Le Chant de l’équipage/6

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Grès et Cie (p. 59-70).
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VI

LE LIVRE DE LA FORTUNE


― Vous savez, madame Plœdac, déclara Eliasar, je suis content d’être rentré. Les voyages ne me tentent pas, surtout dans ces conditions. Le train de Quimperlé a battu tous les records de la lenteur. J’ai donc raté ma correspondance. À part les filles de Lorient qui ont de bien jolis bonnets, la ville n’offre aucun intérêt. Il est vrai que j’y allais pour faire quelques emplettes. J’ai cherché partout un ciré, je n’en ai pas trouvé à ma taille. Mais les filles de Lorient, madame Plœdac, portent de bien jolis bonnets.

― Ça donne l’air effronté, répondit Mme  Plœdac.

On entendit dans l’escalier les pas de Krühl et de Pointe qui descendaient en se chamaillant.

― Mais non, mais non, disait Krühl, tu veux faire ceci, tu veux faire cela, en réalité tu n’as pas touché un pinceau depuis l’été de 1912, quand tu as vendu une toile à Winnie. Ce que je t’en dis… n’est-ce pas…

― Ah ! voilà le voyageur, chanta Pointe en apercevant Samuel Eliasar, Bonjour, maman Plœdac, vous êtes contente, le voilà revenu, votre poulet de grain, votre oiseau des îles.

Eliasar bâilla. « Lorient ne me paraît pas une ville folâtre », opina-t-il.

― Je vous avais prévenu, dit Krühl. Vous auriez mieux fait de rester avec nous. Nous avons passé, Pointe et moi, deux jours en mer, dans la barque au fils Palourde. Beau temps, premier soleil, de la brise et grand largue. Nous avons pris une peau bleue et tiré des coups de fusil sur les marsouins. Palourde craignait les périscopes, sans cela on allait jusqu’aux Glénans.

― C’est un idiot, insinua Pointe d’une voix suave. Il n’y a pas de sous-marins par ici. Qu’est-ce qu’ils viendraient faire ? Relever des casiers à homards vides et torpiller des coquilles d’huîtres dans le parc à Boutron.

― Oh ! ne dites pas ça, monsieur Pointe, reprit Mme  Plœdac. Il y a six mois, vous vous rappelez, c’était bien un sous-marin qu’on a vu passer au large de l’île Verte. Les matelots du sémaphore l’ont bien reconnu.

― Bouh ! bouh ! peuh ! souffla M. Krühl en levant les épaules.

― Mes enfants, déclara Eliasar, je vais me plonger dans le travail jusqu’au menton. Je suis venu ici pour écrire, et je ne me coucherai pas désormais avant d’avoir rempli cinq ou six pages de papier grand format.

― Vous travaillerez ce soir, après le souper ?

― Non, monsieur Pointe. N’essayez pas d’amollir un courage qui ne possède pas la fermeté du roc.

― Laisse-le donc travailler, dit Krühl. Tu es extraordinaire et ce petit a raison. Ça te fait mal au ventre de voir quelqu’un travailler à côté de toi.

― C’est par bonté, insinua Pointe.

― Quel veau !… répondit Krühl en regardant le plafond de la salle à manger.

Eliasar s’enferma dans sa chambre. Pendant une semaine on ne le vit qu’aux heures des repas et après le souper, pour faire la manille avec Krühl et Pointe.

― Vous savez, mon vieux, dit Krühl, que si vous continuez à jouer au solitaire genre romantique, la jeune Marie-Anne va se précipiter dans la mer ou se livrer à la boisson. » Il imita la voix fluette de Marie-Anne : « Ah ! bien vrai, monsieur Krühl, vous n’êtes pas gentil de ne pas nous amener votre ami. Ah ! dame non. »

Eliasar se redressa, fit tomber du bout de l’annulaire la cendre de sa cigarette et déclara : « Les poules… » Il n’acheva pas sa phrase, et Pointe, qui malgré ses soixante-dix ans, allait aux filles comme un limaçon va aux fraises, se permit d’ajouter :

― Ah ! ah ! mon cher, vous avez tort… j’en connais… Il n’acheva pas non plus sa phrase.

