl fouillèrent la direction indiquée avec leurs jumelles.

― C’est, en effet, la terre, dit Krühl.

Le capitaine Heresa sans mot dire fit son estime. Le résultat de son calcul fut qu’il se mordit la lèvre inférieure en se frottant les mains.

― Ne serait-ce pas l’île ? interrogea Eliasar, manifestant ainsi son intention formelle de donner une suite aux désirs qu’il venait d’exprimer.

― Jé né sais pas cé qué c’est, murmura Heresa contre son oreille.

― Serait-ce notre île ? demanda Krühl.

― J’en ai la conviction, fit Heresa, à tout hasard.

La brise, en effet, portait à terre et bientôt l’Ange-du-Nord fut assez près des côtes pour qu’on pût en distinguer le détail.

Une grande effervescence régnait à bord, Krühl, plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître, ne tenait pas en place. Chita, soumise, accroupie à ses côtés dans son attitude familière, se laissait flatter de la main.

― Mes vieux, mes vieux copains ! bégaya Krühl en regardant Eliasar et Joaquin Heresa.

Eliasar, les mains baissées devant ses yeux, scrutait la rive bordée de sable fin qui s’étalait comme un large croissant d’or.

― Ah, dit Krühl en embrassant Chita furieusement, c’est toi, belle gosse qui nous as porté bonheur. Tu auras des perles et des diamants, des diamants et des perles, entends-tu, ma fille ?

Chita leva vers le Hollandais ses beaux yeux et son front pur de bête ignorante. Elle rit, découvrant largement ses gencives roses et ses dents merveilleuses.

L’Ange-du-Nord dérivait toujours en suivant le courant qui semblait enfermer l’île dans une boucle.

Le ciel s’assombrissait de nouveau. De gros nuages noirs se poursuivaient, s’atteignaient pour se souder les uns aux autres. L’atmosphère donnait à l’île, en simplifiant les plans, l’aspect d’une image luxueusement enluminée.

C’était d’abord la grève dorée, puis une jolie prairie d’un vert délicat et remontant vers la frise violette et bleue des petites collines, des bandes de terre rouge, posées çà et là, comme des pièces dans le vert éclatant des prairies. Sur le fond rouge des terres, des arbres se découpaient précieusement ; des arbres aux troncs puissants qui dressaient leur feuillage en bouquets, tels d’énormes salades, le déployant en ombelles légères, ou le laissant pleuvoir avec la grâce ancienne des palmes romantiques.

Cependant cette richesse de coloration ne parvenait pas à diminuer l’aspect sauvage de cette terre dont les arbres trop beaux ne devaient nourrir que des fruits vénéneux. Là croissaient le mancenillier dont l’ombre, dit-on, est mortelle, des belladones géantes et des euphorbes élégantes dont le suc renferme les secrets de la folie. Aucune vie humaine ou animale ne se révélait. Cette île sans oiseaux, peinte par un peintre habile, influencé par de dangereuses influences, se dressait au milieu du monde réel, comme une fantaisie stérile, conçue et mise au point par un dieu distingué et misanthrope.

L’équipage et l’état-major du brick-goélette regardaient intensivement cette curieuse terre de luxe dont les havres paraissaient des pièges.

Krühl leva les bras vers le ciel et déclama solennellement, d’une voix monotone et puissante :

Mais voilà qu’en rasant la côte d’assez près
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,
Nous vîmes que c’était un gibet à trois branches
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.

Personne ne répondit. Eliasar lui-même ne trouva pas l’occasion de plaisanter Krühl.

― C’est tout de même un drôle de patelin, dit enfin Fernand.

Les paroles du noir firent l’effet d’un coup de pistolet dans une église. Chacun se ressaisit, Heresa le premier. S’apercevant que le bateau qui déjà avait contourné l’île, en vérité plutôt petite, suivait le courant en s’éloignant de terre, il donna l’ordre au timonier de serrer la terre au plus près.

La manœuvre exécutée, on pénétra dans une crique bordée de sable fin et l’Ange-du-Nord ayant jeté ses ancres, M. Gornedouin monta dans une chaloupe pour aller relever les fonds.

