Le Chant de l’équipage/2

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Grès et Cie (p. 12-23).
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II

LE HOLLANDAIS


M. Joseph Krühl avait dépassé la cinquantaine et, comme nous l’avons dit, c’était un homme d’une force rare. Né à Sluis, petite ville de Hollande, il vivait en France depuis l’âge de dix ans et la déclaration de guerre de l’Allemagne l’avait laissé indécis et désolé dans le petit port breton où il habitait, depuis plusieurs années, l’hôtel de Mme Plœdac.

Il était venu par hasard dans ce coin perdu de la Bretagne pour passer un mois au bord de la mer. Il n’était jamais reparti, se complaisant au milieu de cette nature qui flattait sa misanthropie.

Très riche, Joseph Krühl ne vivait que des minutes imaginaires et plus spécialement le passé. Il semblait ignorer le temps présent et s’intéressait peu à l’avenir.

Pour tous ceux qui l’approchaient, il apparaissait comme un homme d’exception, une sorte de misanthrope bienveillant, d’une érudition curieuse et d’une sensibilité souvent maladive.

Sa fortune lui aurait permis largement de s’installer dans une fastueuse villa du Pouldu, de Pont-Aven ou de Concarneau. Il préférait la médiocrité colorée des auberges à matelots, la mélancolie des promenades sur la lande, la joie sensuelle des pardons, les orgies de cidre doux, au retour des bonnes journées de pêche. Krühl lisait beaucoup. Dans sa petite chambre qui donnait sur la jetée, il avait réuni quelques volumes qui relataient les hauts faits des pirates, de ces gentilshommes de fortune dont le pavillon noir symbolique hantait ses insomnies.

Les mémoires d’Œxmelin ne gardaient plus de secrets pour lui. Son imagination facile lui permettait d’évoquer, avec une précision absolue, les soirs de bataille au large de la Vera-Cruz ; les pendaisons décoratives ; la vie tumultueuse des bouges exotiques ; les nuits ardentes des tropiques que des éclairs de chaleur traversaient comme de rapides coups de couteau un soir de risques.

Il recherchait les traces d’un passé si rare sur les figures hâlées des matelots thoniers venus de Groix ou de Concarneau.

Un élégant dundee tendant ses deux lignes comme des bras ouverts le plongeait dans le désordre pittoresque de ses réminiscences les plus inattendues.

Cet homme d’une honnêteté scrupuleuse n’était honnête que dans ses rapports avec la vie moderne et son entourage ; en réalité, il se plaisait à revivre les temps anciens avec une âme de parfait bandit, dans un abandon ingénu de sa personnalité réelle.

En pratique, Joseph Krühl était le plus brave homme de la terre, en imagination, il aspirait à égaler les exploits d’un Rackam ou d’un Morgan.

Les distractions que la Côte pouvait lui offrir se montraient suffisantes dans ces conditions.

Grand buveur, il tenait tête aux Bretons les mieux réputés et sa plus grande joie était de passer pour un être énigmatique aux yeux des étrangers qui venaient chercher chaque année les plaisirs congrus qu’il est normal de demander à une petite plage sans prétention.

Durant les mois de belle saison, l’hôtel Plœdac recevait une dizaine de clients, pour la plupart des artistes peintres, leurs amies et leurs modèles.

Krühl vivait à l’aise au milieu de cette colonie. Les jeunes femmes en jupes blanches et en chandail aux couleurs éclatantes l’appelaient : « mon oncle ».

L’argent dont il n’était point avare l’aidait à cueillir des roses, parfois les plus délicates, dont les épines ne se montraient pas cruelles.

Quand l’hiver venait draper ses ciels de désolation sur le paysage familier, Joseph Krühl n’abandonnait pas l’hôtel Plœdac. Il vivait devant la grande cheminée avec ses livres, son chat Rackam, Mme Plœdac et la jeune servante Adrienne.

Les ouvrages d’Œxmelin, du capitaine Johnson, de Whitehead et de quelques autres auteurs opéraient alors en toute sécurité dans le cerveau de Joseph Krühl, comme les romans de chevalerie avaient opéré sur l’ingénieux gentilhomme de la Manche.

Le vieux peintre Désiré Pointe, confident de ses divagations, l’aidait à cultiver ses extravagances.

Pour Krühl il rééditait la silhouette si souvent méditée d’un gentilhomme de fortune selon les plus pures traditions de l’espèce.

Désiré Pointe était grand, mince, d’œil vif et de teint coloré. Vêtu d’un complet de chasse en toile goudronnée, guêtré comme un peintre de la génération de Barbizon, à soixante-dix ans il arpentait la Côte, la pipe à la bouche et le pen-bas à la main.

― Tu es épatant, mon cher Pointe, disait Krühl. Sais-tu que tu serais tout à fait remarquable, pendu à la grande vergue d’une goélette, baigné dans la lumière aveuglante d’une belle matinée tropicale.

― Tu as des idées remarquablement idiotes, répondait Pointe que cette supposition vexait.

