Le Chant de l’équipage/3

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Grès et Cie (p. 24-32).

III

L’INCONNU


Krühl ouvrit l’œil, bondit hors du lit et, les doigts de pieds retroussés, courut sur les talons jusqu’à la fenêtre dont il écarta discrètement les rideaux à carreaux rouges et blancs.

Sur la terrasse qui surplombait la rivière, plié en deux contre la balustrade, un homme vêtu d’un complet veston bleu marine et coiffé d’un chapeau mou de même couleur contemplait, en fumant une cigarette, une embarcation qu’un gosse âgé de dix ans rentrait dans le port à la godille.

Vu de dos, l’étranger ne paraissait pas très important. La coupe de son veston et de son pantalon relevé d’un pli dans le bas indiquait quelque souci d’élégance.

Krühl reniflait et, la bouche entr’ouverte, tâchait à voir le visage de l’individu qui depuis la veille avait servi de thème aux hypothèses les moins honorables.

Le hasard ne favorisa pas ses désirs, aussi Krühl se hâta-t-il de vêtir un pyjama de flanelle grise et de chausser ses pieds dans des pantoufles de cuir. Sans prendre la peine de fermer la porte de sa chambre, traînant ses savates sur les marches de l’escalier qui accédait au grenier, il se dirigea vers la chambre de Pointe, à travers des amas de filets en réparation, de vieux prélarts rapiécés, le visage heurtant des linges douteux qui séchaient sur des cordes trop lâches.

Il frappa la porte du poing et des pieds.

― C’est qui ? fit une voix mal réveillée.

― Ouvre, quoi !

― C’est toi, Krühl ?

― Bien entendu, tu croyais peut-être que c’était l’Américaine de Concarneau. Regarde-toi dans une glace avant de te livrer à des suppositions.

La porte s’ouvrit et Krühl, pénétrant dans la petite chambre, eut tout juste le temps d’apercevoir deux jambes aussi charnues que des ceps de vignes, une chemise qui claquait au vent comme un pavillon.

― Tu dormais ? fit-il d’un air innocent.

― Ah… Oh… c’est-à-dire que non… je pensais à… je…

― C’est curieux comme le rhum te rend lucide. Il est huit heures.

― Ah ! bâilla Pointe que cette révélation n’écrasait pas outre mesure.

― Oui, il est huit heures, poursuivit Krühl, et le type est là, en bas, sur la terrasse.

― Où donc ?

― Sur la terrasse.

Pointe sortit du lit et s’approcha de la fenêtre, suivi du Hollandais. Il entr’ouvrit les rideaux, se frotta les yeux, puis se retourna vers sa table de toilette, prit un verre qu’il remplit d’eau. Il l’avala d’un trait et revint à la fenêtre.

― Ah ! oui !… dit-il.

― Ça fait une heure qu’il est comme ça, ajouta Krühl. C’est un individu dans le genre des crocodiles du Jardin des Plantes, on pourrait le contempler une journée entière sans le voir essayer un mouvement. Quel drôle de corps !

Pointe s’habillait, enfilait une à une les différentes pièces de son costume de chasse en toile rouge. Quand il eut terminé, il trempa une brosse à cheveux dans un pot à eau ébréché et lissa soigneusement ses cheveux blanc avant de les partager par une raie impeccable. Sa toilette était terminée.

― Allons-y ! dit-il.

Krühl et lui descendirent dans la salle à manger où Mme Plœdac apprêtait trois bols et des tartines taillées dans la plus grande largeur de la miche.

Pointe et le Hollandais s’assirent à leur place habituelle et l’étranger pénétra dans la pièce.

Il salua, posa son chapeau sur une chaise et esquissa un sourire dans la direction des deux camarades.

― Messieurs, dit-il en s’inclinant.

Krühl baissa la tête. Pointe porta la main à son chapeau de feutre.

Vu de face et dans tous ses détails, le nouvel hôte de la maison Plœdac n’offrait rien d’hallucinant.