― Monsieur Krühl, dit le capitaine Heresa avec emphase, jé vous avais promis dé vous conduire à l’île inconnue. La première partie de ma mission est terminée. Quant à la séconde, qui est dé vous ramener sain et sauf dans un port dé l’Amérique du Sud, j’espère la remplir avec la même bonne fortune.

Krühl, le visage empourpré, regardait l’île.

― Je ne sais à quoi attribuer, dit-il, l’impression étrange produite par cette terre que probablement les compagnons d’Edward Low furent les seuls à fouler avant nous. On ne peut rien rêver de plus louche et de moins honnête que ce paysage. Vos hommes et même cette sombre brute de Gornedouin ont senti confusément passer le souffle du mystère sur cette île où toutes les richesses semblent mal acquises et maudites. Il est curieux que la destinée ait voulu donner un tel cadre aux scènes inimaginables qui suivirent les derniers travaux d’ensevelissement du trésor de Low, le plus damné, à l’heure actuelle, de tous les gentilshommes de fortune, si Dieu existe.

― On ne peut, en effet, déclara Eliasar, imaginer un cadre plus approprié aux goûts du personnage dont nous recherchons les économies.

― N’est-ce pas ? continua Krühl. Cette île symbolise l’or, les vins rares, les liqueurs chatoyantes, les tabacs parfumés et les femmes qui à cette époque ne furent pas plus belles et plus sauvages que cette étonnante Chita, dont je veux faire la reine, pendant quelques jours, de cette Cythère évoquée par ma mémoire il y a quelques instants.

― Nous donnerons lé nom dé Chita à cette île, s’écria le capitaine.

― Oui, répondit Krühl, faites-lui comprendre ce que vous venez de dire.

Le capitaine s’adressa en espagnol à Chita qui ne sourcilla pas.

― Il faut avouer, fit Eliasar, que si cette fille est une merveille de grâce et de beauté, elle n’en possède pas moins une couche qui la protège contre toutes les surprises d’une maladie cérébrale.

Krühl ne répondit pas.

Bébé-Salé et Powler se distinguèrent à leurs fourneaux. À l’arrière on fêta la découverte de l’île, selon la formule du Hollandais qui recherchait les occasions de se réjouir devant une table pleine de séduction.

L’heure étant trop avancée pour débarquer, M. Krühl et ses deux acolytes sablèrent le champagne et burent de grands verres de chartreuse que Krühl ne manquait jamais de mirer avec une satisfaction gourmande devant la lumière de la lampe.

Naturellement le gaillard d’avant participait aux réjouissances ; le rhum coulait abondamment dans le boujaron de Bébé-Salé.

― Alors on stoppe, déclara le nègre, en faisant claquer sa langue.

― Paraît que l’île appartient à M. Krühl, déclara Bébé-Salé.

― Oui, dit Fernand, j’ai des tuyaux. L’île appartient à « mossieur Krühl », comme tu le dis, vieille noix. Il possède des mines à exploiter, des mines d’argent et il est venu gaffer si les travaux avancent. Mais ce qui m’épate, c’est de ne voir personne dans le patelin. Un gars comme mossieu Krühl, ça mérite la peine qu’on dérange les pompiers. Hein ?

― Dame oui, fit Bébé-Salé

― Ah toi, père Bébé-Salé, t’es toujours de l’avis du dernier qui a jacté. Passe-moi le boujaron, je vais servir.

Très tard dans la nuit les matelots burent, chantèrent, se querellèrent et établirent les hypothèses les plus ingénieuses tendant à rechercher le véritable but du voyage et la clef de tous les mystères que leur imagination créait et que l’abondance des libations grossissait progressivement.

C’est ainsi que l’identité de Krühl fut mise au point. Les circonstances s’y prêtant, il fut admis qu’on se trouvait en présence d’un prince du sang allemand, voyageant avec prudence pour chercher des bases de ravitaillement et des points stratégiques en vue d’une tentative de débarquement au Mexique, contre les États-Unis d’Amérique. Cette idée recueillit tous les suffrages, chacun se réservant de modifier pour sa convenance personnelle des détails qui n’altéraient d’ailleurs en rien les traits essentiels de ce personnage fabuleux.

Fernand se coucha le dernier, la figure hideusement maltraitée par l’alcool, livide et rosé dans l’aube qui ne l’embellissait point.