Le Chant de l’équipage/16

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Grès et Cie (p. 197-209).

XVI

LA CAVERNE DES BOÎTES À SARDINES


Ceux qui descendirent à terre dans la chaloupe de l’Ange-du-Nord furent Krühl, Eliasar, le capitaine Heresa, Peter Lâffe. Conrad et Rafaelito. Tout le monde était armé de carabines à répétition de fabrication américaine. M. Krühl, Eliasar et le capitaine tenaient à la main une épreuve photographique de la carte de l’île dont la terre complice recélait les millions convoités.

Le débarquement s’opéra sans soulever de protestation dans la nature environnante. La petite troupe, après s’être orientée, se dirigea prudemment vers l’intérieur des terres.

Tout d’abord on foula le sable chaud où les pieds enfonçaient mollement, puis les larges bandes de terre rouge et rocailleuse. Vues de près, les opulentes prairies se révélèrent d’une pauvreté attristante : l’herbe verte, clairsemée, paraissait impropre à la nourriture des ruminants les moins gourmets ; les arbres abondamment touffus étalaient des feuilles dont la chlorophylle paraissait en caoutchouc verni.

― Nous allons peut-être trouver des fleurs en papier, dit Eliasar et par le temps qui court, il faudra nous féliciter de notre trouvaille. Nous aurons toujours mis la main sur un trésor quelconque.

― Voyons, fit Krühl, qui tout en marchant, scrutait attentivement les détails de sa carte. Voyons, l’anse où nous venons de débarquer me paraît être celle-ci.

Il indiqua un point sur la carte.

― Ça ne fait pas doute, répondirent Eliasar et le capitaine avec le plus grand sérieux.

― Bon, bon, asseyons-nous un peu sur ces rochers et étudions le terrain si vous le voulez bien.

Les trois hommes s’assirent. À côté d’eux, à une trentaine de mètres, les trois matelots s’allongèrent sur l’herbe. Le soleil chauffait comme une vraie brute et le silence le plus solennel enveloppait tout le paysage.

― Nous y sommes bien ? interrogea Krühl. Vous êtes sûr de vous, monsieur Heresa ?

― Jé né peux pas mé tromper !

Il indiqua un vague promontoire : « Voici le nord de l’île, c’est la tête dé la tortue. La végétation mé paraît plus abondante, mais il faut tenir compte qué la carte qué nous avons dans les mains né daté pas d’hier. Nous éprouvérons quelqués surprises inévitables en explorant lé terrain d’après le croquis topographique dé cé M. Low.

― C’est évident, répondit Krühl. Le temps n’a pas manqué d’apporter quelques modifications à la nature du terrain. Le plus important pour nous est de découvrir le Champignon. C’est très embêtant, la carte ne porte pas d’échelle.

― D’après cé qué jé constate, dit le capitaine, l’île dé Chita, puisqué c’est son nom, peut avoir une quarantaine de milles dé tour. Lé Champignon doit se trouver à dix kilomètres, sur notre droite dans cette direction.

― Alors en route, fit Krühl, en remontant la bretelle de sa carabine d’un coup d’épaule décidé.

Krühl marchait le premier, derrière lui suivaient le capitaine Heresa et Eliasar qui tâchait de dissimuler ses préoccupations ; les trois matelots fermaient la marche.

Il s’agissait d’atteindre la corne d’un boqueteau qui couronnait une petite colline d’où, Krühl l’espérait, on pourrait prendre vue sur une bonne partie de l’île.

La chaleur suffocante ralentissait la marche de la petite troupe. Les hautes ombellifères dissimulaient l’horizon et de temps à autre Eliasar était obligé de se hisser sur les épaules de Conrad pour essayer d’apercevoir un détail quelconque qui servît à le mettre sur la trace du fameux Champignon.

― Je ne vois rien, si ce n’est des herbes et des herbes. Nous paraissons en ce moment contourner la colline. Cette colline, je la connais d’ailleurs ; elle fait partie de cette petite chaîne de montagnes que le forban a indiquée sur son topo.

Krühl changea de direction et coupa droit dans les herbes à sa gauche. Tout le monde le suivit.