C’était un homme de vingt-huit à trente ans, très jeune d’allure, au visage entièrement rasé. Sa tête un peu longue ne laissait deviner aucun des vices dont Krühl et Pointe l’avaient librement gratifié. Non, l’inconnu se présentait plutôt sympathiquement. Sa figure fine s’éclairait d’un bon sourire jovial. Ses yeux noirs, incroyablement ronds, brillaient comme des yeux de jeune canard en goguette.

Dans l’ensemble il paraissait chétif, un jeune gigolo chétif. Son élégance un peu négligée devait séduire certaines dames.

À côté de lui, Krühl s’érigeait comme un temple et Pointe se laissait contempler ainsi que les ruines d’un édifice d’une qualité de construction introuvable de nos jours.

En attendant qu’Adrienne eût fini d’échauder les quelques grains d’une poussière, qui, depuis la fondation de l’établissement, servait de thé, le jeune homme, les mains dans les poches de son gilet, contempla avec un ravissement plein d’indifférence les « graffiti » qui glorifiaient la cloison de la salle à manger.

Il désigna le soldat d’infanterie du bout de sa cigarette.

― Il y a de la patte, là-dedans.

Krühl et Pointe levèrent la tête, mais ne répondirent pas.

Adrienne apporta le thé que l’étranger avala par petites gorgées.

Krühl lisait son journal. Pointe se curait les ongles avec la petite lame de son couteau de poche.

L’étranger regarda encore le panneau, la table, les chaises et le visage dévoué de la fillette servante.

― Ma malle, dit-il, arrivera vers dix heures avec la voiture du boucher. Si je ne suis pas là, vous trouverez bien quelqu’un pour vous donner un coup de main et la monter dans ma chambre ?

― Oh ! dame oui, monsieur, répondit Adrienne.

― À quelle heure mange-t-on ?

― À midi, monsieur.

― C’est normal, fit l’inconnu. Il n’y a rien à dire. Je vais aller faire un petit tour au bord de la mer. Excellent la mer, beaucoup d’iode.

Il reprit son chapeau, s’inclina devant Krühl, devant Pointe et sortit.

― Comment s’appelle ce Jésus de chaise longue ? demanda Krühl.

― Ah ! attendez… Sam… Sam… mais Mme Plœdac va vous le dire… M’dame Plœdac, comment s’appelle le nouveau monsieur ?

Mme Plœdac prit un grand registre qu’elle ouvrit. Elle regarda avec attention une page couverte d’une grande écriture malhabile et finalement s’approcha de Pointe. « Tenez, lisez vous-même, je ne vois plus bien. »

Krühl et Pointe penchèrent la tête sur le registre. « Il s’appelle Samuel Eliasar », dirent-ils en même temps.

― Samuel Eliasar ! répéta Pointe. Et tout aussitôt il plissa son front dans un effort. Il en était ainsi chaque fois qu’il rencontrait une personne nouvelle sur sa route. Quand il eut acquis la certitude qu’il ne devait pas un sou à ce Samuel Eliasar, il respira plus librement et reprit sa désinvolture coutumière.

Pendant quatre ou cinq jours les trois hommes cérémonieux et distraits déjeunèrent et soupèrent en tête à tête. Puis Désiré Pointe, qui n’éprouvait aucune sympathie pour Samuel Eliasar, s’en alla faire une neuvaine à Pont-Aven, selon son habitude, car il savait y rencontrer Wilson, le peintre américain dont il avait apprécié à maintes reprises les largesses gastronomiques.

Désiré Pointe était de la gueule comme un mâtin, et pour un bon dîner on l’aurait fait marcher, pieds nus, en chemise et la corde au cou, jusqu’à Sainte-Anne d’Auray.

Pour l’ordinaire, Krühl ne se souciait guère des fugues de son camarade, mais pour cette fois, la perspective de demeurer seul avec le jeune Eliasar le plongea dans une crise de misanthropie larmoyante.