Pointe cependant recherchait le commerce de Joseph Krühl, tout simplement parce que le Hollandais était riche et que la pauvreté du vieux peintre, s’accommodait on ne peut mieux de cette différence de situation.

Désiré se vengeait d’ailleurs des écarts d’imagination de Krühl en le débinant adroitement chez la petite Marie-Anne, qui tenait un cabaret sur la route de Moëlan.

― Il est complètement piqué, confiait-il à Bébé-Salé, son compagnon de bouteille. Ses bouquins le rendent complètement marteau. Hier encore il bourrait le crâne à la bonne de la mère Plœdac, la petite Adrienne, avec des histoires d’équipage révolté. La mère Plœdac en avait la tête retournée. Il est fatigant. Pendant l’été, ça va encore, je le repasse aux Parisiens et à leurs petites amies. Il arbore le grand pavois. Mais l’hiver, c’est moi qui le prends pour toute la journée et une partie de la nuit. Quand il ne me voit pas il ne sait quoi f… Hier encore il m’a poursuivi jusqu’à Belon. C’est Boutron qui me l’a dit. Tiens, le voilà.

Au tournant du raidillon qui accédait au cabaret de la petite Marie-Anne, la belle Bretonne, Joseph Krühl, dans son attitude familière, la pipe à la bouche et les mains derrière le dos, contemplait la mer.

― Hé, Krühl ! Un petit tafia ?

― Tiens, c’est toi, Pointe, je te cherchais, mon cher.

Il entra dans le cabaret, serra la main à Bébé-Salé, pinça le menton à Marie-Anne.

― Je te cherchais, mon vieux.

― Quoi, dit Pointe en bourrant sa pipe avec le tabac de Krühl, le capitaine Flint a-t-il hissé le pavillon noir sur la barque au fils Palourde ?

― Ne fais pas le rigolo, mon vieux, tu ferais pleurer Marie-Anne. Il y a mieux pour une fois. Il paraît qu’on attend pour demain un voyageur, un nouvel hôte à l’auberge Plœdac ! Voilà.

Désiré Pointe explosa :

― Qu’est-ce qu’il vient faire ici, cet idiot ? On était à peu près tranquille. Si tout le monde commence à rappliquer, ça va être propre. Qu’est-ce que c’est que ce gars-là ?

― C’est un monsieur très bien, dit Marie-Anne. Je. l’ai vu hier à Moëlan, chez Legras. Il est descendu là. Comme il voulait trouver une chambre au bord de la mer, je lui ai dit de venir jusqu’ici, qu’il trouverait une chambre chez Mme Plœdac et qu’il serait bien nourri.

― Tu ne pouvais pas te taire ? grommela Pointe.

― Et pourquoi ? répondit Marie-Anne d’une voix aigre. C’est-i vous qui m’apporterez de l’argent pour envoyer à mon homme, qu’est à Salonique. Non, mais des fois ! Un client de plus n’est pas de trop en ce moment. M. Krühl est bien plus gentil que vous.

― Sais-tu ce qu’il m’a dit ? répliqua Pointe.

― Non, mais dites-le.

― Ah ! voilà.

― Ne faites pas l’imbécile, dites-le.

Elle approcha son oreille du visage de Pointe qui retira sa pipe en terre pour lui confier son secret.

― Qu’il est bête ! déclara Marie-Anne toute rougissante.

Puis elle lui donna une gifle.

Pointe exultait. Il montrait Krühl avec le tuyau de sa pipe.

― Ce n’est pas moi qui l’ai dit, ce n’est pas moi.

Bébé-Salé, tenant son verre à deux mains, clignait de l’œil avec intelligence et sifflait de jubilation devant la tournée en perspective.

Krühl commanda du cidre et Marie-Anne prit un verre d’anisette.

― Comment est-il ce gars-là, enfin ? demanda le hollandais.

Bébé-Salé, clignant toujours de l’œil, indiqua avec des gestes, car il ne s’exprimait que par signes, la hauteur, la largeur, le volume de l’inconnu.

― Ah ! ah ! fit Marie-Anne. Il n’est pas si petit que cela. Il est de la taille au père Palourde.

― C’est ce que je vois, dit Krühl, c’est encore un grenadier qui peut passer sous un petit banc sans baisser la tête.

― Quelle chambre va-t-on lui donner ? demanda Pointe.

― Je ne sais pas.

Désiré Pointe s’inquiétait visiblement. Bébé-Salé, qui ne manquait pas d’à-propos, fit le geste de vider un seau d’eau sale par la porte. Pointe comprit l’allusion, mais n’insista pas.

La situation était claire. Depuis la déclaration de guerre, c’est-à-dire deux ans passés, il n’avait pas versé un centime à la mère Plœdac sous le prétexte répété qu’il n’avait pas de monnaie. L’arrivée de cet étranger l’induisait à penser que Mme Plœdac n’hésiterait pas à donner sa chambre, pour le reléguer, lui Désiré Pointe, dans la petite chambre du grenier.

― Cette guerre ne finira jamais ! gémit-il en forme de conclusion.