Eliasar jurait en se tordant les pieds dans les fondrières. Heresa, les lèvres serrées, suivait Krühl comme un basset dans les jambes de son maître.

― Demain, nous descendrons avec les cochons, cria Krühl en s’épongeant le front.

On sortit enfin des hautes herbes et l’on s’engagea dans un raidillon tapissé de pierres croulantes qui bordaient une série compliquée de fondrières habilement dissimulées sous des lianes traîtresses et peu solides.

― Bon Dieu ! hurla Krühl à moitié enfoui dans un de ces trous.

― Quelle vie ! gémit Eliasar, puis il ajouta avec un soupçon d’amertume dans la voix : Dites donc, mon cher, savez-vous que les cailloux me paraissent constituer la principale richesse de ce pays ?

On atteignit, en s’aidant des mains et des genoux, le sommet de la colline.

Heresa jeta sur Eliasar un regard sans cordialité. Krühl infatigable courut sur la crête. Sa grande silhouette se découpait en noir dans la lumière aveuglante du soleil.

― Bon sang de bon sang, cria-t-il, on ne voit rien. Nous sommes à la lisière d’un bois. Il faut le traverser.

Eliasar et Joaquin Heresa étaient sur ses talons.

― Bien entendu, fit le capitaine, c’est cé maudit bois qui a gagné du terrain vers l’ouest. » Il regarda sa carte, frappa dessus avec sa main : « Naturellement ! Le Champignon sé trouve maintenant sous bois, nous lé découvrirons en nous frayant un passage vers l’ouest.

― Alors on explore le bois tout de suite ? interrogea Eliasar dont la poitrine palpitait comme les flancs d’une bête traquée.

― Oui, oui, insista Krühl. Cherchons le Champignon, il faut trouver le Champignon avant de rentrer à bord. Demain en partant de ce point nous poursuivrons nos recherches, avec un peu plus de chances de notre côté. Trouvons le Champignon et je me charge de tout.

On s’enfonça sous bois et la nature put donner libre cours à la gaîté mystificatrice de sa fantaisie.

Krühl jurait à chaque branche qui le giflait en pleine face. Heresa, furieux de la tournure que prenait la promenade, serrait les lèvres pour ne pas adresser à Eliasar, sur un ton qu’il pressentait peu décent, les félicitations dont il se reconnaissait le droit d’user.

Au bout d’une heure de marche, extrêmement pénible, les six hommes s’arrêtèrent sous une imitation de baobab afin de souffler un peu et d’absorber un repas froid dont ils avaient pris soin de garnir leurs musettes.

― Ah bien ! fit Eliasar la bouche pleine, le respectable forban a su choisir sa cachette. Je ne connais rien de plus répugnant que cet Eldorado pour poète de bas étage.

― Avez-vous remarqué, déclara le capitaine, qué nous n’avons pas rencontré un seul oiseau, pas une seule bête, pas un petit serpent, pas même un petit moustique. Jé n’aime pas les îles si désertes. Quand nous aurons découvert le trésor (il baissa la voix pour ne pas être entendu des matelots), nous hisserons toute la toile qué l’Ange-du-Nord peut porter et nous irons chercher une hospitalité sur une terre comme toutés les terres, avec des oiseaux, des lapins, des mouches et des moustiques.

― C’est pourtant vrai, fit Krühl, nous n’avons pas rencontré une seule bête sur notre route. Et pas un oiseau dans le ciel. Cette île est véritablement déserte. Sa végétation trompeuse cache la désolation la plus absolue. Avant de partir je ferai hisser sur une cime le pavillon noir des gentilshommes de fortune, et ceux qui nous suivront sur cette terre inhospitalière auront le loisir de rêver à des sujets d’une troublante perversité.

Eliasar s’étrangla avec une bouchée de biscuit. Il devint violet et ses yeux parurent résister mal à la tentation de jaillir sur le sol, comme deux billes d’agate.

Krühl lui tapa dans le dos avec cordialité. On déboucha une bouteille de champagne dont le bouchon sauta en claquant comme un coup de feu.

Le couvert resta muet.