― Vous êtes tous les deux des imbéciles, déclara Krühl conciliant. À toi de donner, Pointe.

― Et ce roman, ça marche ? demanda Krühl, tandis que Désiré battait les cartes.

― Ça vient, mon vieux, j’en suis content. Vous savez, je me suis servi de l’histoire de la lande et de Marie du Faouët.

― Oui, ça peut donner un résultat.

― J’ai fait un croquis de Marie du Faouët, je vous en ferai cadeau, dit Pointe.

Eliasar fit trois parties et, malgré les protestations de Krühl et du peintre qui le couvrirent d’imprécations, il monta dans sa chambre et s’enferma.

Il entendit Krühl crier en passant avec Pointe sous sa fenêtre : « Au revoir, Eliasar, on va chez Marie-Anne ! »

― Allez donc au diable ! si vous y tenez, grommela Samuel, puis il s’assit devant sa table, sortit une plume, de l’encre, deux ou trois flacons mystérieux et un pinceau.

Pendant plus de trois heures il s’absorba dans une hermétique besogne qui se termina sans doute à sa sincère satisfaction, car il ne put s’empêcher de sourire, tout en esquissant dans la plus stricte intimité quelques gestes saugrenus appartenant à une chorégraphie assez vulgaire.

― Maintenant, murmura Eliasar en contemplant son œuvre, sa bouteille d’encre et son pinceau, il ne nous reste plus qu’à faire disparaître les sources mêmes de notre petite supercherie littéraire.

Il réunit un volumineux paquet de papiers épars sur la table et, les ayant froissés en boules, les jeta dans la grille de la cheminée.

Il frotta une allumette et mit le feu.

La clarté des flammes illuminait la pièce ; les papiers se recroquevillaient ; des traces d’écriture semblaient défier la flamme. Samuel Eliasar, avec le bout de son pen-bas, dispersa les cendres.

― Bon sang ! ricana-t-il, si quelqu’un m’avait annoncé, il y a quinze jours, que dans trois mois j’irais visiter les îles aimables des Antilles…

De long en large, poursuivant sa pensée, Eliasar arpentait sa chambre.

― C’est la grosse galette, la grosse galette !

Il feuilleta un livre ouvert sur sa table et se remit à marcher. À la grande joie qu’il avait éprouvée en terminant sa tâche, succédait maintenant une sorte d’abattement.

L’esprit critique d’Eliasar agissait et lui montrait le mauvais côté de l’aventure, les risques et les difficultés.

― Si je réussis cette fois, je ne l’aurai pas volé, pensa-t-il, et je mérite de réussir, car, bon Dieu, j’ai eu assez de mouise comme cela. Il fouilla dans la poche de son pantalon, sortit une pièce de quarante sous : « Si c’est face, ça réussira. »

Il lança la pièce qui tourbillonna en l’air, roula sur le sol et s’en alla se loger sous le lit. Eliasar rampa et avec précaution la ramena en la glissant sur le plancher.

― C’est face ! c’est face !

Il remit la pièce dans sa poche sans éprouver aucune joie.

Devant ses yeux l’avenir se laissait entrevoir. Un avenir semblable à un bel arbre des tropiques dont les racines puisaient la sève dans un passé tragique.

Samuel Eliasar frappa du poing le livre ouvert sur sa table de travail. Pour une minute, il eut la révélation de l’ampleur de l’entreprise et des dangers qu’elle comportait.

― Oh ! Krühl, notre vie à tous deux est enclose dans ces quelques feuillets de papier.

Pendant une seconde il souhaita l’intervention d’un événement inattendu qui l’eût empêché de commencer l’exécution de ses projets.

Un matin, quinze jours après qu’Eliasar eût choisi son destin, Joseph Krühl décida d’aller à pied jusqu’à Pont-Aven en compagnie d’Eliasar et de Pointe.