Il confia son dégoût des choses et des hommes à son chat Rackam, dont l’indifférence acheva de l’écœurer.

En outre, Mme Plœdac manifestait à son gré trop de sympathie pour le nouvel arrivant.

― C’est toujours comme ça, se plaignait-il chez Marie-Anne. Tout nouveau, tout beau. La mère Plœdac en rabattra.

« Enfin, Marie-Anne, voilà une maison où je dépense plus que dix clients ordinaires, on n’a pas plus de considération pour moi que pour ce godelureau. Comment trouvez-vous ça ?

― C’est qu’il est gentil, ripostait la jolie fille.

― Bouh ! bouh ! peuh ! Il est gentil. Vous ne savez dire autre chose. C’est bien les femmes. Voilà un bougre qui est fichu comme l’as de pique. Il est à peu près aussi gras qu’une bicyclette sans ses pneus. Mais ça ne fait rien, tel qu’il est, avec sa tête de sansonnet vicieux, Adonis n’est qu’un panaris réincarné à côté de cet avorton.

― Vous dites ça parce que vous êtes jaloux.

― Jaloux. Et de qui et de quoi ?

Marie-Anne, n’ayant rien à répondre, demanda :

― Qu’est-ce que vous prenez ?

― La porte, répondit Krühl de mauvaise humeur ; puis se ravisant :

― Donne-moi du Porto.

Marie-Anne le servit.

― Est-ce qu’il vient souvent ici ?

― Ma foi non. Quelquefois le matin, en allant chercher ses lettres au bourg.

― Quel est son métier, s’il en a un ?

― Je crois qu’il m’a dit comme ça qu’il était médecin, mais qu’il écrivait des livres. Il m’a dit qu’il était venu ici pour écrire un livre, et qu’il parlerait de moi dans son roman.

― C’est son affaire, dit Krühl, mais si j’ai un conseil à lui donner, c’est de ne pas se livrer à cette sorte de plaisanterie avec moi. Dame non ! Je m’appelle Krühl, bon Dieu ! et des gars comme ça, je les casse !

Il fit le geste de rompre un ennemi imaginaire sur ses genoux.

― Vous devriez aller faire la guerre, dit Marie-Anne.

Krühl se tut.

Le lendemain, le surlendemain, jusqu’à la fin de la semaine, on le vit, dans tous les estaminets de la région, promener son désœuvrement et son humeur agressive.

Il ne prenait plus ses repas à l’hôtel Plœdac, mais préférait casser la croûte au hasard ; tantôt avec Bébé-Salé, tantôt dans la barque du fils Palourde, le boiteux, tantôt avec Boutron son confident.

Quand il ne jouait pas aux cartes, il fulminait contre Mossieu Eliasar. Ce Mossieu, ce petit Mossieu, répétait-il avec emphase.

Les Bretons le laissaient dire, sans pour cela partager son animosité. Ils pensaient que peut-être, on avait vu des miracles plus étonnants, la venue du « Parisien » ramènerait la sardine dans leurs eaux.

Depuis quelques années, l’unique préoccupation des hommes de la Côte tendait à rechercher la sardine, tout en ratiocinant sur sa disparition. Avec le fétichisme tranquille du pays, ils espéraient que tout événement qui viendrait troubler le cours normal de leur existence contemplative, encouragerait peut-être la sardine à faire sa réapparition. La déclaration de guerre n’avait pas influencé ce poisson. L’arrivée d’Eliasar pouvait agir avec plus d’efficacité.

D’un autre côté, Joseph Krühl payait à boire. Dans ces conditions la vie gardait encore quelque apparence d’intérêt. Et l’on buvait en compagnie de Krühl, quelquefois très tard dans la nuit. Et l’on dansait dans les salles d’auberges enfumées, sur l’air de « O ! n’eo ket brao paotred » pour reprendre, dégrisé par le froid, chacun sa route, dans la nuit sonore, où les pas résonnaient comme sur les dalles d’une église.