― J’ai entendu remuer quelque chose, s’écria Krühl.

― Non c’est moi, avec mon couteau, répondit Joaquin Heresa.

Krühl, désappointé, tendit encore l’oreille dans toutes les directions.

― Je n’entends rien, soupira-t-il, rien, rien. C’est le silence, le plus mortel de tous les silences.

― Ce qui m’épate, déclara Eliasar à son tour, c’est en effet de ne pas avoir aperçu un oiseau sur cette île. Je l’avais remarqué déjà, hier avant de débarquer.

Les matelots s’étaient rapprochés du groupe formé par Krühl et ses deux camarades. Ils écoutaient et leur visage exprimait une crainte enfantine, avec comme un désir éperdu d’entendre raconter des histoires, et, naturellement, des histoires peu rassurantes.

Krühl se leva le premier, secoua ses épaules et passa sa carabine en sautoir. « Allons, encore un peu de courage. »

On reprit la marche sous bois. Les six hommes foulaient la terre rouge où des racines gigantesques se tordaient de même que d’énormes serpents à la peau crevassée. Les trois matelots, peu habitués à la marche, sentaient la fatigue raidir les muscles de leurs cuisses et de leurs mollets.

― Hé, monsieur Krühl ! cria le capitaine Heresa.

Krühl se retourna brusquement :

― Quoi ! quoi ! Qu’est-ce qu’il y a ?

― Il serait peut-être plus prudent de rentrer. La nuit va nous prendre ici dans cette sale forêt.

― Ah oui, oui.

― Oui, rentrons, approuva Eliasar.

On fit demi-tour. Heresa marchait à côté de Krühl. Petit à petit il le laissa prendre un peu d’avance et s’approcha d’Eliasar qui suivait à quelques mètres en avant du groupe des matelots.

― Faut-il vous lâcher ? Êtes-vous prêt ?

― Attendez à demain.

― Soit.

Heresa et Samuel Eliasar rejoignirent Krühl. Le capitaine prit sa boussole. Il indiqua du doigt une direction à suivre.

― Voilà la région des hautes herbes, annonça-t-il presque joyeusement.

La nuit commençait à tomber quand on rejoignit le canot où Rafaelito sommeillait béatement.

Krühl ne put réprimer un rapide frisson d’allégresse et de bien-être en embarquant dans le youyou.

Le lendemain Krühl redescendit dans l’île, confiant Chita à la garde de M. Gornedouin et le prévenant en même temps qu’il resterait peut-être à terre pendant deux ou trois jours. La même équipe de matelots l’accompagnait.

Les recherches furent peu fructueuses, bien qu’Eliasar affirmât reconnaître à merveille les indications consignées sur la carte de l’astucieux Edward Low.

― Bouh, bouh, peuh, vous reconnaissez quoi, quoi, grognait Joseph Krühl.

On prenait le capitaine à témoin. Ce dernier garantissait l’authenticité de l’île. C’était bien l’île décrite par Edward Low. Affirmer le contraire mettait en jeu son honneur et sa compétence de marin. Il se cabrait devant cette hypothèse et son accent y gagnait un goût de terroir plus prononcé. Krühl ne comprenait qu’un tiers, à peu près, des explications qu’il fournissait avec volubilité.

― Enfin, bon Dieu, de bon Dieu de bois ! hurlait Krühl que le calme d’Eliasar impatientait, où voyez-vous la crête marquée sur la carte ? Le Champignon devrait être ici, ici, où nous sommes, ou alors cette carte… cette carte est…

Il n’acheva pas. Eliasar le regardait avec des yeux candides.

― Bouh, bouh, peu, souffla le Hollandais… Cherchons, cherchons, méthodiquement. L’île est grande comme un mouchoir de poche. Il nous faut une quinzaine de jours pour la fouiller dans ses moindres recoins.

― Nous pourrions toujours emmener les cochons avec nous… insinua Eliasar.

Un peu à l’écart, le capitaine Heresa regardait au loin l’Ange-du-Nord qu’une légère brise balançait sur ses ancres.

Soudain, Conrad fit sauter du bout de sa canne ferrée un objet qu’il ramassa et regarda avec une stupéfaction sincère.