Eliasar ne goûta pas cette proposition avec enthousiasme.

― Ah ! j’ai la flemme, mon cher. Je suis allé il y a une semaine à Pont-Aven. Non, sans façon, ça ne me dit rien d’y retourner. Ce n’est pas drôle, il n’y a pas un chat et la petite Américaine est partie pour Paris avec la Suédoise. Dans ces conditions, je ne vois pas très bien ce que nous pouvons faire là-bas.

― J’offre un déjeuner, insista Krühl.

― Allons, venez, fit Pointe engageant.

Eliasar se laissa tenter, décrocha sa canne, et les trois amis prirent allègrement la route. Krühl frappait les ajoncs à grands coups de pen-bas.

― Il faut que j’aille en ville, expliquait-il. J’ai des achats à faire. Et puis j’irai fouiner dans les bouquins de la mère Gadec, l’antiquaire.

― Elle a des choses intéressantes ? s’enquit Eliasar.

― Bouh ! bouh ! peuh ! Oh… ma foi, pas grand’chose, je n’ai jamais rien trouvé.

― J’ai trouvé une fois, dit Pointe, les œuvres complètes de Voltaire avec de jolies gravures… Je ne sais combien elle en demandait.

― Elle vend cher ? interrogea Eliasar.

― Oui et non. Elle ne sait même pas ce qu’elle a. Elle n’a jamais l’air de reconnaître ses livres. Elle vend sa marchandise à la tête du client.

― Elle connaît bien la faïence, dit Pointe.

― Oui, répondit Krühl en faisant la moue.

― Je suis allé chez elle, la semaine dernière, pour acheter un dictionnaire d’occasion. Elle n’en avait point.

― Ça ne m’étonne pas. Il fallait aller à la grande papeterie.

― C’est ce que j’ai fait, répondit Eliasar.

En passant par Belon, les trois amis s’arrêtèrent chez Boutron. On prit un coup de vin blanc. Krühl n’aimait pas le cidre avant d’avoir mangé.

― Ça sent le printemps, disait Krühl en humant l’air comme un chien de chasse.

En traversant Riec, Pointe salua de la main et adressa quelques petits signes coquins à de jolies filles en coiffe dont le cou délicat émergeait d’une collerette de lingerie minutieusement godronnée.

― Ah ! monsieur Pointe ! monsieur Pointe ! s’esclaffaient les élégantes Bretonnes.

― Tiens, la petite, là-bas, pas la troisième, celle qui a un tablier mauve, c’est la fille à Le Chaluz.

― Pas possible, disait Krühl. Elle est bien chaussée.

― Oh ! elle a été en place à Paris.

La coquette petite ville de Pont-Aven, dépouillée de ses peintres étrangers et de ses baigneurs cosmopolites, étalait ingénument ses décors d’opérette.

― On pense au Petit-Trianon de Versailles, dit Eliasar.

― Quand j’avais dix ans, fit Krühl, j’ai aimé une ville comme on aime une femme. Aujourd’hui encore… oh ! mais très rarement, il m’arrive d’avoir la mémoire de son parfum. C’est rapide comme un coup dé fusil.

― On va déjeuner, on va déjeuner ! chantait Pointe en brandissant sa canne.

Le repas fut parfait. Un déjeuner comme le fastueux Krühl savait en offrir. Lui-même élabora les détails de cette réjouissance. Avec un soin de bon aloi il indiqua les vins, régla leur apparition sur la table.

Au dessert, dans la fumée des pipes, chacun sentit à sa façon que la vie était digne d’être vécue, et qu’elle méritait qu’on dépensât pour la parer les plus rares ressources de la volonté.

En sortant du cabaret, cependant que Pointe allait rendre quelques visites à des amis, Krühl et Eliasar se dirigèrent vers la boutique de la mère Gadec, au bord de l’Aven.

― Je vais voir si elle a encore quelques romans anglais, dit Krühl ; pendant la saison, elle a acheté des lots quelquefois intéressants.