― En résumé, le type arrive demain matin. Je n’ai rien dit à Mme Plœdac ; mais elle aurait pu me demander un avis. Je suis un client qui peut compter pour deux. J’aurais dû louer ta chambre, Pointe. Tu serais tranquille et moi aussi. Maintenant il est trop tard.

Bébé-Salé proposa une manille. Marie-Anne apporta les cartes.

― Quand achèteras-tu un autre jeu ? bougonna Pointe en étalant les cartes sur la table. Tu pourrais faire la soupe aux cochons avec ces cartes.

― Quand vous me donnerez de l’argent, monsieur Pointe, riposta la jeune femme.

― Petite coquette, fit Krühl en coupant.

Les trois hommes jouèrent jusqu’à la tombée de la nuit, selon les rites. Krühl injuria savamment Pointe, qui laissa tomber ses sarcasmes sur la tête hilare de Bébé-Salé. Un coup mal joué du fait de ce dernier arrêta la partie. Les trois hommes étaient pâles de colère. Les mains de Krühl tremblaient quand il serra celles de Bébé-Salé.

― Il devait jeter sa femme, dit-il à Pointe quand Bébé-Salé eut pénétré dans une chaumière sordide où il vivait avec sa vieille sœur Adélaïde,

Il en était ainsi chaque fois que Krühl, Pointe et Bébé-Salé jouaient aux cartes. Et comme ils sacrifiaient chaque jour à cette passion, le crépuscule de la nuit les renvoyait chacun à leur foyer, la face pâle et les idées hostiles. La nuit dissipait ces quelques nuages.

En arrivant chez Plœdac, Krühl demanda :

― Il est là, l’oiseau ?

― Oh ! monsieur Krühl, c’est un monsieur bien comme il faut, répondit Mme Plœdac, et bien savant. Il paraît qu’il est médecin, mais qu’il écrit aussi des livres. Ça vous fera une société.

― Où le mettez-vous ? demanda Pointe agressif.

― Voilà, monsieur Pointe, je voulais vous demander d’avoir la gentillesse de me céder votre chambre. Ce monsieur ne restera pas longtemps et vous pourrez la reprendre tout de suite. J’ai fait meubler la petite chambre du haut, celle qui donne sur la jetée. Vous serez très bien. M. Caneton disait que c’était la chambre la plus agréable de l’hôtel.

― Caneton disait cela, ronchonna Pointe, parce qu’il n’y habitait pas. Enfin madame Plœdac, vous pouvez disposer de la chambre. Je suis très heureux de vous rendre service, mais n’essayez pas de me faire prendre des vessies pour des lanternes. Je ne suis pas débarqué ici avec le dernier wagon de pommes. La chambre que vous m’offrez, en l’agrémentant d’une roue en osier, pourrait convenir à un écureuil. Meublée également d’un perchoir, elle pourrait convenir à un perroquet misanthrope. Mais n’allez pas me dire que les clients se battent pour l’occuper. Prenez ma chambre, donnez-la à votre greluchon et considérez que je vous rends service.

Mme Plœdac tortilla le coin de son tablier et s’empressa de disposer les couverts sur la table.

Krühl, le nez mobile, furetait dans la cuisine.

― Bouh ! bouh ! peuh ! Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? demanda-t-il en flairant la marmite.

― Allez vous asseoir, vous le saurez tout à l’heure, riposta Adrienne.

― Ce que tu ne sauras jamais, c’est faire de la bonne cuisine, déclara Krühl ! As-tu acheté du lait pour Rackam ? Où est donc cet animal ténébreux ?

Il appela Rackam : « Viens, mon Rackam. »

Un « mia » enroué révéla la présence du chat dans l’escalier de la cave.

― Tu l’as encore enfermé exprès !

Krühl ouvrit la porte et le chat noir sortit lentement, la queue perpendiculaire au sol Il se frotta l’échine le long du comptoir.

― Viens, mon poulet, fit Krühl.

Il gratta la tête de Rackam qui, les yeux clos, commença à ronronner en se collant contre les jambes de son maître.

― Ces messieurs sont servis.

Pointe et Krühl se hâtèrent vers leurs places. Les heures de repas leur apparaissaient comme des heures d’élite. La fin du repas particulièrement, à leur avis, valait la peine d’être vécue deux fois par jour. En prenant le café, le tabac fumé dans la pipe se révélait supérieur. On ébauchait des projets d’avenir, toujours des projets. Krühl évoquait un monde disparu, plein de terreurs.

Mme Plœdac et Adrienne formaient un auditoire de fortune.

Quelquefois Krühl prenait un livre, l’ouvrait avec respect, cherchait un passage et lisait à haute voix une étrange histoire, remplie de coups de couteau, de pièces de huit, de jurons vieillots, de créoles diaboliques, de soleil et d’or, d’étoffes somptueuses et de malédictions.

Les Bretonnes se signaient quand venait le passage de l’inévitable pendaison et Krühl, dont l’émotion pinçait les narines, commandait une bouteille d’un vin mousseux remarquable qu’il réservait pour sa consommation.

― C’est-i vrai ? demandait Adrienne.