― Une boîte à sardines ! s’exclama Krühl. Chacun se rapprocha pour mieux considérer l’objet dont la présence sur ce sol leur paraissait aussi merveilleuse que celle d’un ange translucide, couronné de papier doré, escorté par des étoiles tourbillonnant autour de sa tête divine, comme un cortège de mouches familières.

― Une boîte à sardines !

Tout d’abord chacun se raccrocha à l’espoir que cette boîte appartenait à la soute aux provisions de l’Ange-du-Nord. Mais la vétusté de l’objet les obligea à repousser cette supposition consolatrice. En outre, la marque de fabrique indiquait certainement que ce vestige d’un passage d’hommes sur l’île appartenait à des individus n’ayant aucun lien de camaraderie avec les membres de l’expédition Joseph Krühl.

Le Hollandais, abasourdi par cette découverte, s’était écroulé sur une roche en tenant la boîte dans sa main. Il tremblait d’émotion.

Eliasar et Heresa écarquillaient les yeux et se regardaient sans plus s’occuper de leurs compagnons.

Alors Krühl se leva et se mit à battre les cactus avec sa canne, courant de droite à gauche, la figure baissée vers le sol, allant et venant ainsi qu’un chien de chasse qui met le nez sur une piste et s’apprête à donner de la voix.

― En voici encore une ! hurla-t-il en brandissant une deuxième boîte à sardines au bout de sa canne.

Eliasar et le capitaine s’élancèrent à sa suite. Peter Lâffe et Conrad suivirent le mouvement sans trop comprendre en quoi la découverte de ces récipients pouvait influencer l’état moral de l’état-major du brick-goélette.

Derrière une touffe d’agaves qui dressait vers le ciel leurs feuilles en lames de sabre, Eliasar mit le pied sur une demi-douzaine de boîtes qui portaient la même estampille commerciale, à moitié enfouies dans la terre molle. Celles-ci paraissaient avoir été ouvertes plus récemment, car le papier enluminé qui les recouvrait adhérait encore au fer blanc.

― C’est tout un bataillon qui a campé ici, dit Samuel Eliasar, tenez, tenez, Krühl, à votre droite, en voici encore une bonne douzaine. Nous avons mis le pied sur une île déserte pour repas de noces de cinq cents couverts.

― Bouh ! Bouh ! peuh ! grognait Krühl.

En avançant, les cinq explorateurs découvrirent des boîtes et encore des boîtes. Un énigmatique personnage semblait avoir pris à tâche de semer ces boîtes derrière lui, tel le Petit Poucet semant les cailloux blancs dans la forêt tragique, afin de retrouver sa route.

― Suivons le chemin que nous tracent ces boîtes, opina Krühl, nous découvrirons toujours quelque chose qui nous expliquera la présence du propriétaire de ces richesses comestibles. Je n’ai qu’une peur, mes pauvres gars, c’est que nous nous trouvions en présence de la cage vide du bel oiseau qui l’habitait.

― Hypothèse écœurante, répondit Eliasar.

Les cinq hommes déployés en éventail s’avançaient les yeux baissés, cherchant les jalons imprévus qui devaient les conduire vers une solution que leur imagination redoutait.

Ils escaladèrent ainsi une petite colline aride d’où l’on dominait la grève qui ourlait d’une bande d’or la côte ouest de l’île, c’est-à-dire la côte opposée à celle où se trouvait la crique servant de havre au petit navire.

Au sommet de cette colline, des blocs de rochers entassés les uns sur les autres par suite d’un tremblement de terre formaient une manière de monument qui tenait à la fois du fortin, des Pyramides d’Égypte et de la sauvagerie solennelle d’un temple bâti par des nègres anthropophages, dans une crise de sentimentalité.

Sur une large pierre plate exposée au soleil, telle une table de sacrifices, une forme noire indéfinissable et d’apparence grotesque se traînait, un peu à la manière des phoques. Autour de cette créature rampante, les rayons du soleil flamboyaient dans un tas de boîtes, de boîtes de conserves, dont le métal surchauffé étincelait ainsi que du vif-argent.