― Bonjour, madame Gadec.

― Bonjour, messieurs.

Elle sourit à Krühl, un vieux client, et à Eliasar, qu’elle reconnaissait.

― J’ai un dictionnaire pour vous, dit-elle à ce dernier.

― Ah ! bien merci, je vais le prendre.

Krühl se glissait déjà entre les rouets, les chaises dépaillées et les coffres afin d’atteindre les rayons d’un lit sculpté transformé en bibliothèque.

― Quand m’achetez-vous mon lit ? demanda Mme  Gadec en souriant.

― Quand je me marierai.

― Faut vous marier, faut vous marier, monsieur Krühl.

― Ah ! trouvez-moi une héritière.

― Vous êtes bien assez riche pour deux.

Tout en bavardant, Krühl et Eliasar examinaient les livres, des romans modernes défraîchis, des livres anciens dépareillés, des ouvrages religieux, toute une collection de Fantômas disloqués.

― Vous n’avez pas grand’chose.

― Ah ! j’en ai pourtant encore acheté la semaine dernière, un tas de vieilleries. Ce n’est pas bien intéressant.

― Non, dit Krühl, ou du moins ce n’est pas intéressant pour moi.

Eliasar, de son côté, éternuait dans la poussière que soulevaient les livres déplacés.

D’un coin obscur, hanté par les araignées et les cloportes, il sortit un petit volume relié en parchemin jaune ; il le frappa contre le bois de la bibliothèque pour en extraire la poussière.

― Qu’est-ce que c’est ? dit Krühl, machinalement.

― Oh ! je ne sais, pas grand’chose, un vieux bouquin comme il en pleut sur les quais de Paris.

Il tourna quelques pages. « C’est assez rigolo tout de même », dit-il.

― Quoi, quoi ? fit Krühl, qu’est-ce que c’est, mon vieux.

― Je ne sais pas, car je ne lis pas l’anglais, mais la première page est tout au moins amusante. Regardez vous-même.

Il passa le petit livre à Krühl qui l’ouvrit, le feuilleta page par page en allongeant une lippe qui témoignait de l’intérêt prodigieux qu’il prenait à cet examen.

― Bouh ! bouh ! peuh ! Hé ! hé ! mon vieux, mon petit vieux, mon petit saligouillard. Hé, mais… hé… mais…

― Il ne faut pas vous trouver mal ! plaisanta Eliasar.

― Savez-vous que, mon cher… c’est très… très… intéressant…

Il bouscula un rouet et, tendant le livre à Mme  Gadec :

― Combien cette saleté ?

― Oh ! mais c’est un beau livre, et ancien, monsieur Krühl, déclara Mme  Gadec qui n’avait pas regardé l’ouvrage. C’est sûrement un des livres que j’ai achetés la semaine dernière à monsieur le baron. Vous savez bien qui je veux dire. Oh ! c’est un beau livre.

― Mais non, mais non, n’exagérez pas, madame Gadec, ce n’est pas un beau livre, c’est un vieux carnet de blanchisseuse probablement, qui n’intéresse que moi parce qu’il est relié en parchemin. Je me servirai de la reliure.

― Enfin, parce que c’est vous, monsieur Krühl, je vous le laisserai pour trente sous, mais prenez-moi une assiette alors…

Krühl, en ronchonnant, sortit trente sous de sa poche et acheta une assiette qu’il donna à Eliasar en lui disant : « Tenez, monsieur, voilà pour monter votre ménage. »

Il avait hâte de sortir.

Quand les deux hommes furent dans la rue, Eliasar demanda :

― Qu’est-ce que vous pensez de ce bouquin ?

― Ce que je pense, mon vieux, dit Krühl, je ne peux pas encore l’exprimer, mais, mon petit bougre de tendre pied, j’ai comme une idée que vous n’avez pas perdu votre journée en mettant la main sur cet objet. Il faut examiner ce document de très près et si… si… mais ce soir, nous verrons cela, chez moi, dans ma chambre.